Entretien

Stéphanie Di Giusto pour Rosalie : “Le cinéma est fait pour ressentir des choses”

10 avril 2024
Par Lisa Muratore
Nadia Tereszkiewicz dans le film “Rosalie”.
Nadia Tereszkiewicz dans le film “Rosalie”. ©Marie-Camille Orlando/Trésor Films/Gaumont/LDRPII/Artémis Productions

À l’occasion de la sortie du film Rosalie, L’Éclaireur a rencontré sa réalisatrice, Stéphanie Di Giusto, afin d’évoquer son deuxième long-métrage porté par Nadia Tereszkiewicz et Benoît Magimel.

C’est dans un hôtel parisien que nous avons rencontré Stéphanie Di Giusto. La réalisatrice, très enthousiaste à l’approche de la sortie de son nouveau film Rosalie, nous rappelle que cela fait presque un an qu’elle a démarré la promotion du long-métrage porté par l’étoile montante du cinéma français Nadia Tereszkiewicz et le doublement césarisé Benoît Magimel. Impatiente de le céder désormais aux spectateurs, à partir du 10 avril, et après une première présentation au Festival de Cannes 2023, la cinéaste est revenue sur l’écriture de son deuxième film – après La Danseuse (2016) –, ses thèmes, mais aussi son message. 

On parle du public et de la sortie du film sur grand écran. Qu’espérez-vous susciter chez les spectateurs qui iront voir le film en salle ? 

J’aimerais avant tout susciter une émotion et je n’ai pas à dire laquelle. C’est un film sur la liberté d’être soi. Les spectateurs réagiront avec ce qu’ils sont. Je respecte ça jusqu’à la fin du film, chacun est libre de ressentir l’émotion qui lui est propre. J’espère, en tout cas, que chaque spectateur sera différent avant et après le film. J’espère faire bouger quelque chose en eux.

Nadia Tereszkiewicz dans Rosalie.©Marie-Camille Orlando - 2023 TRESOR FILMS - GAUMONT - LDRPII - ARTÉMIS PRODUCTIONS

Si vous espérez faire bouger les mentalités des spectateurs, peut-on dire que Rosalie possède un message ? 

Non, je ne pense pas. Je ne veux pas donner de leçon avec mes films. Je veux que les gens ressentent. Le cinéma est fait, avant tout, pour ressentir des choses ! 

Vous réalisez et scénarisez Rosalie. Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce film ? 

C’est avant tout la rencontre avec un personnage, comme sur mon précédent film La Danseuse. En l’occurrence pour Rosalie, j’ai l’image de Clémentine Delait en tête, l’image de cette femme très féminine avec sa barbe et son assurance. Elle voulait se montrer telle qu’elle était en tant que femme. Ce qui m’a vraiment touchée chez elle, c’est qu’elle a toujours refusé d’être un banal phénomène de foire et qu’elle voulait vraiment avoir une vie de femme. Je trouvais cette dualité très intéressante, mais je ne voulais pas non plus faire un biopic.

Benoît Magimel dans Rosalie. ©Marie-Camille Orlando - 2023 TRESOR FILMS - GAUMONT - LDRPII - ARTÉMIS PRODUCTIONS

J’ai lu ses mémoires autobiographiques et je me suis demandé : “C’est quoi, aimer cette femme ?”, car elle parlait rarement de son mari. En partant de cette interrogation, j’ai voulu inventer le destin de Rosalie, de cette femme qui se libère en assumant sa barbe, mais surtout je voulais raconter cette histoire d’amour sans condition. Quand j’ai commencé à écrire, je vivais quelque chose de dur et je voulais, à travers ce personnage, me réconcilier avec la vie. Je traite l’histoire d’amour de Rosalie avec Abel, qu’interprète Benoît Magimel, mais j’avais l’impression, aussi, d’aller ailleurs et d’interroger plus largement l’humanité. 

Comment s’est passée l’écriture du scénario à partir de cette rencontre et de vos recherches ?

Je pense que le scénario est né, car il y avait quelque chose en moi que j’avais envie de dire. J’ai écrit avec Sandrine Le Coustumer, car c’est trop dur d’écrire seule. Cette histoire d’amour est venue d’un coup, je ne peux pas l’expliquer, mais il fallait que je l’écrive. C’est venu à l’inspiration, c’est très compliqué à expliquer, surtout avec un tel personnage, car les situations, tout de suite, se posent.

« Tant qu’il n’y a pas LA rencontre, celle qui est déterminante, il ne faut pas faire le film. »

Stéphanie Di Giusto
Réalisatrice de Rosalie

Le climat dans lequel j’ai façonné cette histoire était très particulier, il m’a fasciné. Je me suis beaucoup documentée. On est cinq ans après la guerre franco-prusse en 1875. C’est une période bien particulière, dans un climat de suspicion. L’idée de ce village industriel avec ce patron, joué par Benjamin Biolay, qui a le contrôle sur la vie de ses employés, la vie dans le café d’Abel et Rosalie… Tous ces éléments étaient fascinants. J’avais l’impression que, dans ce microcosme, j’allais pouvoir raconter quelque chose d’universel.

Quel défi cela représente-t-il d’enfermer vos personnages dans ce microcosme ? Le film est presque un huis clos dans un sens. 

C’est un défi et une chance. Par rapport à mon premier film, qui était très ample et romanesque – on partait des États-Unis pour arriver en France –, j’adorais l’idée d’avoir cette contrainte et de rester près de mes acteurs. J’ai eu la chance de travailler avec un excellent casting et d’en profiter au maximum. J’aimais aussi l’idée qu’autour d’une table, dans un lit ou dans cette usine, on puisse raconter le bout du monde. 

Benoît Magimel dans Rosalie.©Marie-Camille Orlando - 2023 TRESOR FILMS - GAUMONT - LDRPII - ARTÉMIS PRODUCTIONS

La Danseuse comme Rosalie sont des films d’époque. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce genre de cinéma ? 

J’ai l’impression, je ne sais pas pourquoi, que tout est plus fascinant qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, on vit une époque très réactionnaire. Les personnages exaltants d’aujourd’hui sont fades, je n’arrive pas à m’y intéresser. J’aimais l’idée de raconter, à travers l’histoire de Rosalie, le début du capitalisme. C’est fascinant, c’est l’histoire, c’est là où tout a commencé. J’aimais aussi l’idée que ce soit lié aux protestants. 

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Vous aviez déjà tourné avec Nadia Tereszkiewicz dans La Danseuse. Maintenant, vous la retrouvez dans Rosalie dans un premier rôle. En quoi votre relation a-t-elle évolué entre ces deux projets ? 

L’histoire est assez folle, car quand j’ai choisi Nadia dans La Danseuse, c’était pour ses qualités de danseuse. Mais déjà, à l’époque, je me souviens qu’elle sortait du lot, elle se détachait des autres. Sur le plateau, je sentais une énergie unique au milieu des 25 autres danseuses. Six ans passent et quand je suis en train de caster pour le rôle de Rosalie avec la barbe et le costume – car cela offre une perception complètement différente de la femme et de la comédienne –, je tombe sur Nadia près de chez moi. Elle a son masque et je ne vois que ses yeux. C’est là que je lui propose de venir faire des essais, car, à l’époque, je n’arrive pas à trouver ma comédienne. Je l’avais quittée jeune danseuse et je n’avais pas vu ce qu’elle avait fait depuis. J’étais dans le travail et ce n’est qu’après le tournage que j’ai voulu regarder les films qu’elle avait faits avant Rosalie

Nadia Tereszkiewicz dans Rosalie.©Marie-Camille Orlando - 2023 TRESOR FILMS - GAUMONT - LDRPII - ARTÉMIS PRODUCTIONS

Quand elle passe les essais, il y a quelque chose d’évident. La plupart des actrices, et c’est normal, ce sont des coquetteries que l’on peut comprendre, se grattaient, se regardaient dans le miroir. Nadia, en revanche, a directement été dans l’abandon total, dans l’enthousiasme et dans la pureté. J’avais besoin de quelqu’un de pur. Elle correspondait vraiment au personnage. Le fait qu’elle ait été danseuse a apporté beaucoup au personnage, car très jeune elle était déjà jugée. C’est un film sur le regard des autres, aussi. Nadia a ce mélange de force et de fragilité. Dès que j’ai compris que ce serait elle mon personnage, mon film a démarré. Si je n’avais pas trouvé mon personnage, il n’y aurait pas eu de film. Tant qu’il n’y a pas LA rencontre, celle qui est déterminante, il ne faut pas faire le film.

Comment s’est déroulé le tournage avec Benoît Magimel ? Comment l’avez-vous dirigé face à Nadia Tereszkiewicz ? 

C’était génial, très étrange et très original. Quand je l’ai rencontré, j’ai tout de suite compris qu’il tenait le personnage. Il fallait être courageux pour être mis à nu, parce que dans le film, c’est avant tout Abel qui se dévoile. Affronter ce personnage féminin était un réel défi. Selon moi, Benoît est l’un des meilleurs acteurs de sa génération. Il est dans l’émotion pure en permanence. Il y a quelque chose chez lui de physique et d’intérieur. Il est aussi très charismatique. Quand il y avait des scènes qu’il ne sentait pas, il trouvait toujours un geste ou une respiration. Il a une vraie grâce en lui. 

Benoît Magimel et Nadia Tereszkiewicz incarnent Abel et Rosalie. ©Marie-Camille Orlando - 2023 TRESOR FILMS - GAUMONT - LDRPII - ARTÉMIS PRODUCTIONS

Avant le tournage, je ne voulais pas que Nadia et Benoît se connaissent, car j’avais cet instinct de garder le mystère. La première fois qu’Abel regarde Rosalie dans le film, c’est la première fois que Benoît voit Nadia. Sur le plateau, ils gardaient cette distance et ce mystère, et ce n’est que quand ils se plongeaient dans les scènes qu’ils se découvraient. On a tourné dans l’ordre chronologique, ce qui est très agréable. C’était comme une partition de musique : quand on allait trop loin dans les rapports, on modulait. 

Dans vos deux films, La Danseuse et Rosalie, vous abordez le corps et le désir. Peut-on dire que ce sont deux de vos obsessions ? 

Oui, complètement ! Après, c’est très certainement inconscient. J’ai toujours préféré les gestes et les regards aux mots. Je ne suis pas une grande bavarde et je me dis toujours qu’un regard, c’est toujours mieux qu’un dialogue. D’ailleurs, je disais à mes acteurs que s’ils ne voulaient rien dire, ils n’étaient pas obligés de dire mes dialogues. Ils pouvaient me proposer des choses nouvelles pour m’emmener ailleurs.

Pour en revenir au corps et au désir, j’aime l’idée de ne jamais montrer. J’aime le cinéma qui ne nous explique pas ce qui est en train de se passer devant nos yeux, ce que font la plupart des films aujourd’hui. Ce challenge passe par trouver d’autres chemins pour raconter l’histoire. Je m’ennuie très vite et je suis très active, du coup j’aime l’idée d’avoir un défi. Dans le premier film, il s’agissait d’une danseuse dans des voiles, c’était compliqué. Même chose pour une femme avec une barbe.

Je ne sais pas où je vais, mais j’aime l’idée de ne pas savoir où je vais. Ici, ma peur n’était pas liée à l’esthétique du film. Il fallait réinventer une féminité. Dans mes deux films, il s’agissait aussi de montrer une femme autrement. Heureusement, de plus en plus de films montrent cela. Je pense à Pauvres Créatures (2024) avec l’idée de la femme-monstre, mais aussi à Anatomie d’une chute (2023). 

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N’est-ce pas dans cette idée justement que l’on retrouve le message du film ? 

Oui, bien sûr ! Je pense qu’avec ce film on peut apporter une revanche à celles que l’on considérait comme des bêtes de foire destinées à du divertissement. C’est d’ailleurs agréable de voir sur les réseaux sociaux des jeunes femmes qui ont ce trouble génétique assumer leur part de féminité. Je pense à une très belle femme à barbe qui vit à Londres, qui a un compte Instagram et qui est d’une beauté inouïe. Il y a vraiment une résonance sur la thématique du lynchage, aussi. Mon personnage se fait lyncher dans le film, et aujourd’hui on voit très bien les lynchages médiatiques auxquels on assiste, qui plus est avec une forme de lâcheté derrière des pseudos. 

Bande-annonce du film Rosalie.

Vous avez également mis en scène deux personnages féminins dans vos deux films. Était-ce une évidence pour vous ? Avez-vous cette volonté de vous identifier à elles ? 

Je fais comme je peux en étant une femme [rires]. Mais il faut dire que je me reconnais dans tous mes personnages, même les personnages masculins. Je ne réfléchis pas en fait, je dirais que c’est avant tout une nécessité. Pour passer quatre ans sur un film, c’est qu’il y a une réelle nécessité. Ce film-là a failli ne pas exister, car quand on arrive avec une histoire pareille, on n’est pas accueilli à bras ouverts. Il n’y a que les courageux qui ont été présents pour aider le film à naître. On est obligé d’être porté sans que l’on comprenne pourquoi il y a cette nécessité. Puis, on comprend après pourquoi on a fait ce film. 

Quel a été votre dernier coup de cœur culturel ? 

J’ai adoré le film Les Herbes sèches. J’ai trouvé que c’était d’une puissance… ! C’est un film de trois heures, étonnant. Je n’ai pas décroché et c’est une expérience de cinéma insensée. 

Bande-annonce du film Les herbes sèches.

Rosalie, de Stéphanie Di Giusto, avec Nadia Tereszkiewicz et Benoît Magimel, 1h55, le 10 avril au cinéma.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste