De Sempé, on connaît surtout ses centaines d’illustrations pour Le petit Nicolas, une série d’histoires imaginée par le scénariste René Goscinny au début des années 1960. Pourtant, en disparaissant il y a trois ans, Sempé a également laissé une œuvre pléthorique de milliers de dessins, d’illustrations et d’histoires.
L’enfance de Jean-Jacques Sempé est, selon ses propres dires, assez sinistre : né en 1932 de père inconnu, il est élevé dans un foyer pauvre et peu aimant, son beau-père peinant à nourrir sa famille. Régulièrement mis à l’écart des activités associatives et périscolaires faute d’argent, en difficulté à l’école à cause d’un fort bégaiement, Sempé passe une enfance solitaire. Il s’évade en lisant la presse quand il y a accès et en écoutant la radio. Dès lors, il développe un sens de l’humour très affuté, qu’il met en dessin dès l’adolescence, en autodidacte complet.
Très vite, après la guerre, il doit rejoindre le monde du travail en tant que livreur et se découvre sa seconde passion après le dessin, le vélo, moyen de transport qu’il mettra en illustration tout au long de sa carrière. Vivotant de petits boulots, il commence en parallèle une carrière de dessinateur de presse qui peine à le faire vivre décemment. C’est sa rencontre au début des années 1950 avec une étoile montante du domaine de la publicité, un certain René Goscinny, au sein des locaux parisiens de l’agence World Press, qui va donner un coup d’accélérateur à sa carrière.
Ni lui ni Goscinny ne souhaitent faire carrière dans le domaine de la pub. Goscinny, peu doué pour le dessin, veut devenir scénariste. Et Sempé, lui, veut vivre de ses illustrations. Les deux hommes entament une collaboration qui les conduira à travailler pour plusieurs journaux… Et à créer Le petit Nicolas.
Du Petit Nicolas à la reconnaissance internationale
La gestation du Petit Nicolas est longue, entre projets de bandes dessinées avortés et refus d’éditeurs. Le personnage imaginé par Goscinny, mélange de ses souvenirs d’enfance idéalisés et de peinture de l’ère du temps, ne finira par trouver le chemin d’un éditeur qu’en 1959 et connaîtra pendant des années le succès que l’on sait. Mais, si Sempé a réalisé plus de 1 000 illustrations pour la série, ce n’est pas son œuvre la plus personnelle : l’univers de Nicolas est plus proche du vécu de Goscinny que du sien, l’enfance du personnage ne correspond pas à ses propres souvenirs, et il souhaite continuer à se spécialiser dans le dessin de presse. De plus, Goscinny sera dès le milieu des années 1960 fort occupé à gérer le succès de ses autres sagas, d’Astérix à Iznogood.
Sempé va, en parallèle de son travail sur Le petit Nicolas, passer beaucoup de temps à chercher des piges pour la presse française et européenne. Il développe un style sensible, teinté d’ironie, assez détaché de l’actualité immédiate, mais dépeignant avec précision les travers et les joies de son époque. On le lit dans Le Figaro, Le Nouvel Observateur, Paris Match, mais aussi dans de prestigieuses revues étrangères, dont Punch, célébrissime hebdomadaire satirique britannique. Il est également l’un des premiers auteurs de presse français à voir son travail publié en album de compilation, grâce à un solide partenariat avec Denoël entamé au début des années 1960.
Personnage du Paris mondain des années 1970, il multiplie ses domaines d’interventions : illustrations de livres pour enfants, couvertures de romans, collaborations avec des ONG, réalisation d’affiches… Sempé est partout et nulle part à la fois. Ses illustrations sont omniprésentes, mais sa notoriété auprès du grand public demeure confinée aux réimpressions du Petit Nicolas, traduit dans une quarantaine de langues. Au début des années 1980, cependant, il acquiert enfin une stature internationale en commençant à travailler pour le New Yorker.
Une star du New Yorker
« Je ne connais aucune activité plus intéressante que de regarder passer les gens dans la rue », a déclaré le dessinateur lors d’une interview pour le New York Times. C’est ce sens aiguisé de l’observation de son prochain et de ses gestes de tous les jours qui le fait repérer par l’hebdomadaire de l’intelligentsia américaine en 1978, pour lequel il réalisera une quantité pléthorique de dessin, ainsi que plusieurs couvertures par an. Il en totalisera plus d’une centaine au moment de sa mort en 2022.
C’est son travail pour le New Yorker qui placera vraiment Sempé sur la carte des grands illustrateurs du XXᵉ siècle. La douceur de son trait, son attachement indéfectible à la figure du cycliste, la finesse des sentiments exprimés… Mais aussi un humour à la fois doux et mordant qui n’épargne aucun des travers du temps. À sa mort, en 2022, des centaines d’auteurs de BD, peintres et illustrateurs du monde entier se pressent pour lui rendre hommage.
Étrangement, cet homme discret reste, en France, essentiellement rattaché à la figure du Petit Nicolas, un de ses seuls travaux écrits par un autre que lui… Tandis que, dans le monde anglo-saxon, il fut surtout le frenchie sensible du New Yorker, les aventures de Nicolas et ses amis restant une curiosité oubliée. Cette double carrière, dont il ne reniera aucun des deux aspects, s’incarne parfaitement dans l’album posthume Sempé en Amérique, qui résume l’expérience de l’illustrateur des deux côtés de l’Atlantique. « J’aime les couleurs de New York. Elles sont vivantes : jaunes, verts, rouges et bleus vifs. Paris, où je vis, est magnifique, mais il y fait toujours gris », dira-t-il peu avant sa mort. Sempé s’est éteint en août 2022 à l’âge de 89 ans, mais sa légende reste bien vivante, comme en témoignent les multiples rééditions de son travail depuis lors.
