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Tokyo Ghoul, une œuvre aussi marquante que marginale

19 novembre 2021
Par Tom Demars
L’histoire écrite par Sui Ishida s’étale sur 30 tomes et est divisée en deux parties.
L’histoire écrite par Sui Ishida s’étale sur 30 tomes et est divisée en deux parties. ©Glénat

Tokyo Ghoul s’est imposé en quelques années comme un manga majeur qui oscille entre étrangeté kafkaïenne et body-horror à la Clive Barker. Il fête ses 10 ans, l’occasion de revenir sur cette fresque radicale. [Mieux vaut être à jour dans votre lecture avant de lire cet article. #Spoilers]

Le passage de l’adolescence à l’âge adulte est un thème que les mangakas ont toujours exploré. Ce genre continue d’avoir les faveurs d’un public personnellement touché par ces sujets. Pourtant, certains auteurs arrivent à proposer des œuvres qui s’extirpent du conventionnel. Parasite de Hitoshi Iwaaki en est le parfait exemple, avec sa narration philosophique et sa morale écologique. Tokyo Ghoul, écrit par Sui Ishida, s’inscrit dans cette tradition ; il en est même l’un des derniers représentants en date.

L’histoire nous plonge dans la vie de Kaneki Ken, un étudiant introverti et passionné par la lecture. Son quotidien est chamboulé lorsqu’un rencard avec une fille vire au drame. La jeune femme prénommée Lize se révèle être une goule : un prédateur qui se nourrit de chair humaine. Alors qu’elle tente de dévorer Kaneki, un accident n’est pas loin de les tuer. Ken se réveille finalement à l’hôpital, mais des organes appartenant à Lize lui ont été greffés. L’agressé mute alors en un potentiel agresseur. Kaneki Ken est devenu une demi-goule.

La première partie de Tokyo Ghoul met en scène un protagoniste en proie à ses pulsions.©Glénat

Si le premier quart de Tokyo Ghoul reste convenu, avec un héros qui découvre de nouveaux pouvoirs, un monde cruel et des proches à protéger, une noirceur latente s’infiltre dans la narration. Partagé entre deux mondes qui ne lui inspirent que doute et incompréhension, Kaneki Ken s’éloigne de son ami d’enfance, Hide, par peur que celui-ci rejette sa nouvelle condition et intègre l’équipe de L’Antique, un café qui sert de refuge à des goules. Il prend alors conscience de leurs conditions de vie précaires : elles sont obligées de se cacher pour ne pas finir exécutées par le CCG, une organisation spécialisée dans leur élimination. La tragédie que vit Kaneki Ken ne peut être imputée ni aux humains, ni aux goules. Son combat est ailleurs : il doit apprendre à s’accepter, pour ensuite pouvoir accepter les autres.

Déconstruire la logique d’un monde tordu

Sui Ishida reste dans les clous jusqu’au septième tome, symbole d’un basculement total. Le lecteur fait face à un événement insoutenable : la torture du protagoniste. Perdu et désespéré, Kaneki Ken remet toute sa vie en cause. Il comprend que ses convictions, comme les préceptes hérités de sa défunte mère, l’ont mené à cette situation. Ken se rend ainsi à l’évidence : il ne fait que fuir la réalité. Maintenant qu’il doit faire face à la cruauté du monde, il ne peut tout simplement pas agir. Il est paralysé par sa propre faiblesse.

Sui Ishida expliquait en interview pour Atom Magazine (dont un extrait est disponible sur le site de Glénat) que « le choix » est un thème qui définit son manga. Un simple mot en apparence, mais qui résume parfaitement la structuration de son récit. « La période de l’adolescence relève d’une crise permanente. Or, étymologiquement parlant, à l’origine du mot crise il y a la notion de choix », explique Joëlle Nouhet-Roseman, autrice de Les mangas pour jeunes filles, figures du sexuel à l’adolescence. Dans les tomes qui suivent cet épisode douloureux et traumatisant, Kaneki prend la décision de devenir plus fort pour protéger ses proches. Seulement, Sui Ishida en profite pour déconstruire ce que l’on attend d’un entraînement mis en scène dans un shonen. Ici, plus Kaneki gagne en puissance et se rapproche de la vérité, plus il est sujet à l’aliénation, à des épisodes dépressifs et à ses pulsions meurtrières. Sa quête de sens mute en une odyssée dramatique et interminable, jusqu’à un final aussi sombre qu’inattendu.

Tandis que Kaneki Ken embrasse sa nature de demi-goule, Sui Ishida embrasse la marginalité de son œuvre.©Glénat

L’ironie du sort

Kaneki Ken décide finalement de rebrousser chemin pour revenir auprès de ses proches, mais le CCG lance un assaut de grande envergure sur L’Antique. Il a beau avoir tout sacrifié dans sa quête, rien n’a changé. Kaneki Ken a encore une fois pris sa décision trop tard. Un sauvetage serait suicidaire, mais il décide de se jeter dans la bataille. Shu Tsukiyama (un personnage qui entretient une admiration ambiguë envers Ken) tente de le raisonner, mais Kaneki lui rétorque qu’il en a assez de se « sentir impuissant ». Tout le cheminement émotionnel du personnage trouve un sens dans cette seule réplique.

Sui Ishida ne se résigne pas et va au bout de son propos. Malgré tous ses efforts, Ken n’arrive pas à rejoindre Yoshimura (le fondateur de L’Antique) et perd face au plus redoutable des agents du CCG, Kishô Arima. Si sa « mort » est désamorcée avec l’annonce d’une seconde partie, le mangaka prend le pari d’anéantir tout espoir. Le café est détruit, les personnages sont séparés, Kaneki Ken est porté disparu… L’auteur conclut la première partie de son histoire avec un anti-climax nihiliste. Si Tokyo Ghoul Re (la suite du manga) offrira une porte de sortie plus lumineuse à cet univers, Tokyo Ghoul reste une œuvre marginale. Pour Joëlle Nouhet-Roseman, son succès pourrait être dû à « sa transformation de pulsions sensorielles brutes », comme l’angoisse ou l’amour, en une expérience « que l’on peut penser, rêver et partager ». Ce qui est sûr, c’est que Sui Ishida a su appréhender ce sujet complexe qu’est la santé mentale pour délivrer une histoire cathartique, personnelle et définitivement unique dans son approche.

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Article rédigé par
Tom Demars
Tom Demars
Journaliste
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