Si vous êtes lecteur ou lectrice d’héroïc fantasy, joueur·euse de Magic: The Gathering, Le Seigneur des Anneaux ou d’autres jeux fantastiques, vous avez certainement eu une illustration de Magali Villeneuve entre les mains ! Discussion avec cette grande artiste devenue une sommité mondiale.
Comment avez-vous appris le dessin ?
Je suis totalement autodidacte. Je me suis mise à dessiner très sérieusement à partir de 12 ans. Au départ, je copiais mes mentors, comme l’animateur Glen Keane qui a dessiné, entre autres, le personnage de la bête dans La Belle et la Bête (Disney 1992). Son style a fortement imprégné mes premiers travaux.
Pourquoi ce goût pour les univers fantastiques ?
Je n’ai jamais été portée sur les univers “filles” ! Les princesses ne m’ont jamais fait vibrer. Il se trouve que j’illustre beaucoup de personnages féminins parce que j’ai un talent pour l’humanoïde. De plus, je travaille avec des sociétés qui recherchent des représentations modernes de modèles féminins et qui pensent, à juste titre, que les illustratrices dessinent les femmes de manières moins stéréotypées. Ce n’est pas une volonté de ma part, mais mes clients aiment les femmes que je dessine. J’ai dû un peu me battre au début de ma carrière, car on me donnait souvent – et c’était aussi la mode à l’époque – des fées et des licornes à dessiner. Je n’ai rien contre ces personnages, mais la “dark fantasy” m’intéresse davantage.
Comment êtes-vous arrivée dans le monde du jeu ?
J’ai commencé ma carrière dans l’illustration de couvertures de livres, notamment dans la micro-édition. C’était un choix délibéré, car, lorsque j’ai commencé en 2006, je n’avais aucun réseau et aucune réputation. Cela m’a permis d’affirmer mon style et de progresser. Un jour, en me baladant dans le rayon librairie de la Fnac, je suis tombée sur un “art book” du Trône de fer. C’était bien avant la série télé. Je me suis rendu compte que les illustrations du livre étaient tirées d’un jeu de cartes édité par Fantasy Flight Games. J’étais très motivée pour faire ce genre d’illustrations et j’ai donc constitué un portfolio que j’ai envoyé à cet éditeur américain. C’était la première fois que je démarchais à l’étranger. J’ai été prise immédiatement sur le jeu du Trône de fer, qui est un univers que j’aime beaucoup.
Les illustrateur·rice·s et concept artists français semblent avoir beaucoup de succès à l’international. Comment expliquez-vous cela ?
Je crois que ce qui fait notre force, c’est notre terreau culturel qui est bien différent de celui des Américains. Notre histoire de l’art est beaucoup plus ancienne et riche. Cela nous imprègne. Mes influences vont de Disney aux peintres caravagistes, en passant par le préraphaélisme. Les artistes américains sont beaucoup plus marqués par la pop culture, ce qui leur donne une grande aisance dans ce domaine. Notre valeur ajoutée, c’est cette culture métissée entre le moderne et le classique. Nous avons des styles plus nuancés.
D’un point de vue personnel, cela me donne une grande faculté d’adaptation pour ce que je dois dessiner. Par exemple, j’ai été invitée à réaliser un set de cartes à mon nom pour le jeu Magic: The Gathering. Ce sont cinq cartes exclusives, spécialement conçues par des artistes qui ont marqué le jeu. L’une d’entre elles, intitulée Death Shadow (L’ombre de la mort), est clairement un hommage à la Pietà de Michel-Ange. Cela reste une image de fantasy au final, mais elle est issue d’un héritage artistique classique.
Êtes-vous davantage inspirée par les humains que par les paysages ou les créatures ?
J’ai clairement orienté ma carrière là-dessus. Lorsqu’un artiste veut se vendre sur quelque marché que ce soit, il faut que son travail soit clair pour les directeurs artistiques qui vont voir son portfolio. Il faut mettre en avant très vite ses forces pour que l’intérêt de nous engager soit évident. Je n’ai jamais trop cru aux artistes qui prétendent être des “couteaux suisses”. Nous avons tous des forces particulières. Moi, je sais que j’aime représenter les humains et c’est pour cela que j’ai le plus de facilité. C’est un peu moins évident avec les créatures ou les décors. Bien entendu, après 15 ans de métier, j’ai été amenée à réaliser des dragons ou des représentations d’environnements, mais les sociétés pour lesquelles je travaille sont constamment à la recherche d’efficacité et ils font en sorte d’assigner des travaux à l’artiste adéquat.
Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, Magic… Quelle est la marge de manœuvre artistique dans ces univers déjà visuellement très calibrés ?
Cela dépend vraiment de l’univers. Il est évident que pour Star Wars, on est devant un univers extrêmement préétabli qui est incarné pour la plupart des personnages par des acteurs. Mon travail est ici davantage celui d’une portraitiste qui doit être très référencée. J’ai travaillé récemment sur des livres issus du film Tron. Impossible de beaucoup déroger à ce que l’on a vu au cinéma. Pour Le Seigneur des Anneaux, c’est différent. Les jeux se basent surtout sur l’œuvre littéraire. J’ai été parmi les premières artistes engagées sur le jeu de cartes, il y a 11 ans. Nous avons donc établi tout l’univers graphique avec comme condition de ne surtout pas s’inspirer des films. Là, il y a une grande liberté. Même si les références ultimes en matière d’illustration du Seigneur des Anneaux restent John Howe et Alan Lee, il y a moyen de créer de nouvelles choses dans cet univers.
Quant à Magic, cela fait 30 ans que le jeu existe. Le socle est clairement établi, mais le style a beaucoup évolué et l’éditeur encourage à ce que de nombreuses techniques se côtoient. Il y a des peintres classiques, de la 3D réaliste ou encore de la stylisation très prononcée. La liberté d’expression est grande et c’est un jeu qui attire beaucoup d’illustrateurs. Idem pour Dungeons & Dragons. Le jeu a un demi-siècle ! Les styles évoluent beaucoup et ils sont très ouverts à la diversité esthétique. Le but est de respecter la tradition, mais également de l’adapter à notre époque.
Cela vous arrive-t-il de vous tromper sur une illustration qui vous a été demandée ?
Non, tout simplement car tous ces travaux sont accompagnés par des directeurs artistiques qui vous indiquent quelles sont les orientations et les limites. Être illustratrice professionnelle, ce n’est pas seulement savoir bien dessiner, c’est aussi comprendre ce que l’on attend de vous. Il faut connaître également ce qui est dans l’air du temps et être aux aguets des tendances, même s’il faut se méfier des effets de modes pour ne pas être obsolète.
Justement, quelles sont les tendances de l’illustration en 2022-2023 ?
Ce qui est très à la mode, ce sont les univers cyberpunks. Il y a beaucoup d’illustrations baignées de néons bleus et roses, à tendance années 1990. Il y a eu la série Arcane sur Netflix, par exemple. Magic a également sorti la collection « Kamigawa », qui mélange l’univers féodal japonais avec le cyberpunk. En ce moment, les personnages aux coiffures fluo et rasés sur les côtés nous envahissent. Même si cela devient omniprésent, il reste des choses intéressantes, comme le côté gothique moderne mélangé à une direction artistique très colorée.
Avec quels outils dessinez-vous ?
Cela a beaucoup évolué ! Avant de devenir professionnelle, j’utilisais les techniques traditionnelles : beaucoup de dessins au crayon, de peintures à l’huile ou acrylique. En 2006, le dessin numérique était déjà très présent et j’ai dû m’y mettre pour être concurrentielle. Heureusement, la peinture numérique a fait de grands progrès, car ma configuration de clients m’oblige à travailler ainsi. Il n’est pas facile de collaborer avec les États-Unis avec des peintures et des dessins classiques. La difficulté du numérique, c’est de retrouver un aspect organique.
Actuellement, je suis dans une nouvelle phase. Je voudrais retrouver le plaisir des techniques traditionnelles, mais cela ralenti énormément la cadence de travail. Cela fait du bien de s’éloigner des écrans de temps en temps. C’est bon pour la santé mentale !
Quel est votre sentiment sur les illustrations générées par des intelligences artificielles telles que Midjourney ou Dall-E ?
Quand on connaît le fonctionnement de ces systèmes, cela ne peut que mettre les illustrateurs et illustratrices en colère. Et cela fait peur aussi ! Il faut savoir que ces images ne sont pas des créations, mais des compilations d’œuvres existantes que l’intelligence artificielle va prendre sur Internet. Cela bafoue les droits d’auteur les plus élémentaires et j’approuve totalement la levée de boucliers actuelle des artistes à ce sujet.
Cela met en exergue l’absence de considération de la part du grand public et d’une partie de la profession envers notre travail. On commence à voir des maisons d’édition en France et à l’étranger faire des couvertures de livres qui sont générées par ces outils. Les illustrateurs de livres, c’est vraiment le bout de la chaîne de l’édition. Il était déjà difficile de se faire respecter. Désormais, la boîte de Pandore est ouverte ! C’est vraiment balayer d’un revers de la main les efforts et les parcours des illustrateurs.
L’avancée technologique n’est pas le problème en soi. Le problème, c’est lorsqu’une branche économique est mise en danger à cause de cela. Il est absolument scandaleux que des gens puissent générer des images à partir d’images qu’ils n’ont pas produites et qu’ils se gratifient d’en être les créateurs. Les “prompts” (le langage des images générées par des A.I. ndlr), ne créent pas, ils volent des images et les mélangent. Je ne parle pas, évidemment, des particuliers qui s’amusent avec ces techniques, je parle des gens qui commencent à s’autoproclamer illustrateurs en produisant ce genre d’images. Qu’ils fassent la même chose en les dessinant eux-même et on verra bien s’ils sont de véritables artistes !
Une sélection de jeux avec le travail de Magali Villeneuve :
Magali Villeneuve est également autrice d’une épopée de dark fantasy en deux tomes : La Dernière Terre.