Se présentant en ardent défenseur de la liberté d’expression, Elon Musk a affirmé avoir racheté Twitter pour libérer la parole sur le réseau social. Pourtant, depuis fin octobre, le milliardaire a multiplié les changements sur la plateforme, qui sont bénéfiques pour la liberté d’expression de certains mais pas pour d’autres.
Suspension de comptes, retour de comptes bannis, réduction des employés chargés de la modération… Depuis qu’il a racheté Twitter, Elon Musk n’a cessé d’apporter des changements au réseau social et au sein de l’entreprise, impactant la liberté d’expression sur la plateforme. Alors que la liberté sur Internet a continué de reculer dans le monde en 2022, notamment à cause de la guerre en Ukraine, l’entrepreneur pourrait-il nuire à la liberté d’expression ? Oui, estime Alexis Lévrier, historien de la presse et des médias, avec qui l’Eclaireur a échangé.
Elon Musk peut-il contribuer à un recul de la liberté d’expression en ligne ?
Oui, bien sûr. Le paradoxe, c’est qu’il a justifié sa prise de pouvoir sur Twitter par la volonté de garantir la liberté d’expression, en disant que la parole y était contrainte car le réseau social était trop contrôlé, trop mainstream et trop proche des démocrates aux États-Unis. Qu’il allait donc la libérer. Sa démarche s’inscrit dans l’histoire de l’attitude de l’extrême droite à l’égard des médias. C’est toujours la même chose : ils prétendent être au service de la liberté d’expression et dès qu’ils sont au pouvoir, ils l’empêchent.
Il a commencé par rétablir les comptes un temps suspendu. Le plus spectaculaire étant celui de Donald Trump, mais plusieurs de ceux restaurés appartenaient plutôt à des personnalités d’extrême droite, masculinistes ou racistes. C’est toute une parole xénophobe qui a été libérée. À un moment, il était même question de supprimer ou, au moins, de suspendre les comptes faisant de la publicité pour d’autres réseaux sociaux, mais Elon Musk est revenu là-dessus, peut-être provisoirement. Alors qu’il se définit comme un libertarien et a prétendu que toutes les paroles seraient écoutées, la seule qu’il a voulu promouvoir, en réalité, est celle de l’extrême droite.
Finalement, cette liberté d’expression profite à certains au détriment d’autres…
Oui, c’est ça. Le dogme de la liberté d’expression est évidemment très important, mais il faut se méfier de l’utilisation qui peut en être faite. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 était extrêmement intéressante de ce point de vue-là : elle prouve que les révolutionnaires eux-mêmes ont compris qu’une liberté totale n’était pas envisageable sur le long terme. La presse était évidemment étroitement contrôlée par le pouvoir sous l’Ancien Régime, même s’il y avait toujours des moyens de se procurer des journaux étrangers ou des périodiques clandestins. Durant la période révolutionnaire, la période s’est complètement libérée, mais cela s’est parfois fait avec une extrême violence (diffamation, appels au meurtre…). C’est ça aussi la liberté d’expression !
« En France, nous avons la chance de bénéficier depuis plus de 140 ans d’une législation très équilibrée sur le sujet : la loi de 1881 encadre encore tout ce qui relève de la presse et de la communication et cette loi, même si elle est très libérale, fixe un certain nombre de limites sur les fake news – appelées les fausses nouvelles à l’époque – la diffamation et la haine. »
Alexis Lévrier
L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen doit ainsi être lu dans son intégralité. Bien sûr, il affirme avec force que la liberté d’expression est un principe fondamental, mais il précise aussi qu’elle doit être encadrée. L’article dit : « La libre communication des idées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement. » En général, on s’arrête là quand on le cite. Or, la suite compte autant que ce qui précède : « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cette exception, cette restriction finale donne toute sa portée à l’article 11. Même en 1789, on a compris que laisser les gens s’exprimer totalement se traduit par une prime donnée à la haine, à l’appel au meurtre et à la détestation systématique. En un mot, une liberté d’expression sans limite s’exerce toujours au détriment d’autrui, et notamment des plus fragiles.
Autrement dit, une liberté d’expression absolue profite toujours absolument à l’extrême droite. En France, nous avons la chance de bénéficier depuis plus de 140 ans d’une législation très équilibrée sur le sujet : la loi de 1881 encadre encore tout ce qui relève de la presse et de la communication et cette loi, même si elle est très libérale, fixe un certain nombre de limites sur les fake news – appelées les fausses nouvelles à l’époque –, la diffamation et la haine. Cet aspect a été durci par la suite, notamment en 1972 avec la loi Pleven, qui sanctionne de manière spécifique les injures racistes ou en fonction de l’origine. On a donc encadré cette liberté d’expression, qui ne peut être que régulée pour éviter qu’elle soit toujours bénéfique aux pires.
Après avoir racheté Twitter, Elon Musk s’est déclaré ouvert à racheter Substack le mois dernier. Serait-ce à nouveau un moyen de retourner un média très utilisé par les journalistes contre eux ?
Je crois vraiment que c’est sa démarche : il s’en prend partout aux journalistes et à ceux qui disent du mal de lui. Il est persuadé que la presse est au service du pouvoir en place, qu’elle constitue une entrave à la liberté d’expression. Il y a ainsi une cohérence derrière ces foucades, bien que sa gestion puisse paraître contre-productive et absurde à bien des égards. Cette cohérence est celle de son camp politique, qui consiste à s’en prendre à la presse dite mainstream parce qu’on l’assimile au pouvoir en place. Ils estiment que pour abattre le pouvoir en place, il est nécessaire « d’abattre » les journalistes ou, au moins, de limiter leur liberté d’expression. Sa démarche va dans le même sens.
Avec toutes ses actions, Elon Musk a attiré l’attention de plusieurs acteurs, dont l’Union européenne. Pensez-vous que les lois comme le Digital Services Act et le Media Freedom Act permettront de protéger la liberté d’expression sur Twitter ?
Elles sont inadaptées pour l’instant. C’est en négociation : le Digital Services Act a été voté en 2022, mais n’entrera en application qu’au début de l’année prochaine. Certains parlementaires européens envisagent même d’aller plus loin, comme Geoffroy Didier qui a récemment évoqué la possibilité de fermer des réseaux sociaux qui seraient mis au service d’une idéologie.
Par ailleurs, le ministre délégué chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, a récemment rendu visite à Elon Musk, mais le problème, c’est qu’il a tweeté sur des engagements réciproques, en prenant pour argent comptant ce qu’il lui disait. J’espère donc qu’il n’y aura pas une naïveté européenne vis-à-vis d’Elon Musk et des médias d’extrême droite, parce que leur stratégie est très au point, consistant à dire qu’ils défendent la liberté d’expression et qu’ils sont du côté du peuple alors qu’en réalité, ils se rangent toujours du côté des populistes et des xénophobes.
Plusieurs pays, ainsi que la Commission européenne, ont réagi à la suspension des comptes de journalistes par Elon Musk en décembre. Or l’ensemble du cadre juridique est à inventer, car, pour l’instant, les réseaux sociaux sont des zones de non-droit. On ne sait pas les réguler avec efficacité. Est-ce qu’il faut laisser ces plateformes gérer elles-mêmes cette régulation ou est-ce qu’elle doit se faire de l’extérieur ?
En France, cela a été tenté en 2020 avec la loi Avia, qui s’est révélée une sorte d’usine à gaz et qui a été largement retoquée par le Conseil constitutionnel. Les difficultés à adopter un cadre législatif pérenne sur le sujet témoignent du dilemme auquel sont confrontées les démocraties : elles doivent leur existence et leur singularité à la protection de la liberté d’expression et, en même temps, une absence totale de régulation finirait par précipiter leur perte. Elles ne parviennent pas à résoudre ce dilemme et cela vaut au niveau national comme au niveau européen.
Pour le moment, on n’arrive pas à inventer un cadre juridique garantissant la liberté d’expression tout en permettant de réguler cette parole et d’empêcher les discours racistes, xénophobes, etc. À mon sens, tout est à inventer, car le cadre, pour l’instant, est insuffisant.