Ils sont jeunes, talentueux et manient aussi bien les réseaux sociaux que leurs instruments. Rencontre avec les nouveaux prodiges français du classique pour qui les “j’aime” permettent d’ouvrir encore plus grand les portes du genre.
Ils ont la trentaine, parfois moins, et sont déjà maîtres de l’archet, du piano ou de la baguette. Mais les jeunes prodiges du classique se produisent aussi sur la scène des réseaux sociaux. En France, ils sont ainsi quelques-uns à faire leur trou sur la toile. La jeune génération a compris le potentiel de sa présence sur Facebook, Instagram ou Youtube. Et les hashtags de devenir la clé qui ouvre grand la porte du classique à un public jeune – peut-être moins habitué aux salles feutrées des récitals.
Le classique vibre avec son temps
Il le revendique haut et fort à coup de “stories” et de publications : Lorenzo Viotti, talentueux chef d’orchestre franco-suisse de 31 ans, manie aussi bien la baguette que sa communication. Le fils du chef d’orchestre Marcello Viotti, ancien directeur musical de la Fenice de Venise, connaît une carrière trépidante : il dirige de grands ensembles européens dont l’Orchestre national de France ou l’orchestre de l’Opéra Bastille. Mais n’allez pas imaginer un physique longiligne engoncé dans un tailleur : Lorenzo Viotti affiche un corps d’athlète et une gueule d’acteur. « Nous, musiciens, sous-estimons beaucoup l’importance de cet équilibre entre un esprit vif et un corps en forme, n’oublions de prendre soin de lui », déclare-t-il sur les réseaux sociaux, en commentaire d’une photo de lui soulevant des haltères à la salle de musculation. Véritable rock star de la baguette, il s’affichait par ailleurs auprès de Carla Bruni, lors d’une soirée Bulgari, dans l’une des dernières “story” de son compte Instagram – qui totalise 76 000 abonnés.
Pour sa présentation à Amsterdam, où il dirige l’Opéra national et l’Orchestre philharmonique des Pays-Bas, c’est en skate qu’il arrive sur scène, Stan Smith aux pieds : il maîtrise l’art du décalage. Il s’affiche avec son “bro”, le clarinettiste Andreas Ottensamer (51 000 abonnés sur Instagram) entre deux concerts, dans l’avion, ou révisant leurs gammes pendant une partie de tennis… De quoi faire s’envoler les queues-de-pie et hérisser les poils d’archet des gardiens de l’étiquette !
Un effet confinement ?
Faut-il être sur les réseaux sociaux pour exister ? L’épidémie de coronavirus et les confinements à répétition ont montré qu’ils étaient une formidable fenêtre sur le monde. Camille Thomas ne peut que le confirmer. La violoncelliste de 33 ans a littéralement rayonné sur Internet pendant la pandémie : on l’a vu faire résonner son instrument dans les lieux abandonnés par les âmes comme les musées, les toits parisiens, les salles de spectacle… « Pendant le confinement, les réseaux sociaux étaient un moyen extraordinaire de garder le contact avec le public. Ça a été très émouvant de voir que ces images ont ému énormément de gens partout dans le monde, c’était une aventure merveilleuse », raconte la musicienne qui totalise près de 67 000 abonnés sur Instagram.
Les artistes classiques vibrent avec leur temps et expriment leur amour pour un genre que certains qualifient bêtement de “poussiéreux”. « C’est comme si on disait qu’il fallait dépoussiérer une statue de Michel-Ange, un Notre-Dame de Paris de Hugo, un Guerre et Paix de Tolstoï… Ce sont des œuvres qui ont une force de vie incroyable justement parce qu’elles vivent encore aujourd’hui. Ces œuvres sont éternelles, ne mourront jamais, et la musique classique que l’on joue encore aujourd’hui a ce pouvoir de parler directement à l’âme, de nous émouvoir, de nous donner envie d’être meilleur, de voir plus grand, d’offrir de l’espoir », répond avec ferveur Camille Thomas, dont le dernier album, Voice of Hope (2020), porte cette énergie.
« Les réseaux sociaux sont comme une immense salle de concert »
La violoncelliste revendique sa présence sur les réseaux sociaux, « au même titre qu’une artiste pop, ou qu’une comédienne, parce que je pense que la musique c’est de la communication, c’est faire passer une émotion, et on peut la faire passer via les réseaux sociaux. » Sur ses réseaux, c’est elle qui gère tout, par « sincérité » et « surtout parce que je suis si perfectionniste que je passerais toujours derrière la personne donc ça prendrait encore plus de temps », sourit-elle. Quasi quotidiennement, elle publie des extraits de concerts, des photos d’elle et de son instrument. Et on ne pouvait que partager sa fierté et son émotion, lorsqu’elle annonçait son prêt pour un an par la Nippon Music Foundation du légendaire Feuermann Stradivarius de 1730.
On ressent une sincérité particulièrement prononcée chez ces amoureux du grand répertoire, prêcheur de la belle note sur les terres du monde numérique, tirant par le bras les jeunes générations, les sortant de l’écran pour les ramener au réel des salles de concert. « Ma plus grande victoire, c’est quand quelqu’un vient me voir après un concert et me dit : “Je vous ai vu sur Youtube, Facebook ou Instagram et j’ai eu envie de venir vous entendre en concert », les réseaux sociaux sont comme une immense salle de concert », s’enthousiasme Camille Thomas. Réponse à laquelle acquiesce Sandro Compagnon, jeune saxophoniste qui sublime Bach sur les cimes enneigées du massif du Mont-Blanc. « Les réseaux sociaux m’apportent la possibilité de toucher le plus large public possible en faisant, je le sais, une musique de niche », nous répond-il lors d’une séance de questions/réponses avec sa communauté – cette même communauté qui se rend ensuite aux concerts. Car il ne faut pas s’en étonner, plutôt s’en réjouir, mais avoir un Lorenzo Viotti à la baguette ou une Camille Thomas au violoncelle remplira plus aisément les sièges – et d’un public nouveau. Lorenzo Viotti se dit ainsi au service de son art, en se donnant en spectacle sur la scène numérique.
Musiciens avant tout, influenceurs, à d’autres
Mais tous les jeunes musiciens ne sont pas experts des bonnes pratiques. Tous ne totalisent pas les plus de 400 000 abonnés Instagram du pianiste chinois Lang Lang. Alexandre Kantorow, prodige du piano de 24 ans, premier Français à remporter le prestigieux Concours Tchaïkovski en 2019, en est le meilleur exemple. S’il fallait encore faire l’erreur d’associer le talent au nombre d’abonnés, nous serions là face à une profonde injustice. Avec quelques 8 000 abonnés, le pianiste affiche une maigre partition d’une quinzaine de publications sur Instagram. Sa représentation médiatique se fait via son agence de communication qui gère ses pages de réseaux sociaux, et qui ne manque pas, tout de même, de mentionner en “story” la sortie du dernier album de l’artiste entièrement dédié à Brahms.
Même le simple utilisateur qui publie ses photos de vacances le sait, les outils numériques sont diaboliquement chronophages – pires ennemis lorsqu’il faut s’imprégner d’un concerto de Dvorák. Camille Thomas s’en protège : « j’essaye de faire en sorte que ça ne prenne pas trop de place dans ma vie privée pour que ça ne devienne pas une contrainte qui apporte trop de stress. C’est une question de balance, c’est assez prenant quand même », avoue-t-elle sans pour autant considérer que cela fasse partie de son métier. « Je suis violoncelliste, mon métier c’est la scène, faire de la musique. Je refuse tout ce qui peut s’apparenter à des propositions pour devenir influenceuse. La seule chose que je veux faire, c’est jouer de la musique. » Le partage de la musique, voilà bien l’essentiel. La récompense ne se mesure pas aux nombres de “j’aime” mais à la salle comble et comblée d’un concert, à la présence de celui ou de celle qui n’avait jamais osé pousser la porte de la musique classique. Et les réseaux sociaux ont, pour cela, un formidable potentiel.