Tremblement de terre. Alors que les romanciers américains règnent habituellement sans partage sur nos rentrées étrangères, cette année, ce sont les fines plumes britanniques qui font des ravages, avec des œuvres satiriques féroces qui crament au lance-flammes l’Angleterre post-Brexit.
| Jonathan Coe, Les preuves de mon innocence
À coups de chefs-d’œuvre qui élèvent la satire au rang d’art, comme La trilogie des enfants de Longbridge (de 2001 à 2019) ou Le royaume désuni (2022), Jonathan Coe s’est progressivement mué en chroniqueur officiel de la déliquescence politique, économique et morale de l’Angleterre, de l’après-guerre au Covid, en passant par les années Thatcher. Avec Les preuves de mon innocence, son ironie légendaire se teinte de colère au moment d’évoquer la vague ultraconservatrice qui déferle sur son pays depuis le saut dans le vide que fut le Brexit.
Le roman se déroule en grande partie durant l’éphémère mandat de Liz Truss, figure de proue du parti conservateur qui, à l’automne 2022, fut Première ministre pendant un mois et 19 jours. Alors qu’il s’apprêtait à couvrir un meeting réunissant la crème du populisme, le journaliste Christopher Swann meurt dans d’étranges circonstances. Sa fille Rash et son amie Joana, apprentie écrivaine, se mettent alors en tête de démêler l’affaire.
Plutôt que d’épouser sagement la forme classique du thriller, Jonathan s’amuse, et nous avec, à détourner les formes littéraires, imitant les balbutiements de Joana pour composer un manuscrit qui retrace l’enquête. Trois récits, trois focales, trois genres : une parodie de cosy mystery so british, les fausses mémoires d’un camarade de fac de Christopher Swann, qui n’est autre que le père de Joana, et un récit à la première personne, en miroir, dans lequel Raph et Joana racontent en alternance leur avancée vers une possible résolution. Le tout forme un roman réjouissant, souvent drôle et toujours acide, qui place au centre du jeu le rôle de la fiction dans le nouveau monde de la post-vérité, monde où tout peut être à la fois vrai et faux.
| Alan Hollinghurst, Nos soirées
Coup de Trafalgar. Alors que la rentrée littéraire est traditionnellement bercée par les concerts de louanges adressées aux grandes plumes américaines, cette année, c’est le roman britannique qui attire toute la lumière avec des auteurs embrassant tout ce qui fait le sel de cette littérature : ambition narrative, style flamboyant et satire corrosive. Parmi eux, le revenant Alan Hollinghurst.
Nos soirées entremêle, du début des années 1960 à la pandémie en 2020, deux destins qui s’agitent de part et d’autre de l’échiquier social et politique. Enfant métis né au sein de la classe ouvrière, Dave Win est devenu un comédien de renom grâce à l’aide de ses mécènes, les Hadlow. Giles, fils de cette riche famille, a, lui, grimpé les échelons du parti conservateur, devenant le fer de lance du Brexit. À travers un habile va-et-vient, l’auteur jongle entre les deux faces d’une Angleterre qui dévisse et qui, lentement mais sûrement, semble avoir choisi son camp.
| Natasha Brown, Les universalistes
Dire qu’on attendait le retour de Natasha Brown est un euphémisme tant elle nous avait sidérés avec Assemblage, flux de conscience radical d’une jeune femme noire lassée de jouer un rôle pour plaire à la high society blanche londonienne. Elle revient avec un roman plus corrosif encore, qui dynamite l’emprise malsaine de la toute-puissante presse britannique. Au commencement, un fait divers, l’agression d’un leader altermondialiste à coups de lingot dans une rave.
Une aubaine pour Hannah, journaliste, qui en profite pour relancer sa carrière avec un récit fracassant. Soudain, le roman bascule, superposant les points de vue et les récits contradictoires des protagonistes du drame, de l’auteur des faits à une éditorialise « anti-woke » qui s’est engouffrée dans la brèche, en passant par le millionnaire survivaliste qui accueillait la rave. Un petit théâtre de la post-vérité dans une Angleterre post-Brexit qui n’a pas fini de déchanter.
| Andrew O’Hagan, Caledonian Road
700 pages qui vous enlacent et vous étreignent, des dizaines de personnages qui s’entrechoquent, une fresque vertigineuse, dickensienne, d’un Londres devenu l’épicentre d’une société britannique tout juste percutée par la pandémie et la crise du Brexit : voilà où l’on met les pieds en arpentant le nouveau roman de l’Écossais Andrew O’Hagan. Caledonian Road, c’est le nom d’une rue emblématique du quartier d’Islington, symbole de gentrification autant que de gouffre social. C’est aussi l’adresse où vit Campbell Flynn, protagoniste truculent du livre qui est de toutes les pages, pour le meilleur et surtout pour le pire.
Issu des couches populaires de Glasgow, il est devenu un petit bourgeois par alliance et un prof de fac réputé pour ses travaux sur le peintre Vermeer. Mais, lentement, tout, autour de lui, s’écroule. Au fil des pages, on suit la désagrégation d’un archétype, celui de l’homme blanc influent de 50 ans, pas forcément méchant, mais pris au piège des mauvais choix, des injonctions de classe, des illusions du dominant. C’est méchamment drôle et drôlement touchant.