[Rentrée littéraire 2023] Un thriller au cœur du Quartier latin, une biographie romancée de Boris Vian, une réécriture moderne des Illusions perdues : trois écrivains jouent aux petits malins et dynamitent le gratin germanopratin.
Il faut un peu d’autodérision, beaucoup d’audace et un sacré talent pour se payer le milieu littéraire alors que la saison des prix pointe le bout de son nez. Soif de pouvoir, rivalités, coups bas, coucheries, népotisme : en pleine rentrée, trois romanciers taquins règlent leurs comptes, l’air de rien, avec le Tout Saint-Germain. Un tour de force divertissant et savoureux.
Noir, c’est noir
Dans un milieu littéraire français corseté, si prompt à poser des étiquettes pour ne jamais les enlever, difficile d’être pris au sérieux quand vous vous piquez de thriller. Parce que sa plume s’épanouit dans le noir – très noir – et l’horreur, Jérémy Fel n’est pas un romancier apprécié à sa juste valeur. Depuis Les Loups à leur porte (Rivages, 2016) et Helena (Rivages, 2021), ses deux premiers livres, sanglants et effroyables, il est catalogué comme un sale rejeton de Stephen King, le petit frenchy qui nous fait trembler de peur. Du divertissement plaisant, rien de bien sérieux.
Mais, à nos yeux, il est plus que ça. Derrière le trash, le gore, la violence, l’absence de morale, se cache une redoutable cartographie du mal. Le romancier le débusque partout et l’expose en plein jour. Peu importe qu’il se niche dans les faubourgs ou les palais dorés de Saint-Germain-des-Prés.
Une des recettes du thriller, c’est la montée en tension, cet ascenseur pour l’échafaud inéluctable et douloureusement long. Jérémy Fel pulvérise cette tradition avec une introduction qui vous saisit à la gorge et vous donne des hauts le cœur. Un psychopathe contemple sa victime agonisante, il savoure l’instant, s’apprête à porter le coup de grâce.
L’intrigue de Malgré toute ma rage (Rivages, 2023) commence à des milliers de kilomètres du Café de Flore et des Deux Magots, au Cap, en Afrique du Sud. Alors qu’elle visitait le pays avec ses trois meilleures amies, une adolescente est sauvagement assassinée. Sous la houlette d’un vieux flic local, hanté par ses démons, l’enquête piétine.
Pendant ce temps-là, en France, ce crime odieux a des répercussions inattendues. La famille Delage, grande dynastie éditoriale parisienne, se retrouve ébranlée. Les masques tombent et le deuil fait éclore de terribles secrets. En variant les narrateurs et les points de vue, Jérémy Fel nous entraîne dans les recoins sordides de cette sombre affaire. La mécanique romanesque est bien huilée. Polar sous tension, sanguinaire et impitoyable, Malgré toute ma rage entraîne les lecteur·rice·s au plus près de la noirceur et leur offre comme seule respiration un portrait sans concession des grandes maisons littéraires. Un livre détonnant.
L’écrivain et son double
C’est tout le charme des biographies romancées : elles vont débusquer dans les existences qu’elles racontent des moments surprenants, mystérieux, des zones d’ombre ou de tension qui invitent le romanesque à s’affranchir un instant du réel et de la vérité pour écrire les blancs de l’histoire en toute liberté. Dans son livre, Dimitri Kantcheloff s’échappe de la figure légendaire de l’écrivain Boris Vian pour se focaliser sur la figure fantomatique de Vernon Sullivan, alter ego de l’auteur qui lui valut autant d’ennuis que de bonheurs.
Entre Boris Vian et Saint-Germain, l’histoire d’amour fut tumultueuse. Trompettiste virtuose, séducteur endiablé, écrivain reconnu par Queneau, Sartre et Beauvoir, il trônait en majesté dans les caves voutées du 6e arrondissement, mais, paradoxalement, il n’a jamais tout à fait réussi à se faire une place dans le milieu littéraire et à accéder aux honneurs qu’on aurait pu accorder à un tel auteur.
Cette histoire commence d’ailleurs par un échec aussi insupportable qu’inattendu. En 1946, Boris Vian n’obtient pas le prix de la Pléiade qui lui était pourtant promis après le succès de L’Écume des jours (1947). Il se voyait déjà auréolé de gloire, écrivain à plein temps. La désillusion est cruelle. Vexé, revanchard et joueur, l’écrivain décide d’écrire un roman noir sulfureux, aux antipodes de son œuvre. Ce cocktail explosif de sexe et de violence s’intitulera J’irai cracher sur vos tombes (1946). Son auteur ne sera pas Boris Vian, mais Vernon Sullivan, un écrivain américain inventé de toute pièce, soi-disant victime de la censure de son pays, réfugié intellectuel en France.
La publication du livre provoque une déflagration ; 120 000 exemplaires vendus, un scandale médiatique, un fou va même jusqu’à s’inspirer du livre pour commettre l’irréparable. Présenté comme le traducteur du roman, Boris Vian est vite démasqué et se retrouve sur le banc des accusés lors d’un célèbre procès. Dimitri Kantcheloff nous entraîne dans cet incroyable tourbillon médiatique. Il raconte avec brio l’attachement d’un écrivain à son pseudonyme, cet étrange dédoublement de la personnalité. Dans cette atmosphère de scandale, le Quartier latin se déchire, se noie dans ses préjugés, et on se moque des bien-pensants qui jouent les offensés.
À nous deux, Paris !
Conquérir la capitale en même temps que la richesse et la gloire, devenir un écrivain adulé : voilà le destin dont rêvait, dans Illusions perdues (1837) de Balzac, Lucien Chardon, devenu pour le style Lucien de Rubempré, avant de se fracasser contre la brutalité du milieu littéraire et intellectuel parisien. En reprenant ce modèle romanesque du jeune écrivain ambitieux, prêt à dévorer le monde, Louis-Henri de La Rochefoucauld offre une relecture moderne de cet illustre roman.
Le titre de son livre est d’ailleurs tiré d’une phrase emblématique du chef-d’œuvre balzacien, une sentence adressée à un Rubempré désemparé : « Tu pourras être un écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur ».
Deux amis en classe préparatoire littéraire s’apprêtent à rentrer dans le grand monde. Henri, le Parisien nonchalant, a toujours privilégié l’amusement à la gloire et refuse de prendre part à l’absurdité du jeu social. Paul, le provincial, n’a lui qu’une idée en tête : inscrire son nom au panthéon des écrivains français. Ils s’élancent tous les deux dans les méandres de ce milieu foisonnant, redoutable machine à broyer les êtres.
Si, au XXIe siècle, le monde de l’édition a bien changé, il semble n’avoir rien perdu de sa cruauté. L’absurdité et la violence du milieu germanopratin, Louis-Henri de La Rochefoucauld les côtoie de l’intérieur puisqu’il est à la fois journaliste littéraire et auteur. Avec un humour désopilant, souvent piquant, il offre une savoureuse comédie de mœurs au pays de l’élite intellectuelle. Une fresque au vitriol de ces idiots qui nous gouvernent.