Le studio français Don’t Nod a réinventé à sa manière le genre du jeu vidéo narratif (pour ne pas dire le point & click) grâce au succès de l’excellent Life is Strange. Depuis janvier 2015, la licence a connu de nombreux opus, mais, à l’approche d’un nouvel épisode inédit, la question se pose : sa formule convainc-t-elle toujours les joueurs ?
Ce n’est un secret pour personne : depuis une quinzaine d’années maintenant, la proximité entre le jeu vidéo et le cinéma ne cesse de se renforcer. Au milieu des années 2010, cela devenait même une évidence, trahie notamment par des titres comme ceux de Quantic Dream, auteur entre autres de Heavy Rain (2010) et Beyond: Two Souls (2013).
Ce studio parisien dirigé par le célèbre David Cage s’était distingué sur PlayStation 3 à travers des jeux d’aventure révolutionnaires privilégiant la narration et l’immersion au détriment du gameplay, avec un système de choix efficace, mais n’ayant pas toujours fait l’unanimité.
Tout l’inverse de ses compatriotes de Don’t Nod, auteurs en 2015 d’une contre-proposition acclamée par la critique : Life is Strange, jeu d’aventure narratif épisodique ayant bouleversé toute une génération de joueurs. Une licence exploitée depuis à de nombreuses reprises, mais dont il est pertinent de questionner le véritable héritage à l’approche de son tout dernier opus, intitulé Double Exposure.
De pointer et cliquer, à marcher et choisir
Dans les années 1990, un genre presque nouveau connaît une véritable explosion sur le marché du jeu PC : le point & click, que l’on pourrait bêtement traduire en français par « pointer et cliquer ». Il s’agit, ni plus ni moins, d’une manière intuitive d’offrir aux joueurs des aventures immersives, graphiquement très séduisantes, et dans lesquelles l’aspect narratif et l’exploration priment sur l’action.
À l’opposé absolu des DOOM et Quake, mais aussi désireux d’offrir une proposition différente des jeux de rôle type The Elder Scrolls ou Fallout, ce genre résolument novateur veut pousser le joueur à prendre son temps, sans spécialement se battre.
L’objectif est d’examiner les moindres recoins d’un décor, de résoudre des énigmes et de discuter avec des personnages plus ou moins hauts en couleur, afin de prendre part à une histoire pleine d’humour ou de rebondissements.
Le studio référence à l’époque est un certain LucasArts, division de la célèbre société de production du créateur de Star Wars, George Lucas. Le développeur enchaîne alors les hits de référence, de la série des Monkey Island à Grim Fandango, en passant par Day of the Tentacle ou Sam and Max: Hit the Road.
L’action au service de l’immersion
Cependant, l’évolution technologique fulgurante du jeu vidéo permet rapidement aux développeurs de proposer des environnements en trois dimensions bien plus vivants. Il devient alors possible de se déplacer et d’interagir sans se limiter à de sublimes plans plus ou moins fixes dont il faut explorer le moindre détail, et le concept de jeu d’aventure tel que l’avait popularisé LucasArts se perd peu à peu.
La 3D étant enfin maîtrisée, interagir de la sorte avec les décors est devenu désuet : il faut désormais y intégrer davantage d’action et la partie exploration se limite à la quête d’objets à collectionner, ainsi que d’éléments permettant potentiellement d’améliorer un équipement. L’explosion médiatique de la saga Grand Theft Auto, entre autres, transfigure alors le paysage vidéoludique comme jamais.
L’action doit désormais primer, et rares sont ceux qui envisagent encore de suivre la voie tracée par LucasArts et ses semblables. Toutefois, à l’aube d’une nouvelle décennie, avec l’avènement des consoles HD, un rapprochement évident s’opère entre le jeu vidéo et le cinéma, grâce à des productions de plus en plus réalistes, soucieuses d’offrir des graphismes et des cinématiques d’un réalisme bluffant.
Sony se lance explicitement dans cette nouvelle mode avec les impressionnants God of War en fin de vie de la PlayStation 2, puis les Uncharted au début de la PlayStation 3. Cependant, c’est une autre exclusivité PlayStation qui va chambouler ce paysage en 2010 : Heavy Rain. Avec ce polar interactif inspiré (entre autres) de thrillers glauques de légende comme Se7en ou Saw, Sony dispose d’une exclusivité majeure et novatrice.
Le titre de Quantic Dream mélange le jeu d’action-aventure presque photoréaliste et le jeu d’enquête au gameplay se limitant aux déplacements et à l’interaction avec le décor et les personnages. Bien que peu avare en défauts, le jeu de David Cage fait école, et un nouveau style se répand sur consoles et PC, davantage mis en valeur par le studio Telltale et son adaptation acclamée de The Walking Dead.
Une licence qui assure un Max
Pourtant, c’est bel et bien Square Enix qui flaire le mieux la pépite et se paie les services d’un autre studio français, plus modeste dans ses prétentions : Don’t Nod. Auteurs du très sympathique Remember Me (2013), les développeurs parisiens se voient sauvés d’une faillite annoncée (suite à l’échec injuste de leur précédente création) par le célèbre éditeur japonais.
Ce géant de l’industrie, derrière les Final Fantasy et autres Dragon Quest, est alors en train de s’occidentaliser avec l’édition des derniers Just Cause, Tomb Raider et Hitman, et s’offre avec le projet Life is Strange le potentiel d’une nouvelle référence du jeu narratif.
Verdict : c’est un immense succès. Primé à de nombreuses reprises et remportant notamment un trophée aux Game Awards 2015, ce jeu d’aventure est encensé pour la qualité de sa narration, l’impact réel des choix du joueur sur le déroulement de l’aventure et n’est même pas plus critiqué que cela pour son format épisodique.
En effet, Life is Strange se déroule sur cinq épisodes, distribués au fil des mois durant toute l’année civile, et la montée en puissance de ses enjeux, conclue par un ultime épisode magistral, lui vaut un succès à la fois critique et commercial.
Effet papillon
Mais pourquoi un tel succès ? À première vue, pour deux raisons principales : d’abord, parce que Don’t Nod nous plonge dans un tout nouvel univers, mêlant vie étudiante sur un campus nord-américain et événements paranormaux.
Max Caufield, l’héroïne jouable de Life is Strange, est dotée d’un étrange pouvoir lui permettant de revenir dans le temps et de modifier des événements d’apparence mineurs, mais faisant entrer en jeu le célèbre concept d’effet papillon.
La diversité des arcs narratifs, vers lesquels on peut dériver en fonction de choix parfois anodins, couplée à une écriture soignée et immersive, permet rapidement à Life is Strange de se trouver un public.
Et ce, sans négliger l’aspect épisodique, offrant un cliffhanger de grande qualité à chacun des cinq épisodes constituant le jeu intégral, porté qui plus est par une patte artistique très particulière ayant également su marquer les esprits.
Face à une telle réussite, Square Enix capitalise sur cette licence qui lui appartient en confiant alternativement la conception de suites et de spin-offs au studio Deck Nine ainsi qu’à Don’t Nod, qui a l’honneur de réaliser Life is Strange 2 (également au format épisodique, de 2018 à 2019). Six ans plus tard, la série compte ainsi deux épisodes numérotés signés Don’t Nod, tandis que Deck Nine a développé une préquelle là aussi distribuée par épisodes (Before the Storm, 2017-2018) et un troisième opus, intitulé True Colors (2021).
L’épuisement d’un genre
Avec une nouvelle suite prévue pour fin octobre 2024, baptisée Double Exposure et mettant de nouveau en scène l’héroïne du tout premier volet, on est alors en droit de penser que Life is Strange cartonne toujours autant, mais la réalité n’est pas aussi simple.
En dépit d’une qualité d’écriture plus ou moins intacte et d’une touche artistique toujours aussi séduisante, la licence semble parler à beaucoup moins de joueurs, la faute peut-être à l’épuisement d’un style de jeu beaucoup moins en vogue depuis quelques années.
La popularité de Max Caufield, protagoniste du tout premier épisode de la série, semble en effet être la clé pour ramener enfin cette dernière sur le devant de la scène. Life is Strange a été un immense carton, constituant assurément l’un des jeux vidéo les plus marquants d’une décennie qu’il a dignement représentée, mais le destin des nombreux autres titres de la licence a été bien différent. C’est bien simple : aucun autre jeu de la franchise n’a su captiver autant les joueurs que le premier volet, à part éventuellement sa préquelle, et sans doute pour une bonne raison.
Il est très probable que les joueurs restent tout simplement très attachés à un univers, davantage qu’à un genre de jeu pourtant très maîtrisé et efficace, et que l’histoire si touchante de Max Caufield et de sa meilleure amie Chloe Price constitue le véritable cœur de Life is Strange. Le destin de Double Exposure nous le dira, mais, à n’en point douter, si la licence revient aux origines avec une suite directe de son best-seller légendaire, c’est pour une bonne raison…
Life is Strange: Double Exposure, le 29 octobre sur PC, PlayStation 5 et Xbox Series.