Série de tous les records, One Piece est un phénomène unique dans l’histoire du manga. L’œuvre d’Eiichirô Oda est numéro 1 en France depuis 2011 et son tirage s’élève à plus de 500 millions d’exemplaires à l’échelle mondiale.
Son corps en caoutchouc aurait dû le condamner à couler au fin fond des mers, mais Luffy s’est juré de devenir le roi des pirates. Devenu élastique après avoir gobé un fruit du démon, il est inarrêtable depuis sa création en 1997 au Japon. Nouvelle star du magazine hebdomadaire Weekly Shônen Jump, il est parvenu à faire encore mieux que Dragon Ball en déchaînant les passions à travers tous les continents. L’histoire du phénomène One Piece, c’est déjà plus d’une centaine de volumes reliés au compteur pour une série animée comptant plus d’un millier d’épisodes que les fans connaissent par cœur.
Alors que la saga semble enfin approcher de sa conclusion, nous avons choisi de nous tourner vers un spécialiste pour tenter de mieux comprendre les secrets de la longévité de la franchise. Après deux ans de travail, l’ouvrage de Romain Kalisz, Sur les mers de One Piece : les trésors de l’aventure, sort le 27 juin chez Third Editions et retrace les coulisses du phénomène en décortiquant chacun de ses éléments clés. Étant donné l’ampleur de la tâche, un second volume est d’ores et déjà prévu pour venir compléter ce premier tome (disponible depuis le site officiel de l’éditeur).
On ne présente plus le phénomène One Piece, mais peut-être que le grand public n’a pas forcément une idée précise et surtout exacte de ce dont il s’agit. Pouvez-vous nous exposer votre vision et quelles bonnes raisons donneriez-vous à un néophyte de se lancer dans le bain ?
Dans One Piece, nous suivons les aventures de Luffy, un adolescent qui rêve de devenir le “roi des pirates”. Il prend alors la mer et se lance avec sa bande d’amis dans un tour du monde où les attendent 1 000 péripéties. En plus de sentir bon la piraterie, le récit réunit tous les ingrédients de l’aventure : de la magie, des paysages oniriques, des mystères et surtout des combats.
Rien de mieux qu’une telle ode au voyage pour s’évader ! Mais avec One Piece, on ne s’évade jamais complètement du monde, car de nombreux thèmes sont également pris au sérieux : racisme, esclavage, écologie, despotisme, liberté… Les axes de réflexion sont très variés, ce qui en fait un manga particulièrement riche.
Par quel biais conseillez-vous d’entrer dans l’univers de la série ? Si le manga paraît évident, le nombre de volumes (+ de 100) peut être dissuasif, mais c’est encore pire pour ce qui est de l’anime (+ de 1000 épisodes) ! La version papier reste bien sûr la bible aux yeux des fans, mais la série d’animation permet de mieux visualiser l’absurdité et la démesure des situations.
Je ne pense pas qu’il y ait une mauvaise façon de commencer One Piece. Sauf si vous envisagez de commencer par le milieu de l’œuvre et de sauter des arcs narratifs ! Lorsqu’on parcourt les pages en noir et blanc du manga, on entrevoit facilement l’univers coloré et énergique dans lequel l’auteur veut nous plonger.
Les cases fourmillent souvent de détails et l’auteur joue sur les proportions pour imaginer un monde malléable à souhait. L’adaptation animée insuffle quant à elle un supplément d’âme nous permettant de retrouver cette folle énergie qui fait l’esprit du manga. Au fond, je dirais que la version papier et la série d’animation participent chacune à notre expérience globale de l’œuvre.
Malgré tout, l’idée de commencer l’un ou l’autre avec 25 ans de retard peut effectivement rebuter. Mon meilleur conseil est de prendre l’œuvre pour ce qu’elle est : un formidable voyage. Lors d’un voyage, on aime parfois prendre son temps, flâner et s’émerveiller, sans forcément se presser. Savourez de la même façon cet univers, même si ça doit prendre des mois ou des années. Inutile de se dépêcher. Après tout, l’auteur ne s’est jamais vraiment pressé dans sa narration, alors autant faire comme lui.
Tout dans One Piece paraît déraisonnable, mais le nombre de personnages imaginés par l’auteur est proprement vertigineux. Pourtant, au lieu de noyer le lecteur, cela contribue à capter davantage son attention. Quel est le secret de la saga ?
Outre le nombre de personnages (plus d’un millier !), le tour de force de l’auteur est surtout d’avoir su faire en sorte qu’aucun ne ressemble à un autre, en jouant notamment sur les proportions et l’excentricité des designs. Il n’y a qu’à regarder l’équipage de Luffy pour s’en convaincre : Brook est un squelette avec une coupe afro, Franky est un cyborg en slip mesurant 2,50 m et Chopper est un renne qui parle !
Mais dans le monde merveilleux de One Piece, les personnages s’étonnent finalement peu que l’on mesure huit mètres de haut ou que l’on s’habille étrangement puisque l’extravagance est devenue la norme. C’est précisément cette excentricité visuelle qui donne une identité propre aux personnages, nous permettant de les identifier plus facilement pour mieux nous souvenir de leur rôle.
Le lancement de l’adaptation de One Piece en série live action sur Netflix a généré un engouement ayant dépassé de loin le seul cercle des fans. Alors que l’exercice se révèle généralement désastreux dans la plupart des cas, ce live action est bien plus convaincant que prévu. Comment expliquez-vous un tel succès et avez-vous des regrets par rapport à certains choix ?
Nous étions nombreux à être sceptiques lorsque la série a été annoncée, mais il faut bien admettre que c’est une belle réussite ! En plus de somptueux décors, sa force est d’avoir su retranscrire l’extravagance visuelle du manga en assumant et en maîtrisant parfaitement la présence de costumes ou de dialogues plutôt kitsch. Par exemple, le fait que les acteurs crient le nom des attaques peut paraître absurde, mais ça se fond finalement très bien dans les épisodes.
Son succès tient aussi dans une narration très grand public : les intrigues ne suivent pas le même cheminement que la version papier, pour au final arriver au même résultat. C’est une belle prouesse narrative. Malheureusement, on ressent de ce fait que l’histoire accélère artificiellement afin de rester dans les clous du format en huit épisodes.
Ne faut-il pas être un peu fou pour se lancer dans la rédaction d’un essai de décryptage sur l’ensemble de la saga One Piece ? Comment avez-vous souhaité aborder la chose pour faire ressortir l’essentiel ?
Je ne sais pas si c’est de la folie, mais il faut surtout être sacrément passionné pour se lancer dans une telle entreprise ! Pour décrypter une œuvre aussi dense, je propose aux lecteurs de revivre ensemble le voyage des Chapeaux de paille depuis le départ. Nous avançons ainsi arc par arc, en nous focalisant chaque fois sur le processus créatif, les références culturelles et surtout sur la “morale” qui s’en dégage.
Mais je n’oublie pas pour autant de changer de focale et d’observer comment les arcs forment un tout si passionnant. A priori, le second volume devrait traiter toute la seconde partie de l’œuvre, et cela jusqu’à la fin… Mais qui sait combien d’années il reste encore à One Piece ! L’auteur lui-même semble toujours confus lorsque la question lui est posée.
Eiichirô Oda (One Piece) et Masashi Kishimoto (Naruto) ont tenu à exprimer leur gratitude envers Akira Toriyama (Dragon Ball) à l’annonce du décès de ce dernier pour leur avoir montré la voie. Comment expliquez-vous la longévité et le succès planétaire de One Piece, qui a tout de même réussi à détrôner Dragon Ball ?
Si l’on creuse en profondeur, on peut voir que Naruto, One Piece ou encore Dragon Ball ont un fond commun qui les rend universels : leur histoire mythique. Pour la faire courte, cette histoire (parfois appelée “monomythe”) suit généralement les aventures d’un héros qui se lance dans un périple au cours duquel il rencontre des alliés et des adversaires, traverse des épreuves pour se transcender, avant de rapporter l’objet de sa quête, souvent symbole de paix.
Ce schéma narratif, que l’on retrouve dans de nombreux films hollywoodiens ou mangas pour adolescent, semble universel, car il puise directement dans nos mythes les plus anciens et se nourrit sans que l’on s’en rende compte de nos angoisses ou nos désirs enfouis.
Mais si ce “monomythe” peut en partie éclairer son succès, je pense qu’il n’est pas suffisant pour expliquer comment One Piece a pu se hisser au sommet du monde. Je dirais que la réponse tient donc aussi dans l’aspect voyage et aventure qui fonde l’essence même de la saga, et qui peut finalement faire rêver n’importe qui. Après tout, avant Eiichirô Oda, n’y avait-il pas déjà eu Jules Verne ?
Les Voyages extraordinaires ont, eux aussi, fait voyager des générations de lecteurs aux quatre coins du monde (et de l’espace), avec un succès jamais démenti : Jules Verne est d’ailleurs toujours l’un des auteurs les plus lus et les plus traduits au monde. Je pense donc que c’est cette alchimie entre le mythe, les influences culturelles, le voyage et l’aventure qui forme le succès planétaire de One Piece.