La vie privée, un concept désuet à l’ère du numérique ? Découvrez comment nous sacrifions allègrement notre intimité sur l’autel du digital.
La vie privée, un luxe d’un autre temps ? À l’heure où la collecte des données est la nouvelle ruée vers l’or, notre intimité la plus précieuse s’est muée en une denrée rare… que nous bradons allègrement. Nos vies désormais exposées en pleine lumière, décortiquées par les algorithmes gloutons des mastodontes du Web, n’ont plus rien de privé. Pire, nous sommes bien souvent les propres artisans de cette mise à nu généralisée.
Pourquoi ? La réponse la plus directe et sincère serait : la flemme. Certes, l’ère numérique a déferlé sur nous telle une vague dévastatrice, balayant sur son passage les derniers remparts de notre intimité. Nos smartphones, ces précieux confidents devenus de redoutables mouchards, nous trahissent à chaque instant. Les appareils connectés dans nos maisons ne font pas mieux.
Nos moindres déplacements, nos recherches les plus intimes, nos échanges les plus confidentiels, tout est désormais méticuleusement consigné, décrypté, monnayé. Tout ça pour nous faciliter la vie. Du moins, en avons-nous l’impression. Enivrés par les sirènes des réseaux sociaux et de l’hyper-connexion, nous avons nous-mêmes pavé la voie à ce strip-tease intégral. Exposant sans retenue nos vies sur la place publique virtuelle, nous avons fait fi de la pudeur qui jalonnait jadis nos existences. La vie privée n’est-elle donc plus qu’un concept désuet ? Qu’avons-nous réellement à perdre en sacrifiant ainsi notre jardin secret sur l’autel de la transparence absolue ?
Collecte massive de données et érosion de la vie privée
Les géants du numérique ont érigé en business model la captation et l’exploitation effrénée de nos données personnelles. De l’aveu même de l’ancien patron de Google de 2001 à 2011, Eric Schmidt : « Nous pouvons littéralement tout savoir si nous le voulons. Ce que font les gens, ce qui les intéresse, les informations qu’ils surveillent, nous pouvons littéralement le savoir si nous le voulons [une pause] et si les gens veulent que nous le sachions. »
Les chiffres donnent le vertige : le moteur de recherche traite plus de 8,5 milliards de requêtes par jour. C’est 99 000 recherches par seconde. Et ce n’est qu’un acteur parmi d’autres. Le groupe Meta fait de même, Apple, Microsoft, Amazon, TikTok… Autant de fenêtres béantes sur nos vies. Nous sommes une manne inépuisable d’informations privées mises à nu. Les smartphones récoltent en temps réel nos données de géolocalisation, nos contacts, nos habitudes, qui nous rencontrons (oui, les smartphones mis à proximité échangent de la donnée)… Tout cela constitue un trésor de guerre pour les annonceurs qui ne jurent que par la publicité ciblée.
Le « Don’t be evil » (ne sois pas méchant) des débuts de Google a disparu, mais nous sommes aussi les grands responsables de cet état de fait. Enivrés par les réseaux sociaux, nous y déversons un flot continu d’informations intimes : notre vie amoureuse, nos états d’âme, nos photos dénudées… Par flemme, nous restons connectés – partout, tout le temps – à Google, Apple… Nous utilisons leurs gestionnaires de mots de passe, nous profitons de leurs historiques pour ne pas retaper une URL, nous inscrire à chaque fois sur un site, etc. Et ce ne sont pas les fuites de données massives (et constantes) qui se multiplient qui mettent un stop à cette fainéantise généralisée.
Facebook, Apple, Google, LinkedIn, Snapchat, Yahoo, Uber… ils ont tous été victimes de hackers malintentionnés. Chaque mois, près de 5 000 sites web sont infiltrés au moyen du formjacking (vol de formulaire). Selon une étude commandée par Apple et dévoilée fin 2023, plus de 2,6 milliards de données utilisateurs stockées dans le cloud ont été volées entre 2021 et 2022. Notre vie privée aurait-elle perdu de la valeur à nos yeux ? Cédons-nous à la facilité ?
Perte de vie privée : les conséquences concrètes du Big Data
Selon l’entreprise Criteo, spécialiste de la publicité en ligne, le taux de conversion publicitaire bondit de 63 % lorsque le ciblage s’appuie sur les données comportementales des internautes. Pour parler clairement : plus un réseau nous connaît intimement, plus il va nous servir des publicités sur lesquelles nous sommes susceptibles de craquer. Où que nous allions sur Internet, nous sommes harcelés de réclames taillées sur mesure grâce au Big Data.
Après tout, certains pourraient se dire que ce n’est pas si mal, qu’il nous restera toujours notre libre arbitre. Mais une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a conclu qu’à partir des données et métadonnées (historique de navigation, informations personnelles, localisation GPS…) d’une personne, on est capable de prévoir jusqu’à 80 % de son comportement. Une aubaine pour les annonceurs, prêts à toutes les surenchères pour mettre la main sur ces précieuses informations.
Derrière, nos biais cognitifs, utilisés dans le cadre du matraquage publicitaire, font que notre cerveau est faible et que notre autonomie décisionnelle est en réalité relativement minime. Grâce au neuromarketing, des outils et des discours ont été développés avec une grande finesse afin de contourner notre autonomie décisionnelle. C’est ainsi que Google a engrangé 237,8 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2023. Un chiffre en hausse de 5,9 % sur un an et qui est pourtant la deuxième plus faible croissance des deux dernières décennies !
Si l’intime est devenu la nouvelle mine d’or du marketing, la perte de la vie privée peut avoir des conséquences encore plus ravageuses. Nous exposons aussi nos vies aux cybercriminels les plus malveillants. Un fléau dévastateur qui peut ruiner des existences, entre usurpations d’identité, escroqueries financières ou chantages odieux.
En 2021, les signalements de vol d’identité ont atteint le chiffre vertigineux de 5,9 millions rien qu’aux États-Unis selon la FTC (Federal Trade Commission). Pour comprendre à quel point ce chiffre a bondi en deux décennies, il faut réaliser qu’en 2001, le nombre de plaintes similaires n’était que de 325 519, soit 18 fois moins qu’à l’heure actuelle. Entre les fuites de données des sites de rencontres ou le vol des données stockées par les hôpitaux ou les mairies, voire France Travail dernièrement, notre jardin secret ne semble plus avoir de rempart. Et nos échanges avec les IA ne vont rien arranger.
Le pire reste à venir ?
En bradant ainsi notre intimité, c’est notre libre arbitre que nous sacrifions sur l’autel de la transparence absolue. Une étude de l’Université de Pennsylvanie a démontré que les gens s’autocensurent davantage lorsqu’ils savent être surveillés en ligne. Le hic est que l’on a vite fait d’oublier que les mastodontes du Web nous « écoutent » d’une manière ou d’une autre. Et qu’ils en savent souvent bien plus sur nous que nos proches… voire que nous-mêmes. Nous ne sommes plus que les pantins consentants d’un système qui peut aisément nous profiler, nous manipuler, nous contraindre dans ses normes dictées par les algorithmes. Une atteinte de plus en plus préoccupante à nos libertés fondamentales dont nous ne pourrons nous défaire qu’en faisant l’effort de la déconnexion.
Comment reprendre le contrôle de notre vie privée ? Il est crucial de se former, à commencer par les plus jeunes, à une certaine « hygiène numérique » en adoptant des réflexes de sécurité élémentaires comme le choix de mots de passe robustes ou le paramétrage de ses comptes pour un maximum de confidentialité. C’est parfois complexe, souvent rébarbatif, mais crucial.
Autre piste : contraindre – par la loi ou par l’opinion – les géants du numérique de revoir leurs modèles économiques prédateurs en intégrant la confidentialité dès la conception de leurs produits et services. Exit les paramètres par défaut qui sacrifient notre intimité, place au chiffrement de bout en bout ou à la navigation privée par défaut. Il n’est pas encore trop tard pour reprendre le contrôle.