Critique

Retour à Reims (Fragments) : raconter la violence du monde social

02 avril 2022
Par Milo Penicaut
Fêtes de la voix de l’Est, Anonyme, 1958.
Fêtes de la voix de l’Est, Anonyme, 1958. ©Ciné-Archive

Présentée à la Quinzaine des réalisateurs en juillet dernier, l’adaptation cinématographique de l’essai à succès de Didier Éribon est enfin visible sur grand écran. Retour à Reims (Fragments) retrace de manière saisissante l’histoire de la classe ouvrière du milieu du XXe siècle à nos jours.

Dans Retour à Reims (Fayard, 2009), le philosophe et sociologue Didier Éribon abordait pour la première fois sa double trajectoire d’homosexuel et de transfuge de classe. « Pourquoi moi, qui ai tant écrit sur les mécanismes de la domination, n’ai-je jamais écrit la domination sociale ? », se demandait-il alors. De cet essai best-seller écoulé à plus de 65 000 exemplaires, le documentariste Jean-Gabriel Périot (Une jeunesse allemande (2015), Nos défaites (2019)) a fait le choix de ne conserver que la domination de classe, laissant de côté la question gay.

Préférant retenir un seul fragment du kaléidoscopique Retour à Reims afin de lui rendre justice – et c’est réussi ! – Jean-Gabriel Périot fait disparaître le personnage de transfuge d’Éribon pour se concentrer sur ses origines, ses racines ouvrières. À travers les descriptions des conditions de vie et de travail des membres de la famille de l’auteur sur trois générations, narrées avec justesse par Adèle Haenel, le réalisateur parvient ainsi à dépeindre la condition ouvrière du milieu du XXe siècle. Il mêle habilement la voix off montée sur des images d’archives à des extraits de témoignages télévisés, quasi ethnographiques, d’ouvriers – et surtout d’ouvrières. Ces dernières subissent en effet les dominations entrecroisées de classe et de genre : « Un corps d’ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu’est la vérité de l’existence des classes. » Le premier mouvement du film dépeint ainsi sans concessions « la violence nue de l’exploitation » qui maltraite les corps et brise les esprits à la chaîne. Le ton intime de ce premier mouvement émeut et révolte à la fois – bref, il bouleverse.

« Un corps d’ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu’est la vérité de l’existence des classes. »

Retour à Reims (Fragments)

De l’intime au collectif

Le deuxième temps du documentaire déplace la focale de l’expérience personnelle de la domination de classe vers le monde ouvrier comme entité politique collective. Jean-Gabriel Périot livre ainsi une analyse sociopolitique des mutations des allégeances politiques de la classe ouvrière, au fil de ses désillusions. Le rythme du film s’accélère alors ; et bientôt les images familières des manifestations des dernières années viennent remplacer celles du passé, en noir et blanc : mouvements pour les droits des sans-papiers, contre les violences policières, gilets jaunes, mobilisations pour le climat, manifestations féministes, des soignants… Le réalisateur s’intéresse à ce peuple qui prend la rue pour se dresser contre toutes les formes d’exploitation : Retour à Reims (Fragments) résonne ainsi pleinement avec les enjeux politiques actuels.  

Jean-Gabriel Périot s’impose comme un véritable virtuose du montage. Pour réaliser Retour à Reims (Fragments), il a effectué une véritable plongée au cœur des archives de l’INA, qui conserve les émissions de télévision produites par les chaînes publiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Cette télévision-là, elle nous manque, elle était très, très belle, et c’est des films évidemment qu’on ne connaît pas, qui sont encore dans les tiroirs de l’INA et qui sortent de temps en temps », confiait-il récemment à Télérama.

Jean-Gabriel Périot compose avec les images des autres depuis sa rencontre avec l’histoire et les archives à la fin de ses études, lors d’un travail au Centre Georges Pompidou. Et ce choix, il l’explique – justement ! – par ses origines sociales modestes : « Si j’ai choisi d’adapter ce texte, c’est parce qu’il me permet d’exprimer plus clairement ce que je cherche à dire, et si j’ai choisi un cinéma de montage avant tout, c’est parce que je suis très mal à l’aise avec le fait de prendre la parole, surtout dans les films. J’ai toujours gardé en moi le fait que je ne suis pas légitime à parler, c’est une conséquence de l’endroit où je suis né. »

Retour à Reims (Fragments), de Jean-Gabriel Périot, 1h23. En salle depuis le 30 mars 2022.

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Article rédigé par
Milo Penicaut
Milo Penicaut
Journaliste