Critique

Anatomie d’une chute : que vaut le film de Justine Triet, grand gagnant des César 2024 ?

27 février 2024
Par Lisa Muratore
Sandra Hüller dans “Anatomie d'une chute”.
Sandra Hüller dans “Anatomie d'une chute”. ©Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Après son sacre aux César 2024, Anatomie d’une chute, la Palme d’or de Justine Triet, débarque dès ce soir sur Canal+. La cinéaste française déploie un long-métrage passionnant, entre film de procès, essai féministe et thriller. Le plus accompli de sa filmographie à ce jour.

Le discours de Justine Triet a marqué les esprits au moment de son sacre au Festival de Cannes 2023. La réalisatrice française, qui a reçu la Palme d’or des mains de Ruben Östlund pour Anatomie d’une chute, s’inquiétait et s’indignait de la politique culturelle française. 

Un discours dont le fond a été longuement débattu dans les jours et semaines qui ont suivi, et qui a presque éclipsé son œuvre. Pourtant, le quatrième long-métrage de Justine Triet a de quoi, lui aussi, susciter des discussions. Car dans cette œuvre, le questionnement est roi. 

Sandra Hüller incarne une autrice de renom dans Anatomie d’une chute. ©Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Avec densité, rythme et tension, Justine Triet nous embarque dans un véritable puzzle pour tenter non seulement de comprendre les mécanismes du couple, mais aussi la psychologie de son personnage, incarné par Sandra Hüller. L’actrice allemande est au centre du thriller. Elle interprète Sandra, une célèbre autrice, qui vit dans les montagnes françaises, près de Grenoble, avec son mari, Samuel (Samuel Theis), et leur fils malvoyant, Daniel (Milo Machado Graner).

Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de la maison ; sa femme est la principale suspecte. S’agit-il d’un suicide ou d’un meurtre ? Cette interrogation est au cœur du procès auquel Daniel va devoir assister, à mesure que les avocats des deux parties – Antoine Reinartz, le procureur, et Swann Arlaud, côté défense – dissèquent l’intimité de ses parents.

L’intimité scrutée

Si Anatomie d’une chute est bien évidemment un film de procès, c’est aussi et avant tout un long-métrage sur l’intime. Car, à travers l’histoire de Samuel et de Sandra, Justine Triet raconte son mariage avec Arthur Harari, coscénariste de Sibyl (2019) et d’Anatomie d’une chute. Dans ce dernier, le duo d’auteurs insuffle ses angoisses dans l’écriture des personnages et interroge leur statut lorsque les deux moitiés qui forment un couple sont aussi des artistes. 

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Justine Triet dynamite l’image du mariage et inverse les dominations. Elle dissèque la rivalité entre les époux quand l’un réussit et que l’autre non, afin de prendre le contre-pied des dynamiques hétéronormées pour en interroger les conséquences dans un film de procès qui oscille entre essai féministe et thriller.  

La chute d’une femme 

Le film de procès est avant tout un argument de forme. Justine Triet retrouve le genre qu’elle avait déjà exploité dans Victoria (2016) avec Virginie Efira, pour mieux le tordre. Il s’agit, en réalité, d’un support supplémentaire pour étudier la psychologie des personnages, et plus particulièrement sonder Sandra. 

Grâce à elle et au terrain fictionnel qu’offre la cour, Justine Triet débat sans cesse de la place des femmes. L’image de la mère, de l’épouse, mais aussi celle d’une artiste reconnue est sans arrêt remise en cause par le magistral procureur incarné par Antoine Reinartz. Le désir de réussite de Sandra, son charisme, son adultère ou encore l’affirmation de sa bisexualité sont pointés du doigt publiquement durant ce procès. Autant de reproches formulés à travers les interrogatoires poussifs – mais brillamment menés – du procureur, qui personnifie les reproches constants d’une société patriarcale. 

Antoine Reinartz dans Anatomie d’une chute. ©Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Il faut dire que Sandra est indéchiffrable. Son magnétisme, à l’origine source de fascination, sera à termes perçu comme un danger par la société ; exemple d’une dualité souvent imposée aux femmes. 

Justine Trial 

Par ailleurs, si Sandra se fait le symbole des considérations féministes actuelles, Justine Triet réalise également un film à taille humaine, qui tente de recoller un puzzle dont les pièces restent parfois introuvables. 

C’est ici que le film de procès et le thriller prennent tout leur sens en tant qu’argument scénaristique et de mise en scène. Telle une Brigitte Bardot dans La Vérité (1969) des temps modernes, Sandra Hüller tente de se défendre. Seulement, la mise en scène de Justine Triet laisse sans arrêt planer le doute sur les intentions de la suspecte, présentée tantôt comme une victime, tantôt comme un monstre. 

Sandra Hüller dans Anatomie d’une chute. ©Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

La cinéaste renverse les codes du procès, car là où ce genre a été imaginé pour mieux comprendre les intentions de chaque partie, dans Anatomie d’une chute, la cour ne sera jamais le lieu des réponses. Au contraire, il est impossible aux avocats, tout comme aux spectateurs, de déchiffrer Sandra… et donc de recoller les pièces du puzzle. Au point que cela crée une frustration presque jouissive. Celle-ci nourrit la tension du long-métrage et son ADN emprunté aux thrillers. 

Un thriller entre tension et frustration

Anatomie d’une chute cultive un suspense constant. Si son ambiance rappelle les thrillers polaires façon Jo Nesbo, ou La Nuit du 12 (2023), sa tension passe tout d’abord par le langage. Actrice allemande, Sandra Hüller s’exprime tour à tour en anglais puis en français dans le film, l’emploi de l’un ou de l’autre pouvant lui être fatal face à la justice. 

De plus, l’aspect anatomique du long-métrage passe également par la reconstitution quasi-impeccable du déroulé de l’affaire : de la mise en accusation aux plaidoyers des avocats, en passant par la reconstitution des faits et les témoignages des parties. Toutes ces étapes participent à construire une ambiance pesante, mais intrigante, dont la tension passe également par les sens. Ils sont déterminants : la vue, à travers le handicap de Daniel, et l’ouïe, par les enregistrements présentés à la cour, sont déterminantes pour la mise en scène, mais aussi pour l’enquête qui prend peu à peu forme sur grand écran. 

Sandra et Daniel face au corps de Samuel dans Anatomie d’une chute. ©Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Toutefois, l’investigation permettra-t-elle d’apporter une explication au sort de Samuel ? Justine Triet, on préfère vous le dire, choisit ici une fin ouverte. Une décision lourde de sens, car on comprend vite que l’objectif de la réalisatrice n’était pas d’offrir un thriller, mais bien une réflexion sur le couple et sur les femmes. 

Le genre du polar apporte du rythme et permet d’explorer les différentes facettes des personnages – même celle de Daniel, à la fois émouvante et inquiétante –, mais c’est davantage un moyen pour décrire la descente en enfer de Sandra, dont l’intimité et la psychologie sont épiées. Finalement, la chute n’est pas que celle de Samuel, c’est aussi celle de sa femme. Peu importe l’issue du procès, elle aura, elle aussi, tout perdu : sa réputation, sa notoriété, la confiance de ses proches ; même celle du spectateur.

Bande-annonce d’Anatomie d’une chute.

Anatomie d’une chute filme une femme complexe et broyée par la société, dans un long-métrage dense, sûrement le plus accompli de sa filmographie. Finalement, jamais une chute, aussi longue et pénible soit-elle, n’aura porté aussi haut sa cinéaste.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste