Un nouveau genre de BD a envahi les rayons des librairies : les enquêtes journalistiques dessinées. Adaptations de reportages ou œuvres originales pensées pour paraître sous ce format, le genre s’est diversifié. À la découverte de ce journalisme incarné en cinq albums.
L’alliance entre presse et dessin ne date pas d’hier. Mais un nouveau genre de récit journalistique s’impose en librairie : les BD-reportages. À la différence du dessin de presse, ces albums proposent de s’immerger dans une enquête et de lever le voile sur la fabrique du journalisme : l’analyse des données récoltées, la force des témoignages et le cheminement du journaliste.
Le médium dessiné donne une nouvelle dimension au travail journalistique. Le dessin prend le relai des mots pour raconter autrement et, surtout, autre chose. C’est le cas dans Les mémoires de la Shoah (Dupuis, 2025), adaptation en bande dessinée du reportage de la journaliste Annick Cojean, récompensé du prix Albert Londres en 1996. Il y a près de 30 ans, la journaliste posait la question de la transmission entre les rescapés de la Shoah et leurs enfants. « J’ai commencé cette enquête en 1995 à l’occasion du cinquantième anniversaire de la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau. Cela m’avait demandé une implication totale, professionnelle mais aussi émotionnelle et affective. C’est l’enquête qui m’a le plus bouleversée et hantée », se remémore-t-elle.
Avec cette adaptation, la scénariste Théa Rojzman tente de contrer l’oubli de cette mémoire et souligne la terrible actualité du propos, et la dessinatrice Tamia Baudouin ouvre une nouvelle fenêtre sur cette histoire. « Certaines planches disent avec tellement de puissance ce que j’ai essayé de traduire avec mes malheureux petits mots », salue Annick Cojean. À la frontière de l’onirisme, la dessinatrice donne vie aux métaphores déjà présentes sous la plume de la journaliste.
Autre particularité de l’album : Annick Cojean devient un personnage de sa propre enquête. « Je n’ai jamais rêvé d’être un personnage de BD, s’amuse-t-elle, avant de nuancer : l’idée n’est pas de mettre en scène le journaliste pour le glorifier ou d’en faire un héros, mais plutôt un guide. Je suis la représentation du lecteur, qui m’accompagne dans mes recherches, mes craintes, ma capacité à m’indigner et à être triste. Ma matière première, c’est l’humain et je travaille en empathie. Pourquoi le cacher ? Surtout face à un tel sujet, une telle tragédie. »
À contre-courant d’une information en continu, ces BD font la part belle aux enquêtes au long cours et offrent un réel plaisir de lecture. « Le 9e art convient parfaitement au journalisme, il ne le trahit pas, mais au contraire l’enrichit et le prolonge », conclut Annick Cojean. En voici cinq pour s’initier au genre.
| Champs de bataille, d’Inès Léraud, Léandre Mandart et Pierre Van Hove
Après le succès des Algues vertes (Delcourt, 2019), la journaliste Inès Léraud enquête sur un autre scandale agricole. Dans son viseur : le remembrement. Ce projet, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avait pour ambition de repenser l’agencement des terres agricoles et de moderniser les techniques paysannes. Le but ? Faire de la France une puissance agricole mondiale. « Vous y gagnerez au change », répète-t-on aux paysans à qui l’on arrache les terres pour leur en donner d’autres, moins adaptées à leur production.
En épluchant les archives, la journaliste découvre une marche vers la modernisation imposée de manière autoritaire, une répression sévère contre ceux qui s’y opposent et de nombreux chevaux de trait envoyés à l’abattoir et remplacés par des tracteurs. Au fil des planches, les campagnes françaises se transforment. Intérêts politiques et désastre écologique, le remembrement a bouleversé les paysages. Quatre-vingts ans plus tard, Inès Léraud donne la parole aux témoins de l’époque dont les réclamations ont été balayées d’un revers de main.
| La révolution emoji, de David Groison et Paul Rey
C’est l’alphabet du XXIe siècle ! Chaque jour, des milliards d’emojis s’échangent dans le monde : un visage hilare, un cow-boy, des fleurs, un drapeau ou encore une balle de tennis, aujourd’hui il existe un emoji pour tout… ou presque. Face à cette révolution mondiale de nos modes de communication, Andréa, une journaliste (fictive) cherche à comprendre ce succès. Son enquête la fait voyager aux quatre coins du globe. À Tokyo, chez celui qui a mis au point les premiers emojis en 1997. Aux États-Unis, où elle rencontre la graphiste qui a dessiné les emojis d’Apple alors qu’elle n’était que stagiaire en 2008, puis chez une militante féministe qui s’est battue pour les rendre plus inclusifs. Ou encore à Louxor, où un égyptologue lui détaille les similarités entre emojis et hiéroglyphes.
À mesure qu’Andréa enquête, elle découvre comment ces petits dessins cristallisent les débats qui agitent notre société, au point qu’elle souhaite créer le sien : un emoji éolienne. Aujourd’hui, il existe plus de 4 000 emojis… Quel sera le prochain ?
| Wagner, de Mathieu Olivier, Benjamin Royer et Thierry Chavant
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, survenue en 2022, a mis un coup de projecteur sur cette armée de l’ombre : Wagner. Dans cette bande dessinée, Mathieu Olivier et Benjamin Roger, journalistes spécialistes de l’Afrique centrale et de l’Ouest, lèvent le voile sur cette organisation paramilitaire russe qui sert, notamment, les intérêts du Kremlin. À sa tête, Evgueni Prigojine, dont l’album dissèque la prise de pouvoir et l’ascension avant sa rapide déchéance et sa mort soudaine en 2023.
Au fil de l’album, les journalistes détaillent le mode opératoire des mercenaires de Wagner, la manière dont ils ont infiltré et orienté des conflits à coup d’opérations militaires et de propagande pro-russe, notamment en Centrafrique, au Mali puis en Ukraine, comme le révèlent les journalistes. Sans détour, et avec une certaine dureté parfois, le dessinateur Thierry Chavant expose les méthodes brutales et les massacres commis par ces mercenaires. Une lecture nécessaire.
| L’arnaque des nouveaux pères, de Stéphane Jourdain et Guillaume Daudin
Réinventer la paternité. C’est l’ambition de cette bande dessinée. Dans L’arnaque des nouveaux pères (Glénat), les journalistes Stéphane Jourdain et Guillaume Daudin pointent du doigt l’hypocrisie d’une paternité 2.0, loin de l’image du patriarche, où les pères seraient davantage impliqués dans la sphère familiale. Jeux avec les enfants et lecture de l’histoire du soir, désormais ils s’y collent. Ils sont même applaudis sur les réseaux sociaux. Sauf que… Le duo de journalistes révèle que les mères endossent encore la majorité des tâches domestiques et familiales : ménage, repas du quotidien, aides aux devoirs. Quand les pères, eux, tendent à prendre en charge les activités qui les rapprochent de leurs enfants.
Le duo de journalistes ne s’épargne pas et se met volontiers en scène au fil des planches – comme ils l’avaient fait dans leur précédente BD Les contraceptés sur la contraception masculine – et passent au crible leur propre expérience, invitant les lecteurs à faire de même. Une enquête franche, incarnée et foncièrement féministe.
| Pyongyang Parano, d’Antoine Dreyfus, Emmanuelle Delacomptée et Fanny Briant
Mission impossible ? Pour se rattraper auprès de son rédacteur en chef, Alexandre a pour projet d’interviewer le chef de la Corée du Nord. Seul problème : c’est l’homme le plus inaccessible de la planète. Mais le journaliste ne se décourage pas. Première étape : obtenir un visa. Très vite, Alexandre réalise qu’il sera impossible de pénétrer dans ce pays en dictature en tant que journaliste. Ingénieux et bien déterminé à obtenir le « scoop du siècle », le journaliste infiltre un voyage d’affaires en tant que « négociant en chocolat ». Et ça passe ! Mais pas évident de tenir sa couverture dans cet environnement anxiogène… Le risque ? Se laisser gagner par la paranoïa. Heureusement, il a à ses côtés Marise, une photojournaliste déterminée, malicieuse et pleine de ressources.
Inspiré par une véritable enquête menée par le journaliste (et scénariste de cette BD) Antoine Dreyfus en 2008, cet album et sa mise en dessin offrent un aperçu de ce pays renfermé sur lui-même et dont les images restent rares. Un thriller tragicomique haletant.
