Depuis une cinquantaine d’années, le chef-lieu du département de la Charente a surmonté la chute de son industrie traditionnelle, liée au papier et au textile, pour se lancer dans les industries liées à l’image et à l’audiovisuel.
Angoulême a longtemps eu l’image d’une cité tranquille, à la limite de l’ennui : Balzac la décrivait comme la petite ville sans histoire par excellence, le film Mademoiselle Swing dans les années 1940 dépeignait une bourgade particulièrement somnolente et, longtemps, elle fut liée à l’image de la célèbre Charentaise – qui n’est pas la plus rock’n’roll des pantoufles.
Mais, surtout, Angoulême vivait de la florissante industrie du papier, qui a assuré sa fortune pendant la Révolution industrielle. Depuis la seconde moitié du XXᵉ siècle, cette industrie s’est lentement éteinte, plongeant la ville dans un relatif déclin économique. Au début des années 1970, une série d’événements lui a néanmoins permis d’attirer la lumière.
Du festival de la BD aux premières écoles de l’image
C’est par un heureux concours de circonstances que la ville d’Angoulême devient la « capitale de la bande dessinée » que l’on connaît aujourd’hui. Au début des années 1970, des amateurs du neuvième art (ils sont encore peu nombreux à l’époque où la BD est considérée comme un art mineur et puéril) réussissent à convaincre le maire adjoint à la culture de l’époque, Jean Mardikian, de donner sa place à cet art dans les manifestations littéraires locales.
De Kirikou à Astérix en passant par Klaus, le made in Angoulême impose sa marque.
Après plusieurs événements ponctuels couronnés de succès, le Salon international de la bande dessinée naît en 1974. C’est l’une des toutes premières manifestations françaises entièrement consacrées à cette discipline. Le public est au rendez-vous, et le salon s’annualise avec de plus en plus de succès. Au début des années 1980, la mairie d’Angoulême professionnalise le festival : l’entrée devient payante, de grandes collections de bandes dessinées sont constituées et la réputation de la ville se lie définitivement à celle des industries de l’image et du divertissement.
Jean-Philippe Martin, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, nous le rappelle : « À cette époque où l’on considérait encore la BD comme un art mineur, affirmer qu’Angoulême devait être la capitale permanente de l’image en France comme l’avait fait le maire de l’époque était très audacieux. »
La dynamique est alors très favorable et le soutien du ministère de la Culture de Jack Lang permet de débloquer des crédits pour créer dès 1982 des embryons d’écoles de BD, puis la mise en chantier d’un Centre national de la bande dessinée et de l’image (le CNBDI, devenu depuis la CIBDI). Le pari de l’époque est le suivant : attirer des acteurs de ce milieu pourrait être générateur d’emplois et créer un appel d’air positif en élargissant progressivement le domaine à d’autres industries culturelles de pointe.
Une dynamique qui survit à la crise des années 1990
À la fin des années 1980, une logique assez vertueuse s’est mise en place : des premières écoles d’image et d’animation sont ouvertes sur le territoire, des studios de dessin animé commencent à réaliser des films localement et quelques centaines d’emplois sont créés. Le festival, un temps menacé par un projet de déménagement à Grenoble, est finalement renfloué et pérennisé, et devient un enjeu majeur pour la ville.
« Angoulême n’est plus juste une ville abandonnée qui ne vit que pendant les trois jours du festival de la BD, c’est devenu une ville importante pour la scène créative française. »
ThomasAncien étudiant en école de dessin
En 1989, cependant, Angoulême est frappé de plusieurs crises successives : des studios d’animation font faillite, une très grave crise d’endettement frappe la ville, le maire est mis en cause dans de lourdes affaires politico-financières… Une succession de problèmes qui gèlent les investissements municipaux dans le domaine de l’image et des infrastructures pendant des années. La dynamique va cependant être relancée par des acteurs extérieurs : des investisseurs privés qui renflouent le festival et certains programmes de formation, et des initiatives publiques.
« Dans les années 1990 et surtout au début des années 2000, il y a eu de gros efforts d’investissement, nous dit encore Jean-Philippe Martin. Le festival a été sauvé et il est devenu le Festival international de la bande dessinée (FIBD). Mais ils sont allés encore plus loin. Il y a eu un vrai investissement du conseil départemental de la Charente puis de la région, mais aussi de la Chambre de commerce, et la venue de plusieurs cabinets d’étude pour générer une véritable réflexion sur le développement du territoire via les industries de l’audiovisuel. »
Dès lors, d’ambitieux programmes de formation des étudiants et des professionnels de l’image sont mis en chantier, et conduisent à la création de Magelis en 1997, un syndicat mixte chargé de piloter l’implantation d’un véritable « campus de l’image » sur la ville. L’objectif : créer des locaux pouvant accueillir les écoles et les entreprises du secteur, développer un cadre de vie agréable pour attirer des professionnels de tous les métiers de la filière pour rendre viable la création de grandes productions audiovisuelles, et pérenniser une offre de formation pour assurer un enseignement pluridisciplinaire dans les nouvelles technologies.
La création d’un grand campus de l’image avec des acteurs publics et privés
Deux décennies plus tard, le résultat est plus qu’encourageant. L’offre scolaire s’est enrichie d’écoles comme l’EMCA (dans les métiers du cinéma), l’EESI (dans ceux de l’image), l’ENJMIN (une école publique de jeu vidéo mondialement reconnue) ou encore de partenariats solides avec l’Université de Poitiers pour créer une filière scientifique d’étude du neuvième art. Des productions prestigieuses sont désormais régulièrement réalisées dans des studios implantés en ville : de Kirikou à Astérix en passant par Klaus, le made in Angoulême impose sa marque.
Peu après la fin de ses études sur le campus de l’Image, Maria* a trouvé un travail d’assistante chargée de production dans la ville, pour une série d’animation Netflix. Elle nous le confirme : « C’est assez facile de trouver du travail sur place quand on a fait ses études à Angoulême. C’est aussi un milieu qui peut être complexe, avec beaucoup de turnover, de contrats courts en fonction des projets, mais il y a beaucoup d’entreprises dans le domaine ici, donc on peut retrouver assez rapidement un nouveau job. Il y a beaucoup de monde, on peut facilement se faire un réseau… »
« Il ne faut pas oublier que cette histoire aurait pu s’arrêter plusieurs fois. Il y a eu des crises, il y a eu des ratés. »
Jean-Philippe MartinConseiller scientifique à la Cité internationale de la BD et de l’image
À la suite de ces initiatives publiques, des écoles privées ont suivi et complété le tissu de formation déjà en place : la Human Academy (une école de manga), Objectif 3D (animation), l’École 42 (Informatique)… Un écosystème désormais très complet d’une trentaine de formations qui accueille chaque année près de 2 000 étudiants aux métiers de la création audiovisuelle et héberge plus d’une cinquantaine de studios de cinéma, de jeu vidéo et d’animation, ainsi que plusieurs entreprises de création sonore.
Une ville transformée, un avenir incertain
Thomas, un ancien étudiant d’une école de dessin privée installée sur le campus Magelis, nous le confirme : « Mes parents ont grandi à Angoulême et ils ont vu la transformation de la ville. Il y a toute une population d’étudiants, d’artistes, de graphistes, de réalisateurs 3D, de musiciens, d’animateurs ou de level designers qui n’existait pas du tout dans les années 1980. Angoulême, ce n’est plus juste une ville abandonnée qui ne vit que pendant les trois jours du festival de la BD, c’est devenu une ville importante pour la scène créative française ! »
De fait, ces décennies d’efforts pour promouvoir la culture de la bande dessinée puis de l’image dans un sens plus large se sont montrées payantes : Angoulême a reçu en 2019 la prestigieuse labellisation « Ville Créative » décernée par l’Unesco et continue d’attirer de nouveaux talents chaque année.
Une situation qui reste néanmoins fragile, comme nous le rappelle Jean-Philippe Martin en conclusion : « Il ne faut pas oublier que cette histoire aurait pu s’arrêter plusieurs fois, il y a eu des crises, il y a eu des ratés comme le musée du cinéma qui n’a jamais pu voir le jour… Les filières de l’audiovisuel et de la création sont par nature assez fragiles ; on sait par exemple qu’il y a en ce moment beaucoup de licenciements dans ce secteur, que la pandémie de Covid-19 a affecté durablement la fréquentation de certains festivals… On n’est jamais à l’abri que les filières présentes sur le campus de l’image se retrouvent un jour en difficulté ! »
L’avenir n’est donc pas forcément tout tracé. L’évolution du campus de l’image et des milliers d’emplois à haute valeur ajoutée qu’il génère pour le bassin de population charentais sont incontestablement une réussite qui a participé à la renaissance d’une ville en crise. Mais c’est aussi un équilibre précaire qu’Angoulême devra continuer à consolider dans les prochaines années, particulièrement dans le contexte de crise structurelle que connaissent les industries créatives.
*Le prénom a été modifié