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De Blunted on Reality à The Score, retour sur le phénomène Fugees

13 octobre 2021
Par Tom Demars
Le trio composé de Pras Michel (à gauche), Lauryn Hill (au centre) et Wyclef Jean (à droite) fait son retour, 29 ans après ses débuts.
Le trio composé de Pras Michel (à gauche), Lauryn Hill (au centre) et Wyclef Jean (à droite) fait son retour, 29 ans après ses débuts. ©DR

Alors que nous fêtons les 25 ans de leur album culte The Score, Wyclef Jean, Pras Michel et Lauryn Hill ont annoncé fin septembre le retour surprise des Fugees le temps d’une série de concerts événements. Une tournée mondiale qui les emmènera de Londres au Ghana, en passant par les États-Unis et… Paris, le 4 décembre prochain à La Défense Arena. L’occasion de revenir sur le parcours de ce groupe, aussi influent qu’éphémère.

Cela semblait impossible. La fracture paraissait trop profonde pour que les Fugees se réunissent à nouveau. Pourtant, alors qu’on pensait ce groupe matriciel des années 1990 condamné à rester le vestige d’une époque révolue, les trois artistes ont donc annoncé leur retour. Le temps d’une brève tournée, certes. Mais la relation des trois artistes s’est considérablement détériorée à la fin des années 2000 – Pras Michel déclarait en 2007 qu’il y avait « plus de chances de voir Ousama Ben Laden et George W.Bush partageant un latte dans un Starbucks en discutant géopolitique que de voir une réunion des Fugees », tandis que Wyclef Jean affirmait, il y a quelques années, que seuls « Barack Obama et Dave Chapelle » pourraient les réunir. Retrouver les trois membres ensemble sur scène est donc un événement plus que symbolique, tant pour leurs fans que pour le hip-hop.

Un simple appel qui va tout changer

Brooklyn, New York, à l’aube des années 1990. Wyclef Jean et Pras Michel, deux amis d’enfance, se démènent pour faire carrière dans la musique. Ce qui se révèle difficile : ils n’ont pas de contacts dans le milieu. Jusqu’à ce qu’un beau jour, une amie de Pras leur propose de rencontrer son père, qui se trouve être Ronald Khalis Bell. Or, en plus d’être un producteur renommé à l’époque, il est aussi l’un des membres-fondateurs de Kool & The Gang, le groupe de disco-funk notamment à l’origine du tube Celebration. Les deux jeunes artistes en herbe ne peuvent laisser passer cette opportunité et tentent leur chance en lui demandant son aide. Ce que Bell accepte. La carrière de Wyclef Jean et Pras Michel peut enfin débuter.

Quelque temps après cette rencontre, Wyclef reçoit un appel de Pras, qui se trouve en studio. « Tu fais quoi là, mec ? J’ai besoin que tu viennes au studio. Je suis avec deux filles et j’ai un groupe, là. J’ai besoin que tu me fasses des chœurs reggae », se remémore-t-il lors d’une interview. Wyclef les rejoint au studio. Puis, sous la houlette de Ronald Khalis Bell, les quatre jeunes artistes commencent à travailler ensemble. Les répétitions s’enchaînent. L’une des deux femmes, Marcy, décide finalement de se concentrer sur ses études et cesse de répéter avec le groupe. Il ne reste alors plus que Pras, Wyclef et une certaine Lauryn Hill.

©Columbia Records

Un début de carrière frustrant

Sous l’impulsion de Ronald Khalis Bell, les trois compères décident de former un groupe. D’abord intitulé Tranzlator Crew, le collectif débute sa carrière en 1992, lors d’un featuring sur B Ball, un morceau présent sur Unite, l’album de Kool & The Gang. C’est la même année que les trois jeunes artistes se font remarquer par un label, Ruffhouse Records, qui leur propose un contrat. Pourtant, cette signature était loin d’être gagnée : les représentants du label sont d’abord déroutés par le style du groupe. « On disait qu’on faisait du hip-hop. Mais, quand la maison de disques est venue nous voir, moi je jouais de la guitare, Lauryn chantait Imagine de John Lennon et Pras était du genre à faire : yeah, yeah, yeah, racontait Wyclef Jean chez Tracks. Tout le monde disait : on ne peut pas signer ça, ce n’est pas du gangsta rap. Il n’y a que le gangsta rap qui se vend. »

Nous sommes alors au début des années 1990 et le paysage musical – et particulièrement le hip-hop – est le théâtre d’une grande rivalité entre la west coast, emmenée par Dr. Dre, Tupac et Snoop Dogg, et la east coast de Puff Daddy et Notorious B.I.G. La vision portée par Lauryn Hill, Wyclef Jean et Pras Michel, un melting-pot d’influences caribéennes, soul, rap et R&B, a donc effectivement de quoi décontenancer la maison de disque. Un manque de clarté que leur premier album, échec commercial et créatif, viendra confirmer. Constamment bridé artistiquement par le label, le trio mettra deux ans à sortir Blunted on Reality.

Fugees – Boof Baf

L’accueil qui lui est réservé est mitigé, avec un certain désintérêt de la part du public et très peu de ventes. Trop bancal, l’album donne l’impression de ne pas savoir sur quel pied danser, entre des bribes du style Fugees et des sonorités qui cherchent à s’inscrire dans l’air du temps. Le changement de nom du groupe n’aide pas non plus. Le trio délaisse en effet Tranzlator Crew pour Fugees (un diminutif de refugees), en hommage à leur passé commun d’immigrés : Wyclef et Pras sont originaires d’Haïti et Lauryn Hill de Jamaïque. Ils sont alors les seuls à revendiquer leurs origines jusque dans leur nom.

Un succès immense, mais de courte durée

Les Fugees ne vont pourtant pas se laisser démonter par cet échec. Bien au contraire. Ils abordent la conception de leur second album avec la volonté d’imposer leur univers, quitte à être totalement à contre-courant. C’est ainsi que les trois compères se lancent dans la confection de leur second opus, avec pour objectif d’offrir au monde le meilleur album possible. Quitte à rentrer dans une compétition amicale, pour donner chacun le meilleur d’eux-mêmes.

L’enregistrement du premier single, Fu Gee-la, en est le parfait exemple : « Pour les parties de Wyclef et Pras, [ça] a pris un jour ou deux. Mais Ms. Lauryn Hill a enregistré son couplet pendant environ sept jours d’affilée », expliquait pour Vibe Salaam Remi, l’un des producteurs du projet. En continuelle recherche de la sonorité parfaite, la chanteuse n’hésite pas à refaire d’innombrables fois ses parties. « Elle venait jour après jour et continuait à enregistrer. Non pas qu’elle en ait besoin, ou que quelqu’un sache la différence, mais pour elle-même, elle voulait toujours être meilleure. »

Les Fugees se sont inspirés de l’affiche du Parrain, de Coppola, pour la couverture de The Score.©Columbia Records

The Score est finalement dévoilé le 13 février 1996. Au fil de ses 17 titres, l’album entraîne les auditeurs et auditrices dans un périple débridé, explosif, où le rap et le chant s’entremêlent pour former un tout cohérent. Lauryn Hill, Wyclef Jean et Pras Michel y abordent les thèmes qui leur sont chers (l’immigration, l’espoir, etc.), sans jamais renier leur style ni leurs origines. Le trio réinterprète même plusieurs titres les ayant marqué, comme Killing Me Softly de Roberta Flack ou No Woman, No Cry de Bob Marley. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le pari est réussi : plus de 17 millions de copies vendues à travers le monde, six fois disque de platine. The Score est même l’album le plus vendu en France, tous genres confondus, l’année de sa sortie.

Il est aussi plébiscité par la critique avec, en prime, le Grammy du meilleur album de rap de l’année et celui de la meilleure performance R&B pour un groupe, grâce à Killing Me Softly With His Song. L’album est, encore aujourd’hui, considéré comme un chef-d’œuvre qui a durablement marqué son époque. Le magazine Rolling Stone l’a même intégré à son classement des 500 meilleurs albums de tous les temps. Alors que la rivalité west coast-east coast s’engouffre dans une escalade de violence, dont les meurtres de Tupac et Notorious B.I.G furent un symptôme, les Fugees créent la surprise avec un opus aussi révolutionnaire que grand public. Seulement, The Score est et restera sûrement le dernier coup d’éclat du trio.

Fugees – Killing Me Softly With His Song

Des guerres d’ego et des velléités de carrières solo viennent fracturer la dynamique du groupe, alors au sommet de sa gloire. Lauryn Hill sort seule, deux ans plus tard, l’acclamé The Miseducation – encore aujourd’hui considéré comme un album majeur –, avant de connaître de nombreux problèmes d’ordre personnels. Wyclef se bâtit une longue carrière d’auteur-compositeur qui s’étend même au-delà des frontières du rap – il a collaboré avec Mick Jagger, Carlos Santana ou Shakira. Pras, quant à lui, connaît plus de difficultés et disparaît, petit à petit, de la circulation dans les années qui suivent.

Cependant, le groupe se reforme, contre toute attente, au milieu des années 2000. Mais les tensions sont telles que la tournée prévue est écourtée et que l’espoir d’un nouvel album s’estompe rapidement. Nouveau rendez-vous manqué qui laissait à penser aux fans qu’un retour des Fugees était illusoire. Jusqu’à cette année.

Réserver son billet pour le concert des Fugees le 4 décembre prochain, à La Défense Arena.

Article rédigé par
Tom Demars
Tom Demars
Journaliste
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