Décryptage

Comment rendre les jeux de société plus écologiques ?

08 mai 2022
Par Erwan Chaffiot
Comment rendre les jeux de société plus écologiques ?
©Shutterstock

Du papier, du carton, du plastique, de la délocalisation… le bilan carbone des jeux de société soulève des interrogations. Plusieurs pistes permettraient de réduire leur impact environnemental.

Les joueurs sont de plus en plus invités à se balader dans des sites naturels, à repeupler des forêts, à construire des zoos responsables ou encore à préserver des écosystèmes. Les thématiques écolos sont très à la mode dans le monde du jeu de plateau, mais la réalité de leur fabrication est encore souvent plus discutable. Malgré tout, le secteur veut faire bouger les choses et rendre le jeu de société plus eco-friendly.

Une industrie comme les autres

Le jeu de société, qui ne nécessite pas d’énergie ou de matériel électronique supplémentaire pour être utilisé, jouit d’une réputation de loisir sociable, fédérateur, une sorte de retour au réel face aux occupations ludiques virtuelles et aux écrans omniprésents. Il a d’ailleurs le vent en poupe : jamais autant de titres ne sont sortis en boutiques, jamais autant de bars à jeux n’ont ouvert et jamais son public n’a été aussi large. On perçoit chez les auteurs et éditeurs un élan de passion, mêlé d’une sincérité qui semble avoir été abandonnée depuis longtemps par le monde du jeu vidéo, dont l’image est de plus en plus liée à un marketing orwellien.

Mais ces jeux que l’on prend plaisir à ouvrir sur une table en famille ou entre amis obéissent aux mêmes impératifs industriels que tout objet de consommation. Et si la fabrication d’une console de jeu vidéo PS4 a un impact environnemental similaire à la fabrication de vingt-deux boîtes de jeux de société, selon une étude sur l’impact écologique des jeux menée par l’Union des éditeurs de jeux de société (UEJ), les belles figurines, les superbes cartes illustrées et le génie des auteurs ne doivent pas nous faire oublier les tonnes de papiers, cartons, plastiques consommés pour les créer. 70 % des jeux français sont fabriqués et assemblés en Chine (90 % avant le Covid) et transportés par des porte-conteneurs géants parcourant des milliers de kilomètres sur les mers. – , qui ne nécessitent pas d’énergie ou de matériel supplémentaire pour être utilisé. Telle est l’une des conclusions d’une analyse menée depuis un an par L

La Chine, centre névralgique du jeu

L’écrasant monopole de la Chine sur la production du jeu ne surprend personne. Dans le cadre de la figurine en particulier, un composant de plus en plus important dans les boîtes. Le pays a non seulement les capacités d’en produire beaucoup, pour moins cher que tout le monde, mais possède également un savoir-faire qui est désormais inégalé sur la planète. Dans ce cas précis, la rentabilité n’est pas la seule donnée : à force de décennies de production en masse, les usines chinoises ont acquis une immense expérience. Dès lors qu’un éditeur souhaite inclure des figurines dans sa boîte, aucun pays ne peut rivaliser en termes de qualité/prix.

Il reste néanmoins quelques exceptions : Games Workshop, la plus grosse société de jeux de figurines du monde (avec des titres phares comme Warhammer 40K ou Age of Sigmar) continue de fabriquer ses pièces à Nottingham, en Angleterre. Un choix de production locale qui a une répercussion, puisque les produits GW sont en moyenne plus chers que ceux de n’importe quel concurrent. La force et la notoriété de cette marque historique lui permettent de faire accepter la différence de prix auprès de clients plus proches du fan que du consommateur.

« Devenir plus écologique, c’est tout d’abord produire local. »

Guillaume le Guyader
Dirigeant de la société Victoria Game

La Pologne est également devenue un acteur non négligeable du secteur. Les salaires y sont plus bas que dans le reste de l’Europe et le savoir-faire y est indiscutable. Malgré tout, il est largement admis par les professionnels que cette ascension industrielle est rendue possible par les nombreuses aides européennes, ce qui permet aux acteurs locaux de sacrifier leur rentabilité afin d’emporter des marchés. Quant à la France, malgré des sculpteurs renommés, aucune structure industrielle n’est capable de produire de la figurine de qualité à grande échelle pour des prix acceptables par les éditeurs.

Produire local

La capacité industrielle et les parts de marché semblent plus ressembler à de l’économie qu’à de l’écologie, mais la vérité est que les deux domaines sont totalement liés. « Devenir plus écologique, c’est tout d’abord produire local », indique Guillaume le Guyader. Dirigeant de la société Victoria Game, il est mandaté par certains éditeurs pour superviser la production de leurs jeux. Il est donc aux premières loges pour évaluer les forces et les faiblesses de cette industrie.

« Il y a deux ans, il y avait encore deux usines en France qui fabriquaient de la carte à jouer. Aujourd’hui il y en a zéro ! Pour le carton, il nous reste uniquement une usine en Indre-et-Loire ». Avant de produire plus écologique, il faut tout d’abord réduire l’empreinte carbone du jeu. Encore faut-il pouvoir produire sur place. Mathieu Néhémie est éditeur du best-seller Kluster, une expérience ludique d’adresse composée d’une cordelette et d’aimants. « Nous aimerions beaucoup produire uniquement en France, ou tout au moins en Europe, et nous y travaillons d’arrache-pied », confie-t-il.

Pour le moment, les fameux aimants qui font le succès de Kluster sont produits en Chine, faute de solutions viables plus proches. Pourtant, même là, il est possible de réfléchir à des solutions moins polluantes. « Peu d’éditeurs le savent, mais on peut tout à fait faire venir des marchandises produites en Chine par le train à la place de la voie maritime. C’est ce que nous faisions jusqu’à récemment, mais la guerre en Ukraine a pour le moment coupé la ligne. » La solution serait donc de recréer des filières entières qui ont disparu dans le tourbillon de la concurrence « non faussée » et qui ont rendu nos industries du papier et du carton bien moins concurrentielles que celles de la Chine. Les solutions seraient peut-être dans l’innovation technologique, un pari qu’a tenté Guillaume le Guyader.

L’innovation pour reconquérir

Le postulat est simple : les éditeurs de jeux ne deviendront pas plus écolos s’ils doivent se mettre en danger financièrement. C’est évident. Guillaume le Guyader a donc tenté de briser ce plafond de verre en investissant dans l’imprimerie numérique. Pour le moment, les énormes machines offsets des grands imprimeurs restent prépondérantes grâce notamment à un coût par litre d’encre très bas. « Là où l’économie rejoint l’écologie, c’est que lorsque vous imprimez en offset, vous gaspillez énormément de papier pour le calibrage. L’impression numérique règle cette question ».

Ce progrès, qui était encore inaudible il y a deux ans, prend désormais tout son sens en 2022 après l’explosion du prix des matières premières, et en particulier du papier. De plus en plus d’éditeurs de jeux regardent désormais de très près cette nouvelle technologie, car le gaspillage n’est plus considéré comme un impondérable négligeable.

« Notre limite actuelle avec l’impression numérique est que l’on reste rentable dès lors que l’on produit plus de 1 000 unités. En dessous, cela devient plus compliqué », indique Guillaume Le Guyader. Le paradoxe est que les petits éditeurs, plus enclins à maîtriser leurs coûts, sont ceux qui font également les plus petits tirages de jeux. « Il faut donc continuer à innover et à avancer afin que l’impression numérique puisse s’adapter à une plus petite production. »

Incitation au basculement

Trouver de nouveaux procédés moins gourmands en matière première, limiter les déplacements de produits, recréer des filiales industrielles… Les acteurs motivés et actifs du milieu (on citera également l’éditeur Freaky 42, très militant sur le sujet) ne pourront à eux seuls déplacer la montagne. Les gros du secteur, Asmodée en tête (premier éditeur de jeux au monde), doivent absolument bouger leurs lignes et servir de locomotive pour le reste de l’industrie.

« En Europe, toute la reconstruction industrielle de la filière du jeu de société ne pourra se faire qu’avec des décisions politiques. »

Mathieu Néhémie
Éditeur du best-seller Kluster

Même si ces immenses éditeurs n’y voient pas encore tout à fait leur intérêt, quand bien même les réflexions sur le sujet sont menées, l’évolution de la production les forcera peut-être à changer leur manière de penser. « Malgré une multiplication par six ou huit du coût du transport maritime ces deux dernières années, il reste inférieur à ce qu’il devrait être, indique Mathieu Néhémie. La Chine a fait du dumping afin d’attirer à elle toutes les productions, mais on va peu à peu revenir à un prix réel. C’est pour moi inévitable. »

Malgré tout, il est encore plus profitable de produire un jeu en Chine qu’en Europe. Pour Mathieu Néhémie, la prise de conscience des gros éditeurs ne suffira pas. « Il est évident que toute la reconstruction industrielle de la filière du jeu de société en Europe ne pourra se faire qu’avec des décisions politiques. Si l’on veut vraiment rendre la production du jeu de société écologique, alors il faut commencer à mettre sur la table une éventuelle TVA liée à l’empreinte carbone du jeu ». « Le maître mot, conclut Guillaume Le Guyader, c’est la remise en question de notre fonctionnement ! » Autrement dit : il faut changer les règles du jeu.

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