Entretien

Isha : “La musique est une amie qui me rassure”

07 décembre 2022
Par Lisa Muratore
Isha est actuellement en tournée pour défendre son album, Labrador Bleu. © Alexandre Ducarel
Isha est actuellement en tournée pour défendre son album, Labrador Bleu. © Alexandre Ducarel ©Alexandre Ducarel

Isha compte aujourd’hui parmi les rappeurs les plus influents de la scène belge. À la faveur de son passage par l’emblématique salle du Bataclan, à Paris, le 2 décembre dernier, pour son Labrador bleu Tour, L’Éclaireur a pu s’entretenir avec l’artiste. L’occasion de revenir sur ses débuts, son parcours, ses sources d’inspiration, mais aussi de comprendre sa patte et son univers musical. Rencontre.

Quels ont été vos premiers rapports avec le rap ?

Je suis le dernier d’une fratrie de cinq frères et sœurs. Quand ils étaient adolescents, ils regardaient sans arrêt MTV, donc il y avait toujours de la musique à la maison. C’est comme ça que j’ai découvert le rap, quand j’avais à peu près 8 ans. Plus tard, vers 15-16 ans, ça se développe à travers des amis qui rappent en français.

J’écoutais aussi des compiles comme Rapattitude (1990), ces espèces de classique. À 16 ans, je me suis rendu compte que tout le monde pouvait le faire, que si mon pote pouvait rapper, moi aussi, je pouvais le faire. Ce qui m’avait interpellé, c’était le cahier de rimes d’un de mes amis. Le fait de le voir dégainer son carnet à chaque sortie d’école, de le voir rapper en lisant son carnet, ça m’a marqué. Il y avait un côté studieux. Ça a été comme un déclic. La semaine suivante, j’ai commencé à rapper.

À quel moment vous-êtes vous dit que ça allait devenir votre métier ?

C’est difficile à dire, en réalité. Je pense que je n’avais pas d’attente, je le faisais pour passer le temps et amuser des potes. Je ne me voyais pas devenir rappeur. Il y avait aussi l’influence de la rue, je me voyais davantage faire des magouilles, à vrai dire. Finalement, cette volonté d’en faire mon métier est venue tardivement, il y a seulement sept ans. J’ai fait une pause pendant la crise du disque de 2010 à 2015, je n’y croyais plus. Il n’y avait pas de marché en Belgique, à l’époque. Dès que la crise est passée et que le marché du streaming a explosé, je me suis dit qu’il était temps de revenir, que j’avais le niveau suffisant pour me lancer dans une carrière.

Qui sont vos références ?

Je dirais que c’est IAM et NTM. Au cinéma, il y a des films américains, comme Menace to Society (1993), mais aussi des longs-métrages français comme La Haine (1995) qui ont eu un impact. Toutes ces références ont eu une influence en termes de charisme, de dress code, mais aussi sur la façon de parler. Puis, il y a eu des personnages et des success stories comme celle de Mohamed Dia, qui nous ont touchés. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de voir qu’on ne copie plus le modèle américain et qu’il y a une différence de culture vis-à-vis de tous ces codes.

L’album Labrador bleu du rappeur Isha est sorti le 15 avril 2022.©Alexandre Ducarel

Justement, quel regard portez-vous aujourd’hui sur la scène francophone, étant donné son évolution ?

Aujourd’hui, on arrive à se différencier et à apporter quelque chose quand on voit des artistes comme Jul, Maître Gims, Booba. On arrive à apporter d’autres sonorités. Je pense même que les Américains peuvent aussi reprendre des codes francophones. Aussi bien dans la musique que dans le lifestyle, il y a un apport et une identité propres à la scène francophone. Ça a mis du temps à se créer, mais c’est là désormais.

Comment définiriez-vous votre univers musical ?

C’est essentiellement autobiographique, je me raconte. J’explore des passages de mon enfance, de mon adolescence et de ma vie d’adulte. C’est vraiment axé sur moi. Beaucoup d’artistes parlent du monde qui les entoure, vont regarder dehors. Moi, j’ai l’impression de regarder à l’intérieur de moi et d’aller chercher des émotions, de trouver des réponses à certaines questions. C’est aussi thérapeutique, évidemment.

« La musique m’a permis d’ouvrir des portes que je n’avais pas réussi à ouvrir jusqu’ici, à rentrer dans ces pièces, à faire du ménage et à refermer ces portes. »

Isha

La musique – l’art en général, d’ailleurs – m’a permis d’ouvrir des portes que je n’avais pas réussi à ouvrir jusqu’ici, à rentrer dans ces pièces, à faire du ménage et à refermer ces portes. C’est à la fois des sauts en arrière et une porte de sortie, pour moi, la création. Finalement, si je devais personnifier ce que représente la musique, ce serait une amie qui me rassure.

Comment se passe le processus créatif autour d’un son ? 

Tout part de la musique ! Le producteur et le beatmaker me font écouter des choses et, en écoutant, j’ai des images qui me viennent. Dès les premières mesures, ça me parle et je sais comment je vais poser tout ça, sur quel tempo je vais aller. Cette musique définit une atmosphère. Après, je vais apporter les mots qui correspondent à cette ambiance-là. Il y a des rappeurs qui commencent par les mots et qui écrivent sans musique ; moi j’ai besoin de son.

Que représente le studio, par rapport à la scène ? Avez-vous une préférence ?

Dans le studio, il y a plusieurs interrogations, alors que quand on arrive sur scène, on sait si ce que l’on a produit est réussi, car on voit les visages avec précision grâce aux lumières. On devine les rictus des spectateurs. Dans le studio, on est rempli de doutes, on essaie de se convaincre soi-même ou de convaincre son entourage, mais on ne sait pas encore.

Je préfère la scène, parce que c’est libérateur. Elle enlève toutes les questions. Le propre d’un artiste, c’est de douter. On a tous ce point commun. Chaque année, on a ces petites crises. Forcément, ce n’est pas très confortable. Avec la scène, au moins, tu sais si tu as échoué directement. Et si tu as échoué, tu retournes en studio et tu travailles.

Quel est le son dont vous êtes le plus fier ?

Il s’agit des Magiciens (2020, La Vie augmente, Vol 3), car ça traite de la colonisation et de l’esclavage. Mes parents étaient historiens, donc c’était un sujet récurent à la maison. Mon père écrivait aussi beaucoup sur le Congo et sur la colonie. Lorsque j’étais adolescent, avant qu’il ne décède, il m’expliquait son projet de Commonwealth pour réunir les pays d’Afrique afin d’assurer la paix. C’est un sujet familial qui m’a touché et je me suis toujours dit que devais en parler un jour, en parler d’une certaine manière, sans attiser la haine. Aujourd’hui, le fait que je puisse chanter cette chanson devant un monde cosmopolite, c’est une grande victoire, car elle arrive à fédérer finalement, et j’en suis très fier.

Quel est le featuring que vous avez préféré faire ?

Je pense que c’est celui avec Scylla et Sofiane Pamart, Clope sur la Lune (2018). Scylla m’a dit qu’il allait faire un piano-voix. Sur le moment, je lui ai répondu que je ne pouvais pas poser dessus, mais il m’a convaincu. C’est un de mes meilleurs couplets. C’est un son dont je suis fier, car c’est le couplet qui est le plus proche de moi à cette heure-là. Je ne pourrais pas enlever une seule strophe. Un piano-voix, c’est une autre façon de travailler, c’est un autre univers et l’émotion qui en ressort est différente. Scylla a pris la direction artistique et il m’a fait prendre conscience qu’avec un piano-voix, on peut libérer d’autres émotions. Cette expérience m’a appris à faire plus confiance. Je suis plutôt un homme qui campe sur ses positions, mais il faut écouter les gens, car ils ont des visions.

Quel serait votre featuring de rêve ?

C’est venu récemment en réalité, il s’agit de Casey. C’est une femme qui rappe et je me rends compte de l’impact qu’elle a eu, de ses prises de position. Pour moi, elle était en avance et j’aimerais bien faire un feat avec elle.

Vous êtes en tournée pour l’album Labrador bleu, est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que signifie le titre de cet opus ?

Isha a dédié son album Labrador bleu à son frère.©Alexandre Ducarel

Mon frère est décédé il y a trois ans, j’étais en train de faire l’album. J’avais à l’époque une relation conflictuelle avec lui, mais on s’est réconcilié un mois avant qu’il ne décède, pendant ses dernières vacances. Quand on était ensemble, on aurait dit qu’il préparait son départ. On a eu plusieurs conversations, il donnait des instructions à tout le monde… Puis, quand il est décédé, je me suis dit qu’il fallait que je lui dédie mon album. En fait, Labrador bleu (2022) représente sa pierre tombale. Quand on va aux pompes funèbres, on choisit une pierre ; nous, on a choisi la labradorite, d’où le nom de l’album.

En parlant de tournée, qu’est-ce que vous retenez de ces concerts ?

Que ça se passe très bien ! Parfois, c’est un volume de salle raisonnable, mais ça reste chouette. À Bruxelles et à Paris, ce sont des salles plus importantes, mais que ce soit dans les capitales ou en province, c’est toujours aussi chaleureux. C’est là qu’on voit si ça a plu, comme je le disais. Quand on voit les gens reprendre vos paroles en plein concert, le sentiment est incroyable.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste
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