Décryptage

Squeezie, HugoDécrypte, Juju Fitcats… Assiste-t-on à une hybridation de YouTube et de la télévision ?

05 décembre 2023
Par Marie Mougin
La youtubeuse Juju Fitcats est désormais également animatrice pour La France a un incroyable talent.
La youtubeuse Juju Fitcats est désormais également animatrice pour La France a un incroyable talent. ©Juju Fitcats

Alors que la télévision essaie d’importer des personnalités ou concepts du Web, les productions sur YouTube et Twitch sont de plus en plus léchées.

Depuis quelque temps on peut remarquer de plus en plus de passages du Web vers la télévision traditionnelle, qu’il s’agisse de personnalités ou de formats. Il y a quelques années, ces deux mondes se regardaient en chien de faïence, se toisaient, voire se critiquaient ouvertement… Alors, pourquoi et comment va-t-on vers une telle hybridation aujourd’hui ? Qu’est-ce qui la rend possible et que dit-elle des médias et de leurs évolutions ?

Des débuts maladroits

Si la télévision et la création télévisuelle vont de plus en plus piocher dans le vivier des créateurs web, les débuts ont été plutôt hasardeux, pour ne pas dire maladroits. En 2016, TF1 lançait une pastille humoristique, Presque adultes, avec les trois « gros youtubeurs » du moment : Natoo, Cyprien et Norman. Les audiences étant très faibles, le projet n’est pas resté très longtemps à l’antenne. D’aucuns se souviennent également des interviews assez catastrophiques de youtubeurs à la télévision, méprisantes, où on les ramenait systématiquement à des questions d’argent, de facilité de leur métier, dans leur chambre en train de s’enregistrer… Notamment celle, célèbre, de Squeezie chez Thierry Ardisson, dans Salut Les Terriens, en 2017.

L’interview avait choqué les fans du youtubeur, qui ont créé nombre de vidéos d’analyse et de parodies pour y rétorquer.

S’en est suivi une période de froid d’un ou deux ans, où plus aucune ombre d’hybridation ne pointait le bout de son nez et où le monde du Web refusait catégoriquement les invitations dans les médias traditionnels. Et si certains ne semblent pas vouloir pardonner, Squeezie refusant toujours de revenir un jour à la télévision, le temps passant, de nouvelles tentatives d’hybridation ont été expérimentées, avec plus de succès cette fois.

Quand la télé zieute les talents du Web

La télévision aurait peut-être appris de ses erreurs et saurait désormais s’approcher bien plus efficacement des talents du Web… Ainsi, dans le secteur du divertissement et de l’humour, domaine phare de YouTube, des duos ou troupes comme Le Palmashow, McFly et Carlito et, plus récemment, Le Monde à l’envers se sont vu proposer des diffusions télé de leurs sketchs, allant même jusqu’à des soirées entières en prime time (C8, TMC, TFX, TF1…). Les frontières étant parfois minces entre les sketchs humoristiques et la comédie, on voit aussi arriver des youtubeurs sur le petit écran, dans des séries. Ainsi Mister V était au casting du Flambeau de Jonathan Cohen, et on le retrouve également, avec Seb La Frite, dans la série Pamela Rose de Kad et Olivier également sur Canal+.

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Cette recherche des talents du Web se fait aussi de plus en plus pour incarner des programmes, à l’instar du youtubeur Seb La Frite, dont le groupe TF1 a coproduit et diffusé le documentaire d’aventure et de voyage Seb en Papouasie – La Vraie Aventure (en 2019 sur TFX). Cette année, le groupe M6, après être allé chercher la youtubeuse fitness Juju Fitcats pour participer à l’émission de divertissement Les Traîtres sur M6, l’a dépêchée pour devenir la présentatrice de la seconde partie de soirée de La France a un incroyable talent (La France a un incroyable talent, ça continue).

Un peu en retard en la matière, l’audiovisuel public s’y met aussi progressivement. France 4 a ainsi fait appel au vidéaste de vulgarisation MaxBird en 2019 pour relancer le programme scientifique iconique de France Télévisions, C’est pas sorcier, et animer C’est toujours pas sorcier. France 2 a récemment fait appel au youtubeur d’actualités HugoDécrypte afin qu’il adapte son format YouTube L’Interview face cachée en programme télévisé. Pour autant, rien n’est jamais gagné, car si le premier épisode a été diffusé un samedi à 13h20, le deuxième numéro est programmé cette fois-ci un dimanche à 23h15 et rien n’indique que le troisième numéro ne sera pas, une fois de plus, baladé sur la grille du week-end de France 2.

Pour cette première interview face cachée pour FranceTV, Hugo Décrypte a choisi l’astronaute Thomas Pesquet.

Des hybridations de ce type peuvent bien sûr accroître la popularité des vidéastes, gagnant ainsi un public de télévision qui ne va pas ou peu sur les réseaux sociaux, mais la relation est-elle bien réciproque ? Est-ce que la télévision y gagne véritablement de nouveaux publics, plus jeunes ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais c’est évidemment tout le pari de ce type de croisements entre les nouveaux médias et les médias traditionnels.

L’historien des médias Alexis Lévrier, maître de conférences à l’université de Reims, explique : « Face à l’évolution des audiences et des publics, la télévision est menacée de devenir un média old school, dont l’âge moyen du public ne cesse de reculer. Il est de plus de 60 ans maintenant, le vieillissement est très net. » On peut également observer une différence nette dans l’attrait des chaînes télé pour le monde du Web, le privé s’y étant mis assez tôt, le public beaucoup plus lentement…

Comme l’explique Alexis Lévrier : « Les chaînes privées font beaucoup plus face à l’impératif des audiences que les médias publics [étant essentiellement financées par la publicité, ndlr]. Elles ont donc besoin de renouveler leur public, de toucher plus de jeunes pour que les annonceurs publicitaires ne les désertent pas. Elles sont donc beaucoup plus prêtes que les chaînes publiques à prendre des risques pour drainer vers elles un public plus jeune. Bien sûr, dans l’urgence, on peut fabriquer des ratés, comme la série Presque adultes, mais il y a de la recherche. »

Des formats, ça se partage

Et si la télévision regarde beaucoup les personnalités du Web, elle n’ignore pas pour autant les formats qu’il propose. Ainsi, nous avons vu apparaître dans le poste des émissions comme Vous avez un colis sur M6, qui reprend le concept de l’unboxing, soit l’ouverture de colis insolites, très populaires sur YouTube, notamment sur la chaîne d’Amixem. L’émission est restée trois ans à l’antenne.

Récemment, Canal+ a décidé de tabler sur le phénomène de l’ASMR qui connaît un certain succès sur les réseaux sociaux, en créant le programme Shhh ! Écoute ma voix, qui fait appel à des vidéastes spécialisés dans l’ASMR, diffusé le dimanche soir, à 00h40, sur C8. De son côté, M6 a annoncé un nouveau jeu d’aventure, Destination X, qui semble librement inspiré du jeu GeoGuessr, qui avait fait un carton sur YouTube et Twitch pendant le confinement, avec même un tournoi organisé par le vidéaste Antoine Daniel.

Fini les émissions chasse et pêche pour soigner les insomnies ! Place à l’ASMR avec ses chuchotements et sons apaisants.

Mais faire venir des formats de YouTube ou de Twitch sur la télévision traditionnelle se révèle bien moins facile que de faire venir des personnalités. Selon Alexis Lévrier, il y a des caractéristiques techniques intrinsèques à ces nouveaux médias qui sont difficiles à reproduire à la télévision : l’interactivité, l’aspect modeste, l’intimité… Mais il tient justement à préciser que « ce qui fait l’histoire des médias c’est justement leurs spécificités techniques ».

Quand YouTube et Twitch s’inspirent de la télévision

Si la télévision zieute ce qu’il se passe sur YouTube et Twitch, de l’autre côté, on voit également de plus en plus de « gros youtubeurs » se lancer dans des concepts dignes de shows télévisés. En 2022, le vidéaste Inoxtag a réalisé une vidéo de 1h20 où il se retrouve pendant sept jours, en survie, sur une île déserte. Le vidéaste américain MrBeast est parvenu à débourser 3,5 millions de dollars pour recréer le décor et les épreuves de la série Squid Game, avec un grand nombre de figurants.

Les vidéos de Squeezie sont également de plus en plus produites, de plus en plus léchées, à l’image de son programme Y’a quoi derrière la porte ?. Cette fois-ci, terminé la vidéo tournée dans sa chambre ou son appartement, on se retrouve désormais face à de véritables studios d’enregistrement avec des architectures de plateau télé…

MrBeast, le plus gros youtubeur du monde, affiche régulièrement les montants exorbitants qu’il investit (ou donne) dans ses vidéos, au point d’en faire un argument pour les regarder.

Serait-ce là une revanche du monde des créateurs web qui, fort de leurs succès, peuvent aujourd’hui sortir de leurs chambres, louer de véritables lieux de tournage, investir dans les lumières, le son, se payer des assistants, des figurants… et prendraient d’ailleurs plaisir à faire un pied de nez à la télévision traditionnelle qui les a longtemps méprisés, voire à la concurrencer ? Alexis Lévrier y voit en tous cas un risque, celui d’un « embourgeoisement ». Comme il le rappelle, « le succès des youtubeurs est avant tout fondé sur une économie de moyens ; elle crée de l’intimité, c’est un moyen de capter un public jeune qui se reconnaît dans ces médias plus modestes. »

« Dans l’histoire des médias, la demande d’interactivité a toujours été présente : dans la presse, cela s’est fait par le courrier des lecteurs, à la radio, par les appels d’auditeurs, à la télévision, par les numéros à appeler… Mais elle est désormais permise bien davantage grâce à la spécificité des nouveaux médias. »

Alexis Lévrier

Il prend l’exemple de Squeezie : « Dans ses vidéos Qui est l’imposteur ?, cela se fait toujours avec une économie de moyens, dans une ambiance décontractée, mais en réalité on voit bien qu’il a changé d’échelle. » Ses invités ne sont plus ses collègues youtubeurs, mais des personnalités de la musique, du cinéma… On sait qu’il pourrait avoir des conditions plus professionnelles, cela se voit dans d’autres vidéos par exemple, mais, « malgré la hausse exponentielle de ses abonnés, il continue de mimer la pénurie de moyens », au moins pour certaines vidéos.

Son succès porte alors en lui une problématique : « Il risque d’y avoir un problème à un moment donné, son rythme de vie est de plus en plus en contradiction avec son public et ce dernier va vieillir. Il va devoir passer un cap, parler aux plus grands médias pour ne pas rester dans un média de niche et risquer d’être remplacé par d’autres nouveaux médias, qui auront leurs propres figures emblématiques… »

Réinventer la télé… sur Internet

Il en va de même sur Twitch. Plateforme dédiée initialement au live de jeux vidéo, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, car c’est la catégorie « Just Chatting » (Discussion) qui fonctionne le plus désormais. Et dans cette catégorie, on peut retrouver de véritables talk-shows comme Popcorn, produit par le streamer Domingo et Webedia Livestream, ou encore le talk-show politique Backseat de Jean Massiet, qui ressemblent à de véritables émissions de télévision traditionnelle.

Twitch porte également en son sein d’autres caractéristiques de la télé, comme le live ou encore une programmation : en effet, pour que la dynamique du direct fonctionne, le streamer a besoin, comme une chaîne TV, de fixer une date et un horaire, afin que sa communauté puisse se réunir. Selon Alexis Lévrier : « Twitch donne effectivement l’impression de réinventer la télévision de rendez-vous. »

Twitch et YouTube se rapprochent donc de la télévision en termes de décors, de formats, de types d’invités, de nombre de participants, mais aussi en termes de durée. Si on remonte à la première vague de youtubeurs français, les vidéos duraient 5-6 minutes en moyenne, or, aujourd’hui il n’est pas rare de voir des formats de plus de 20 minutes, allant même jusqu’à une heure. Cette évolution de YouTube s’explique par la montée en puissance de Twitch, où, par définition, il n’y a pas de durée précise, le live permettant de tendre naturellement vers des formats plus longs.

Énième preuve de cette hybridation : Juju Fitcats étant récemment devenue animatrice télé, elle en fait profiter son public de YouTube avec un reportage sur les coulisses de La France a un incroyable talent.

Si bien que l’algorithme de YouTube met désormais beaucoup plus en avant ces formats longs, par effet de mode, mais aussi par rentabilité, car ils lui assurent une attention prolongée et la possibilité d’ajouter plus de publicités. C’est aussi dans ces usages, dans cette attention prolongée qu’on se rapproche de la pratique de la télé. On peut désormais avoir les mêmes habitudes, prendre le temps de se poser, de manger… et de lancer un programme qui, on le sait, va durer un certain temps.

Dernier facteur commun à la télévision et aux nouveaux médias audiovisuels, mais où ces derniers ont l’avantage : l’interactivité. Comme le précise Alexis Lévrier : « Dans l’histoire des médias, la demande d’interactivité a toujours été présente : dans la presse, cela s’est fait par le courrier des lecteurs, à la radio, par les appels d’auditeurs, à la télévision, par les numéros à appeler… Mais elle est désormais permise bien davantage grâce à la spécificité des nouveaux médias. » Or, à l’heure où la défiance envers les médias et l’information est de plus en plus grande, il y a une demande, un besoin de proximité et d’échange. Les publics ne veulent plus seulement avoir la possibilité de donner leur avis, mais être entendus, avoir la preuve que les commentaires sont lus et qu’on y répond… Ils ne veulent plus être des téléspectateurs passifs.  

Quel avenir pour la télévision ?

Comme l’historien des médias qu’il est, Alexis Lévrier rappelle bien qu’il est très rare qu’un média meure, « en revanche, c’est la hiérarchie des médias qui change : un ancien média dominant peut devenir un média alternatif, c’est le cas de la presse et de la radio ». Et c’est ce qui pourrait arriver à la télévision. Elle est à une période charnière et ne sait pas vraiment ce qu’elle va devenir. Moins regardés en direct, les chaînes et groupes télévisuels ont dû devenir plus souples et lancer leurs plateformes de replay pour permettre au public de continuer à consommer de la télé, mais à l’heure qui lui convient, et maintenir ainsi la cadence face aux nouveaux médias audiovisuels.

Les chaînes regardent aussi ces nouveaux médias, leurs incarnations et leurs codes, avec envie, conscientes qu’une partie de leur survie passera sans doute par là. L’ère de l’hybridation entre ces deux mondes est désormais entièrement entamée, l’exemple ultime étant la couverture de Télérama avec Squeezie, en septembre 2023. Télérama, un magazine dont la vocation première est de présenter les programmes télé et qui fait sa Une avec un youtubeur, en titrant « L’homme le plus regardé de France ».

Toutefois, la télévision n’est pas encore totalement remplacée. « Nous ne sommes plus dans le géocentrisme où tout se faisait au 20h, mais la TV n’a pas perdu son rôle central. Les grands rendez-vous médiatiques se passent encore à la télévision », explique Alexis Lévrier. Sans compter que les contenus télévisuels demeurent très présents sur les réseaux sociaux : les jeunes consomment donc de la TV sans s’en apercevoir. On y retrouve en effet beaucoup de séquences empruntées à la télé et pensées pour ce découpage des réseaux sociaux : « Parfois, les émissions anticipent même la diffusion à venir sur les réseaux au moment même de la fabrication du programme. C’est pour cela que la plupart des chaînes tout-info deviennent des médias d’opinion, elles développent la culture du clash, car c’est quelque chose de rentable, cela leur assure une seconde vie sur les nouveaux médias, via le découpage de séquences et la viralité, et assure leur survie. »

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