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Reportages infiltrés, littérature habitée

14 mai 2022
Par Léonard Desbrières
Reportages infiltrés, littérature habitée
©Haroon Sabawoon/Anadolu Agency via Getty Images

Dans deux récits déchirants, deux reportages qui se lisent comme des romans, Matthieu Aikins et Solène Chalvon-Fioriti racontent leur expérience de journaliste de terrain en Afghanistan, et montrent à quel point certaines rencontres peuvent marquer une existence au fer rouge.

Dans la lignée de Joseph Conrad, Rudyard Kipling, Jack London ou Joseph Kessel, ces illustres écrivains aventuriers du réel qui ont fait de l’art périlleux du reportage une sublime et furieuse littérature, Solène Chalvon-Fioriti et Matthieu Aikins se font les témoins inspirants de l’engagement personnel des journalistes de terrain et racontent avec des textes âpres, écrits en immersion, les souffrances et les luttes incessantes du peuple afghan, depuis trop longtemps victime des fracas de l’histoire. Deux textes éprouvants, mais d’une puissance rare, et qui résonnent avec encore plus de force à l’heure où les fondamentalistes talibans règnent à nouveau sur le pays.

Les Humbles ne craignent pas l’eau, de Matthieu Aikins : les chemins de la liberté

Heureux hasard de la génétique, le journaliste Matthieu Aikins, né d’un père canado-européen et d’une mère américaine ressemble comme deux gouttes d’eau à un Afghan. Un atout précieux qui lui a permis de s’intégrer partout, lors de ses sept années passées à Kaboul en tant que grand reporter pour le New York Times Magazine. Auteur d’une série d’articles passionnants, finaliste à deux reprises du National Book Award pour ses enquêtes documentant les crimes de guerre en Afghanistan, c’est pourtant le récit de son départ du pays qui lui vaut aujourd’hui la reconnaissance internationale. Et pour cause : pour retourner en Europe, il a choisi une méthode radicale, un journalisme « gonzo » poussé à l’extrême, qu’il raconte dans un récit époustouflant.

Le livre débute à Kaboul en 2016. Omar, son chauffeur et son traducteur, celui qui l’accompagne partout – même dans les situations les plus périlleuses –, celui qui est devenu avec le temps un ami pour la vie, a décidé, épuisé, de fuir son pays pour chercher une vie meilleure et revenir en vainqueur chercher Leila, l’élue de son cœur. Pour documenter cette migration illégale vers l’Europe, dont tous les médias discutent sans jamais qu’aucun de leurs journalistes ne l’aient vécue de l’intérieur, Matthieu Aikins décide de l’accompagner. Dans un geste fou, pour vivre cet effrayant périple sur un pied d’égalité avec ces réfugiés désespérés, il se débarrasse même de son passeport et devient Habib, un migrant comme les autres, prêt à faire face à la cruauté de notre temps.

Les Humbles ne craignent pas l’eau est le journal de bord haletant d’un voyage vers l’espoir. Chaque soir, alors que la nuit tombe sur les chemins de la liberté, une petite lumière vient illuminer brièvement l’obscurité. Avant de sombrer dans un sommeil de plomb, Matthieu Aikins note sur son portable quelques phrases, comme des bribes de souvenir ancrées à jamais en lui. Il raconte un périple qu’on croirait tout droit sorti des plus rocambolesques romans d’aventure, où un valeureux groupe de héros gravit des montagnes escarpées, se faufile pour échapper aux autorités, déjoue les pièges des passeurs, finit emprisonné (dans le terrible camp de la Moria à Lesbos) avant, enfin, de goûter au bonheur et à la liberté. Au cœur de l’impensable, il raconte aussi avec une poésie touchante ces moments d’une sublime banalité comme ce rituel d’Omar qui écoute frénétiquement Céline Dion pour tenter de soulager sa peine amoureuse.

Si ce texte habité rappelle par moment l’entreprise littéraire de Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreaham (Éditions de L’Olivier, 2010), il est d’une toute autre intensité. À chaque page, Matthieu Aikins fait l’expérience du danger et s’engage corps et âme dans un sujet dont il est devenu l’un des protagonistes. Pour preuve, cette scène saisissante durant laquelle le journaliste sauve de la noyade plusieurs de ses compagnons alors que leur dinghy surchargé s’apprête à couler en pleine mer Méditerranée. Reportage de l’extrême en caméra embarqué, Les Humbles n’aiment pas l’eau est un document précieux, un retentissant cri d’alarme sur l’une des questions les plus urgentes de notre temps. C’est aussi l’histoire d’un acte d’amour déchirant, celui d’un journaliste prêt à accompagner en Enfer celui qu’il considère désormais comme son frère.

Les Humbles ne craignent pas l’eau, de Matthieu Aikins, Sous-Sol, 400 p., 22€.

La Femme qui s’est éveillée, de Solène Chalvon-Fioriti : faire passer la pilule

En 2010, Solène Chalvon-Fioriti vient d’avoir 24 ans. Elle débarque alors à Kaboul pour faire ses armes de reporter. Pour débuter dans le métier, on lui a conseillé de se rendre là où personne ne voulait mettre les pieds. Depuis 2001 et l’invasion américaine, l’Afghanistan appartient sans nul doute à cette catégorie. Entre une guerre qui n’en finit pas, des attentats à répétition et une société tiraillée entre le vent nouveau du progressisme et une charia traditionnelle profondément ancrée dans ses valeurs, le pays est constamment sous tension, prêt à exploser. Hasard du métier, chance du débutant, à peine dix jours après son arrivée, elle va tomber sur le sujet d’une vie.

Alors qu’elle arpente les couloirs de la faculté de droit de Kaboul pour écrire un sujet sur cette institution en péril, elle est témoin d’une scène bouleversante. Dans les toilettes, une jeune fille se vide de son sang. Cette dernière a tenté d’avorter, en secret, mais elle s’est trompée dans le dosage des médicaments. Autour d’elle, c’est la panique, ses camarades sont terrifiées. Impossible d’appeler les secours, sa famille la tuerait. Solène Chalvon-Fioriti prend alors les choses en main et décide d’emmener discrètement le groupe vers une clinique tenue par une ONG. Là-bas, la jeune fille est sauvée et on fait croire à une fausse couche pour la préserver. En discutant avec celles qui la considèrent désormais comme une des leurs, elle découvre l’existence de la Pill Force, un groupe d’action féministe qui distribue des pilules abortives dans les universités afghanes en les dissimulant sous leur burka. Elle remonte alors le fil de ce réseau clandestin et raconte le combat de celles qui luttent au péril de leur vie pour faire respecter ce droit fondamental des femmes.

Elle croise la route de Layle, leur cheffe charismatique qui les dirige avec un courage inspirant et une détermination sans faille. Elles ont le même âge et deviennent immédiatement amie. De témoin passionnée à actrice engagée, la journaliste saute le pas. Grâce à son statut de reporter, sa nationalité française et ses allers-retours fréquents vers l’Europe, Solène Chalvon-Fioriti participe activement à l’acheminement des pilules jusqu’en Afghanistan et va même jusqu’à stocker une partie des médicaments chez elle. Sans réserve, elle épouse le combat qu’elle raconte. Porté par une flamme indescriptible, le récit intime le lecteur à l’action. Et on se jette à corps perdu dans ce voyage infiltré ; on se laisse surtout gagner par l’émotion de cette fresque lyrique ponctuée de poèmes pachtounes. La Femme qui s’est éveillée est avant tout un hommage déchirant à un groupe de femmes hors du commun – et aujourd’hui presque entièrement disparu. La plupart ont été emportées par les bombes, Layle a été assassinée par un frère tout juste relâché par les Talibans. C’est tout le rôle des passeurs et passeuses d’histoire : faire vivre un souvenir et inspirer, qui sait, une nouvelle lutte à venir.

La Femme qui s’est éveillée, de Solène Chalvon-Fioriti, Flammarion, 288 p., 19€.

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