Entretien

Issa France : “On laisse pas mal de monde sur le bord du chemin sur la question de la sécurité numérique”

02 avril 2022
Par Kesso Diallo
Un guide pour donner envie aux jeunes de prendre en main leur avenir numérique.
Un guide pour donner envie aux jeunes de prendre en main leur avenir numérique. ©Claire Lacroix

À travers cette association qu’ils ont cofondée, Diane Rambaldini et Hadi El Khoury cherchent à informer, éduquer et expliquer le numérique pour sensibiliser les publics aux divers dangers qu’il représente, sans en négliger les opportunités. Ils ont récemment publié un guide de survie dans le numérique pour encourager les jeunes à prendre en main leur avenir dans ce domaine.

D’où vient l’idée de ce livre et à qui s’adresse-t-il ?

Diane Rambaldini : Nous sommes tous les deux des professionnels en cybersécurité et nous avons monté l’association Issa France parce qu’il y a maintenant 12 ans, nous nous sommes rendu compte qu’on laissait pas mal de monde sur le bord du chemin sur la question de la sécurité numérique. Nous avons eu envie de nous occuper des jeunes générations. L’histoire remonte un peu, parce que Envie de cyber, c’est un peu la suite d’une première ressource pédagogique que nous avons faite, appelée Les As du Web. C’était un petit cahier de vacances destiné aux enfants de 7 à 12 ans, qui permettait de les sensibiliser à la sécurité numérique, mais aussi un peu aux dimensions comportementales sur Internet. Nous avons été les premiers à faire ce genre de ressources et c’était en 2017 : nous avons réalisé une opération de financement participatif, qui a abouti à ce très bel ouvrage qui a très bien marché et que nous avons distribué nous-même.

Face au succès des As du Web, on s’est dit qu’il y avait une vraie question sur le numérique, mais on voyait aussi un vrai sujet de société autour de ça, parfois, avec des gens utilisant le numérique au quotidien, mais qui, finalement, en connaissent très peu les coulisses. Les jeunes sont très à l’aise avec les interfaces numériques, avec l’ergonomie de ces outils, mais on se rend compte qu’ils sont à des années-lumière de savoir comment ça fonctionne. Nous avons donc eu envie de poursuivre, mais, cette fois, avec une ressource pédagogique pour les plus âgés. Nous avons fait un véritable travail de terrain pour ce livre, car nous voulions discuter avec cette cible pour bien comprendre. Nous nous sommes rendu compte que finalement, de 15 à 30 ans, les problématiques tournaient autour des mêmes choses, donc on s’est dit : “On va faire un guide de survie numérique pour les 15-30 ans parce qu’il y a une problématique qui se répète sur cette tranche d’âge.” On n’avait pas de délai, mais c’est en rencontrant la fondation Implid, qui s’occupe des jeunes en difficulté, que le projet est parti. Ils ont lu Les As du Web et ont dit : “C’est génial, il faudrait qu’on fasse quelque chose pour les plus âgés.”

Qu’est-ce que la collecte de portraits vous a appris ?

Hadi El Khoury : Les portraits sont une sélection d’une trentaine de jeunes adultes qu’on a eu la chance d’interviewer. Nous avons choisi trois hommes et trois femmes dans l’échantillon, car ils représentent des âges et des univers différents. Ce sont des personnes nées avec le numérique donc elles ont une aisance ou un semblant d’aisance avec les interfaces. Elles ont, cependant, une très faible culture des sous-jacents technologiques, qui ne sont pas uniquement des questions d’infrastructure ou de géographie. Quasiment personne ne sait, par exemple, qu’un message WhatsApp envoyé entre deux personnes dans une même pièce avec une distance de deux mètres va faire entre 40 000 et 60 000 kilomètres. Ils n’ont absolument aucune conscience de la dimension géopolitique de l’utilisation des applications. Cela signifie concrètement qu’ils les téléchargent et les utilisent sans avoir pleinement conscience de leur statut de “contractant” et sont en général très loin d’avoir même une infime idée de ce qu’ils concèdent ou des régimes juridiques auxquels ils se soumettent en signant des conditions générales d’utilisation/de vente qu’ils ne lisent pas.

On a aussi remarqué qu’il y a une méconnaissance des modèles économiques gouvernant tout cela. Cette tranche d’âge a l’habitude de consommer le numérique sans payer un kopeck. Mis à part Netflix, qui demande quelques euros pour l’abonnement, tous les autres usages apparaissent comme étant gratuits. Grâce aux échanges qu’on a eu avec ces gens-là, on a vu qu’il y a une carence en termes de culture et c’est pour cela que l’un des quatre objectifs du livre est de leur inculquer de la culture numérique.

Un autre trait qui est ressorti, c’est qu’on a vu beaucoup de “justiciers”, de jeunes gens étant très révoltés par cette jungle, ce Far West que sont le cyber et le numérique. Plusieurs nous ont dit : “On participe à la traque de pédocriminels sur le Net, on participe à certains groupes qui cherchent à faire des dénis de service dans le dark web, sur les ressources et serveurs utilisés par les pédocriminels”, etc. Ça a été une surprise de voir des jeunes gens très révoltés, loin du cliché disant qu’ils sont insensibles à ce qui se passe. C’est pour cela qu’on les encourage justement à coopérer, à utiliser les canaux officiels permis par la police et la gendarmerie pour participer à ces traques, mais en se protégeant et sans se mettre en danger.

Diane Rambaldini : Évidemment, tous ces jeunes avaient, pour le coup, quelques compétences en informatique. En revanche, une autre chose qui n’est pas vraiment en lien avec le cyber nous a un peu surpris : un échantillon de 30 personnes n’est peut-être pas assez, mais on s’est rendu compte qu’on leur attribue souvent des combats n’étant pas forcément les leurs, à commencer par l’écologie. Nous avons été assez surpris de voir que ce n’était pas forcément leur priorité, alors qu’on entend souvent les politiques dire qu’ils sont extrêmement sensibles à la question. Quand on leur a parlé du Green IT, on a constaté que ce n’était pas leur priorité, ce qui nous a fait un peu changer d’avis dans le livre. On s’est dit qu’on allait réduire la place du Green IT pour ne pas tomber à côté dans nos messages de prévention.

Pouvez-vous revenir sur le choix des thématiques (se protéger, réagir, créer-s’engager et se cultiver) abordées dans le livre ?

Hadi El Khoury : Le premier objectif du bouquin est un objectif d’hygiène numérique, c’est de la prévention. C’est-à-dire qu’on essaie d’inculquer à ces personnes des réflexes de bons choix de mots de passe, de sauvegarde, de mise à jour, etc. Le deuxième objectif est la réaction face à une mésaventure numérique. On guide les victimes d’usurpation d’identité, de cyberviolences conjugales, de sextorsion ou encore de revenge porn. On les sensibilise en leur disant : “Ce que vous avez vécu n’est pas anodin”, mais aussi “C’est puni par la loi, sachez qu’il y a des recours, des entités en France auprès desquelles vous pouvez faire des signalements et voici ce que vous pouvez faire pour vous sortir de ce pétrin-là”.

Le troisième objectif, qui n’est pas des moindres, est de susciter des vocations dans la sécurité numérique et dans le numérique responsable. Il y a des besoins très forts en ressources, la sécurité numérique a besoin de personnes pour renforcer ses rangs, que ce soit avec des jeunes ou des moins jeunes, sortis de l’école ou en reconversion. On essaye d’expliquer à ces personnes que ce n’est pas uniquement un travail de geek, que ce n’est pas seulement de la technique. C’est pour cela qu’au milieu du livre, on a une sorte de radar montrant tout l’écosystème et toute la diversité des métiers qui gravitent autour de la cyber, pour les encourager à y aller. Il y a également une volonté de notre part d’encourager celles et ceux qui veulent entreprendre dans le numérique, développer des applications, des réseaux sociaux ou des objets connectés, à le faire dans le respect des droits et libertés, dans le respect de l’humain. L’Europe se distingue d’autres contrées dans le monde par son attachement à un certain nombre de valeurs ayant trait à la protection des personnes au regard de leurs données. On leur dit donc d’intégrer toutes ces considérations dès la conception, au plus tôt du développement de leurs idées et de leurs projets d’entreprise.

Le quatrième objectif est celui de l’acculturation au numérique et à la sécurité numérique en leur parlant des modèles économiques, de la géographie du matériel et du cyberespace, en leur montrant également les portraits des repentis du numérique, ces fameux premiers ingénieurs qui ont intégré les Gafam et qui, à un certain moment, face aux dérives qu’ils ont pu observer, sont sortis du système pour le dénoncer de manière constructive et appeler à un numérique différent.

Pourquoi avoir choisi un design graphique ?

Diane Rambaldini : Quand on regarde toutes les ressources faites en sécurité numérique, on voit que ce n’est jamais “sexy”. Depuis le début, on essaie, quand même, de toujours apprendre de notre cible et on s’est dit qu’il fallait vraiment quelque chose d’hyper graphique. On est allé voir à peu près tous les bouquins qui peuvent exister en ce moment, qui s’adressent plutôt à cette tranche d’âge et on a vu que beaucoup de ces ouvrages faisaient très attention à leur design, avec une bonne répartition entre le texte et les illustrations.

Dans l’étude, nous avons également demandé à tous ces jeunes à quoi ils étaient sensibles en termes de graphisme et surtout pourquoi ils allaient choisir tel ou tel livre. On s’est rendu compte qu’il fallait concevoir cet ouvrage non pas comme le truc qu’on va lire tout d’un coup, mais comme un guide, un peu comme un fil Instagram avec un sujet par double page. On voulait que ce soit extrêmement facile, que ça puisse vraiment être le livre qu’on peut prendre parce qu’on a un problème à un moment donné et qu’on puisse le consulter quand une situation se présente. C’est aussi pour cela qu’il y a pas mal d’arbres de décisions, pour tout de suite aller à l’essentiel. Nous sommes quand même face à des gens qui sont toujours dans l’instantanéité, donc nous ne voulions pas leur faire un roman.

Hadi El Khoury : Pour les arbres de décision, c’est une chose à laquelle nous sommes très attachés. On voulait également sortir des travers des professionnels de notre secteur qui ont tendance, parfois, à être dans la stigmatisation des utilisateurs non-techniciens. Le truc qui nous horripile, c’est le fait de dire que “le problème se situe entre la chaise et le clavier”, un adage qui a la vie dure en cybersécurité. C’est toujours pointer du doigt les utilisateurs en leur faisant porter une responsabilité qui n’est pas la leur.

On voulait donc sortir de cette posture de donneur de leçon et avoir un livre s’inscrivant dans le temps long, faisant réfléchir. C’est pour cela que sur la question des nudes, par exemple, on ne va pas leur dire que c’est mal, mais on leur propose un arbre de décision en leur disant juste : “Prenez du temps pour vous poser ces quelques questions, pour faire votre petite analyse de risque.” Si, par la suite, ils se disent “Oui, le jeu en vaut la chandelle, je veux prendre ce risque” ou “Je veux le faire en prenant telle ou telle précaution”, alors, on les aura aidés à décider de manière responsable.

Un dernier point sur le graphisme : il y a beaucoup de portraits, de visages, même sur la couverture, car on veut humaniser quelque chose qui, dans l’imaginaire collectif, apparaît comme un environnement virtuel, qui est volatil. On souhaitait également qu’un continuum soit présent entre la vie réelle et la vie numérique à travers ce graphisme.

Dans votre livre, vous parlez de fake news, d’exclusion numérique, des cryptomonnaies ou encore de l’impact du numérique sur l’environnement. Est-ce que ce sont des choses faisant partie de l’avenir que vous proposez de prendre en main ?

Hadi El Khoury : Oui. Pour les fake news, elles impactent notre démocratie, donc elle impactent notre avenir numérique. À propos des cryptomonnaies, c’est quelque chose de reluisant, mais il y a un vide juridique et les banques centrales ne sont pas en train d’avaliser cette monnaie numérique. On a une double page dans notre livre où on explique ce que c’est, l’impact que ça a sur l’environnement avec le minage. Les cryptomonnaies représentent une opportunité et une menace. Elles ont un impact sur l’avenir. Concernant l’exclusion numérique, pour les gens qui en souffrent, il est clair que leur avenir est hypothéqué. Des personnes se retrouvent dépositaires des comptes et des mots de passe de leurs parents et grands-parents car ils leur filent un coup de main avec des démarches, telles que la déclaration d’impôts, qui sont de plus en plus numérisées.

Enfin, au sujet de l’impact du numérique sur l’environnement, comme on l’a dit, on a remarqué que les personnes interrogées se sentaient concernées, mais pas tant que ça. Il est pourtant clair que plus on avance dans la consommation électrique, plus celle-ci va se rapporter aux usages numériques. Selon une conférence à l’initiative de l’Institut national de la consommation il y a quelques années, 10 % de la consommation électrique était déjà liés à ces usages. La conférencière disait que, d’ici 2025, si on continue avec les objets connectés, à mettre des écrans numériques dans les centres commerciaux et ailleurs, on va allait 40, voire 50 % de la consommation électrique pour les usages numériques. Il est clair que les technologies de l’information font partie de cet avenir : il faut composer avec cette nouvelle donne, voir si on va aller vers une sobriété numérique, si ça va, par exemple, induire les gens à ne pas répondre à tout le monde dans un mail groupé, mais seulement à une personne.

Diane Rambaldini : Pour nous, le modèle de ce monde numérique va aussi être l’une des questions majeures. Au-delà d’avoir interviewé 30 personnes pour le livre, ça fait des années qu’on se déplace dans les établissements scolaires pour éveiller les consciences autour de tous ces sujets. Il y a un ou deux ans, on a été frappés par une sorte de fatalisme assez inquiétant, notamment chez les lycéens, qui a été exacerbé par ce qu’il s’est passé dernièrement, en particulier les confinements. Lorsque nous les avons interrogés sur la façon dont ils aimeraient voir évoluer leur monde numérique ou encore quel serait leur monde numérique idéal, deux choses nous frappent : ils ne le défendent pas forcément dans sa forme actuelle et ils sont résignés à l’utiliser tel qu’il se présente, car ils n’ont concrètement pas l’impression de pouvoir faire quelque chose face aux grands majors.

C’est d’ailleurs ce qui nous a motivés, dans Envie de cyber, à accorder une large place aux sujets autour de l’engagement et de l’innovation. Nous avons voulu donner des perspectives, des idéaux, leur montrer que ça pouvait être possible. Nous avons voulu leur donner envie de se battre pour quelque chose, pour qu’ils puissent faire entendre leur voix et, pourquoi pas, en faire des opportunités professionnelles (protéger les enfants dans le cyber, combattre l’illettrisme numérique, faire avancer l’écologie numérique…). Nous ne pouvions pas tout citer, mais les combats sont nombreux et à ce jour, aucun leader quel qu’il soit ne montre le chemin d’une reconquête numérique.

Comme vous le demandez aux lecteurs dans votre ouvrage, c’est quoi la sécurité numérique en trois mots et en trois réflexes ?

Diane Rambaldini : Pour les trois mots sur la sécurité numérique, je dirais “l’affaire de tous”, “complexe” et “ignorée” ou même “sous-estimée”.

Hadi El Khoury : Le premier réflexe, c’est une vérification en deux étapes sur tous les sites qui le méritent, soit des sites de banque en ligne, de démarches administratives, où on fournit des données. À chaque fois que le site ou l’application propose une vérification en deux étapes, on l’active. Le deuxième réflexe est de faire régulièrement des sauvegardes, et le troisième, c’est de mettre à jour le plus souvent possible et dès que c’est proposé, sur toutes ses applications et tous ses appareils car malheureusement, le numérique va encore souffrir de beaucoup de failles logicielles et on l’explique d’ailleurs dans le livre.

Envie de cyber, prends en main ton avenir numérique pour te protéger et veiller sur les autres, Diane Rambaldini et Hadi El Khoury, Studyrama, 13,90 €.

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Article rédigé par
Kesso Diallo
Kesso Diallo
Journaliste
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