Critique

Les Banshees d’Inisherin, de Martin McDonagh : le dernier pote avant la fin du monde

29 décembre 2022
Par Félix Tardieu
Les Banshees d’Inisherin, de Martin McDonagh : le dernier pote avant la fin du monde
©20th Century Studios

Après Three Billboards (2018), le dramaturge et réalisateur irlandais Martin McDonagh signe un quatrième long-métrage réunissant le duo mémorable formé par Brendan Gleeson et Colin Farrell dans son premier film, Bons baisers de Bruges (2008). Si le film ne déroge pas à l’amertume teintée d’humour noir habituellement de rigueur chez le cinéaste, celui-ci laisse au final quelque peu indifférent.

Retour au bercail. Dans Les Banshees d’Inisherin, reparti de la Mostra de Venise avec le prix du meilleur scénario et la coupe Volpi du meilleur acteur pour Colin Farrell, le réalisateur Martin McDonagh pose pour la première fois sa caméra en son pays natal, l’Irlande, après avoir successivement emmené ses personnages dépressifs et au bout du rouleau dans le froid de Bruges, les alentours désertiques de Los Angeles (7 Psychopathes) et le fin fond du Midwest américain (3 Billboards, les panneaux de la vengeance).

Martin McDonagh, qui a commencé sa carrière comme dramaturge, situe cette fois son film sur l’île fictive d’Inisherin, au large de l’Irlande, et reprend le brouillon d’une pièce inachevée censée compléter une trilogie de pièces du début des années 2000 se déroulant sur les îles d’Aran, petit archipel de la côte ouest-irlandaise.

D’emblée, le film baigne dans une étrange temporalité, McDonagh plongeant sans crier le gare le spectateur sur cette île apparemment isolée du monde, jusqu’à ce que de premières détonations sèment enfin des indices relatifs à l’époque dans laquelle s’ancre le récit – à savoir la Guerre civile irlandaise de 1922-1923.

Coup de théâtre

La fibre théâtrale de Martin McDonagh n’a sans doute jamais occupé autant de place que dans ce huis clos au grand air dans lequel les dialogues entre les personnages, bien ciselés et drolatiques, constituent l’unique fil conducteur du récit.

Le réalisateur de Bons baisers de Bruges ne s’embarrasse pas d’une mise en scène grandiloquente et lui préfère une forme ramassée et efficace, laissant ainsi le champ libre à son scénario et à ses personnages pour gagner en densité. Ni panneau de texte, ni voix off, ni flash-back, ni plans farfelus ou montage audacieux à l’horizon : seulement l’île verdoyante d’Inisherin et ses modestes décors, l’intérieur d’un pub, une ou deux maisons bien rustres, une échoppe, un confessionnal… Une poignée d’intérieurs et d’extérieurs immuables traversés par les quelques personnages nécessaires au récit.

Sans attendre, le film déroule son intrigue : comme chaque jour, Pádraic (Colin Farrell qui, après avoir endossé la panoplie du Pingouin dans The Batman, prouve une fois de plus sa faculté à se métamorphoser), gentil garçon un peu simple d’esprit, s’installe au pub pour boire une pinte avec son meilleur ami, Colm (impeccable Brendan Gleeson, lequel tenait d’ailleurs le rôle principal de Six Shooter, le premier court-métrage de Martin McDonagh).

« Va t’assoir ailleurs », lui assène-t-il sèchement : ce jour-là, sans raison apparente, Colm a en effet décidé qu’il ne parlerait plus jamais de sa vie au brave Pádraic qu’il trouve tout bonnement stupide et ennuyeux. Malgré les efforts de ce dernier pour renouer avec son vieil ami, Colm va jusqu’à menacer Pádraic de se mutiler si jamais celui-ci s’aventure de nouveau à lui adresser la parole. Tout le film gravite autour de cette brutale résolution.

©20th Century Fox

Bons baisers d’Irlande

Cette prémisse se suffit à elle-même et résume assez bien cette sensibilité théâtrale qui habite Les Banshees d’Inisherin. Pádraic, dans son entêtement, cherche à déceler les raisons de ce revirement incompréhensible, soutenu moralement par sa soeur Siobhán (Kerry Condon) et Dominic (Barry Keoghan, forçant un peu trop le trait dans le rôle de « l’idiot du village plus idiot que l’idiot de village »), tandis que Colm se mure dans le silence, bien décider à composer une mélodie pour la postérité et à mettre fin aux conversations stériles qu’il tenait jusqu’alors avec ce comparse qu’il considère terriblement creux (« dull »).

Le film lorgne indéniablement du côté du théâtre de l’absurde, filiation que McDonagh n’a jamais reniée. Là où 3 Billboards avait été comparé – à tort et à travers, il faut bien le dire – aux films des frères Coen, Les Banshees d’Inisherin renoue ouvertement avec une écriture plus proche d’Harold Pinter et, avant lui, Samuel Beckett.

Pour attester de l’absurdité de la situation et de ses conséquences inattendues, il suffit de suivre le fil d’une action constamment rapportée dans un espace restreint – dehors comme dedans –, entre une poignée de personnages se renvoyant incessamment la balle, butant régulièrement sur des mots et articulant leurs moindres faits et gestes dans les stricts contours de leur(s) parole(s). McDonagh s’amuse allègrement de cette rencontre entre un langage de type performatif – « quand dire, c’est faire » – et les spécificités du parler irlandais, désamorçant ainsi la gravité de la situation.

Collin Farrell, auréolé du prix du meilleur acteur à Venise (on s’étonne que le jury n’ait pas remis le prix ex aequo à Brendan Gleeson), fait des étincelles avec ses sourcils on ne peut plus expressifs, qui constituent presque un personnage à eux seuls et accentuent là encore la dimension théâtrale d’un long-métrage paré de cet humour noir propre aux films de Martin McDonagh, dans lesquels les actes de violence sont systématiquement désamorcés par leur propension métaphorique.

Au loin, la guerre fait rage ; bien qu’invisible, celle-ci met en évidence la noirceur et la tristesse de cette fable insulaire qui s’apparente à une guerre tout aussi soudaine et intestine entre deux amis autrefois inséparables. À une tout autre échelle (quoique tout aussi tragique), ce conflit annonce quelque part l’effondrement d’un monde.

Cela étant dit, le film de McDonagh souffre d’un bout à l’autre d’un petit rythme, d’une forme légèrement éteinte sans véritable regain de vitalité et de cette théâtralité in fine trop peu expressive d’un point de vue cinématographique.

L’irrésistible duo Farrell/Gleeson tient évidemment en haleine, malgré le schématisme un peu borné et satisfait qui transparaît dans l’écriture de leurs personnages – tout comme le reste de la distribution, dont l’archétype de la vieille prophétesse tout droit sortie du Macbeth de Shakespeare (laquelle donne son nom au film, les banshees faisant allusion à des créatures folkloriques de la région) –, mais il manque tout de même quelque chose à la mise en scène de McDonagh qui justifierait pleinement son recours à la forme cinématographique.

La veine tragi-comique visée tout au long du film manque de cette profondeur et de cette âpreté bien plus mordante dans Bons baisers de Bruges ou Six Shooter. Sans doute par excès de confiance, le film court finalement le risque d’être aussi « creux » que l’est devenu Pádraic aux yeux de Colm. À nos yeux, en tout cas.

Les Banshees d’Inisherin, de Martin McDonagh, 1h54, avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Barry Keoghan, Kerry Condon. En salle le 28 décembre 2022.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste