Décryptage

Le roman social, ce genre littéraire qui se pose en témoin de son époque

05 octobre 2022
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Le roman social, ce genre littéraire qui se pose en témoin de son époque
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Puisant son inspiration dans la réalité, le roman social ne se porte jamais aussi bien qu’en temps de crise. Pas étonnant donc que le genre se fasse remarqué en cette rentrée littéraire.

Parce qu’il incarne une veine romanesque ultraréaliste qui dénonce les problématiques sociales intrinsèques au capitalisme et ses effets sur les personnes ou les groupes qui en sont les principales victimes – soit les classes populaires, ouvrières et paysannes –, le roman social vit depuis ses premières heures avec un paradoxe chevillé au corps. Genre littéraire parmi les plus grands pourvoyeurs de chefs-d’œuvre, ses heures de gloire et ses plus grandes effervescences littéraires coïncident malheureusement avec des périodes de grandes mutations, des époques troublées où la société vacille, s’embrase, gronde.

Pas étonnant alors de voir depuis quelques années les fictions sociales engagées s’afficher en nombre dans les étals des librairies. Si ces temps obscurs ressemblent parfois à ceux de Zola au sortir des révolutions industrielles ou à ceux de Guilloux et Barbusse dans l’entre-deux-guerres, la littérature se doit d’être un phare dans la nuit, un lanceur d’alerte. L’heure semble être alors au cri d’alarme, à l’indignation, parfois même à la colère.

“Un roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui a l’odeur du peuple”

Les premières incursions du roman social dans la littérature française se situent dès le XVIIIe siècle et s’incarnent dans une veine étonnante, mêlant réalisme social et parcours amoureux. Des figures inattendues comme Marivaux et ses romans mémoires La Vie de Marianne (1741) et Le Paysan parvenu (1735), Restif de la Bretonne et son Paysan perverti (1784) ou encore l’Abbé Prévost et son célèbre Manon Lescaut (1731) éclairent la condition paysanne et lient passions intimes et ascension ou déchéance, tandis que Lesage dans Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) se sert du conte picaresque et de sa puissance satirique pour se moquer des différents milieux sociaux qui composent la société de l’époque.

Mais il faut attendre les révolutions industrielles en Angleterre et en France pour assister à la véritable naissance du roman social. L’avènement d’une classe ouvrière toujours plus nombreuse en ville, l’émergence d’une bourgeoisie et de grands capitaines d’industrie, l’essor de la presse qui affiche en gros titres les inégales répartitions de richesses : le monde bouge à une vitesse folle et le roman entend raconter ces bouleversements. C’est l’âge d’or de la fiction réaliste. On pense bien entendu à La Comédie humaine (1830-1856) de Balzac, une « histoire naturelle de la société » qui explore de façon systématique les groupes sociaux et les rouages de ce nouveau monde. Mais c’est surtout Émile Zola, véritable père fondateur du genre, qui, avec la série des Rougon-Macquart (1871-1893), pousse à son paroxysme cette veine sociale.

©Le Livre de Poche

Plus que n’importe quel autre auteur avant lui et peut-être même plus que n’importe quel autre après, il utilise le roman comme un observatoire des problématiques sociales et économiques engendrées par l’avènement du capitalisme. Dans L’Assommoir (1878), « premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple » entièrement tourné vers le milieu ouvrier, dans Au Bonheur des dames (1883), qui plonge dans les entrailles des grands magasins parisiens, ou encore dans La Bête humaine (1890), consacré au monde ferroviaire, il observe à la loupe, classe après classe, les effets dévastateurs d’une mutation sociétale sans précédent.

C’est aussi la naissance du socialisme avec Jean Jaurès et l’arrivée d’un siècle entièrement tourné vers la guerre. Dans les larmes, le chaos et les drames engendrés par la Première Guerre mondiale puis dans les doutes, les peurs et les erreurs commises par les nations à la veille de la Seconde, des figures traumatisées comme Henri Barbusse et Louis Guilloux, des révoltés comme Louis Aragon et Roger Vailland ou des génies isolés comme Louis-Ferdinand Céline seront de glorieux porte-étendards et achèveront d’installer un genre furieux et contestataire dans notre paysage littéraire.

©Folio

Héritiers multiples

Alors que, depuis plusieurs décennies, le climat social s’assombrit à nouveau, le roman social a lentement ressurgi du sommeil dans lequel il s’était un peu endormi. On pourrait même distinguer deux branches différentes, mais intimement liées, deux familles d’écrivains, qui se sont formés au fil du temps et des nouvelles mutations de la société.

D’abord un roman sociologique, construit en marge du roman social. Un sous-genre hérité des Trente Glorieuses qui s’interroge sur les transfuges de classe, les héritages familiaux ou les comportements des groupes sociaux. Annie Ernaux a longtemps été le fer de lance de cette littérature mêlant douleurs intimes et revendications sociales. Son œuvre essentiellement autobiographique dissèque l’ascension sociale de ses parents (La Place, La Honte), son mariage (La Femme gelée), sa sexualité (Passion simple) et même son avortement (L’Événement), et fait le portrait d’une femme aux prises avec un milieu et une société qui la contraignent. Dans Retour à Reims (2017), Didier Eribon raconte, lui, ce retour en arrière qu’il a effectué en retrouvant sa ville natale et son milieu d’origine après des années de rupture pour confronter destinée familiale et trajectoire sociale.

Nicolas Mathieu.©Photo ER/Alexandre MARCHI

Nicolas Mathieu incarne lui aussi cette obsession et la transmet aux nouvelles générations. Avec Leurs enfants après eux (2018), mais surtout Connemara, paru en début d’année, il se fait le porte-voix des transfuges de classe, des corps et des âmes brisées par leur environnement social, des hommes et femmes en quête de sens dans une vie professionnelle absurde et robotisée. Héritier plus violent, plus polémique aussi, Édouard Louis symbolise également cette littérature. Avec En finir avec Eddy Bellegueule, Histoire de la violence ou encore Qui a tué mon père, il raconte sa destinée familiale tragique à la lumière de sa position sur l’échiquier social. 

Mais si les combats ont évolué et si le monde du travail a été profondément bouleversé, le roman social dans sa forme originelle continue toutefois de subsister avec une mission inchangée : interroger la vie des ouvriers et des nouveaux travailleurs prolétaires, mettre des mots et des images sur leur quotidien de labeur, incarner une révolte contre les injustices et inégalités sociales. Ainsi, des romanciers et romancières comme Gérard Mordillat avec Les Vivants et Les Morts (2004), le regretté Joseph Ponthus dans À la ligne (2019) ou encore, plus récemment, Nina Bouraoui dans Otages (2020) et Tom Connan dans Radical (2020) témoignent de cette flamme qui alimente toujours les écrivain·e·s.

©La Table Ronde

On peut même distinguer une troisième famille, souvent passée sous silence, un peu à part dans ce tour d’horizon du roman social contemporain parce qu’elle est une excroissance d’un genre à part, la littérature policière. Aujourd’hui plus que jamais, l’essor du polar est indissociable de la critique sociale qu’il véhicule. Montrer les recoins les plus sombres de l’âme humaine et les atrocités dont nous sommes capables, c’est aussi montrer ce à quoi l’on peut être réduit quand on a été brisé.

Les monstres sont souvent aussi coupables de leurs actes que les sociétés qui engendrent ces monstres. Des écrivains et écrivaines comme Philippe Jaenada, le pape du true crime à la française, auteur entre autres de La Serpe (2017) et Au printemps des monstres (2021), Elsa Marpeau (L’Âme du fusil, 2021), Olivier Norek (Entre deux mondes, 2017) ou encore Hugues Pagan (Le Carré des indigents, 2021) l’ont bien compris. En plus d’être des figures du roman noir, ils sont des observateurs et observatrices avisé·e·s des tensions et des dérives sociales à l’œuvre dans notre pays.

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La rentrée littéraire, reflet de notre société troublée

Sans surprise, cette rentrée littéraire ne déroge pas à la règle et voit émerger de nombreuses fictions sociales. À moins que vous soyez resté confiné dans un endroit reclu loin du monde, le grand retour de Virginie Despentes ne peut pas vous avoir échappé. Cinq ans après avoir mis un point final à sa trilogie Vernon Subutex, série romanesque éminemment sociale qui croquait le portrait d’un ancien disquaire déchu qui se retrouve à la rue, elle revient avec un roman épistolaire post #MeToo, un échange de lettres entre amis plus ou moins choisis qui scanne la société française et interroge ce qui reste du féminisme et plus largement de la rébellion. Au rythme des phrases qui cinglent et n’épargnent personne, elle décortique avec une justesse folle et ce ton punk qui ravira ses plus grands fans les nouvelles mécaniques sociales perverses de cette société égarée.

©Grasset

On fête également en cette rentrée un second retour flamboyant, celui d’Olivier Adam. Autre figure du roman social, il avait quelque peu perdu pieds après des débuts fracassants avec son premier roman Je vais bien ne t’en fais pas et les succès Des vents contraires et Des lisières. Surprenant phénix, il renaît de ses cendres au moment où on ne s’y attendait pas et nous livre un texte simple, fort, bouleversant. Il pose inlassablement la même question, celle du transfuge de classe, du transfuge intellectuel, celui qui s’est extrait de son milieu et qui en paie les conséquences quand il retrouve les siens. 

On citera aussi le génial romancier suisse Joseph Incardona qui poursuit livre après livre une œuvre sociale satirique et noire directement inspirée des Américains John Fante, Charles Bukowski ou Harry Crews. Deux ans après La Soustraction des possibles, fresque implacable des Golden Boys de la finance, il revient avec Les Corps solides et peint l’autre côté du miroir en racontant à hauteur des petites gens, le cynisme crade d’une société où tout et tout le monde peut s’acheter.

©Seuil

Enfin, la fibre sociale du roman s’incarne cette année dans les nouveaux visages des librairies, des primo romanciers ou de jeunes auteurs qui, mieux que quiconque, connaissent et ressentent les enjeux actuels et les problématiques qui peuvent enflammer nos sociétés futures. Avec Les Enfants endormis, fresque sociale des années 1980 qui raconte l’irruption du sida dans une famille populaire de l’arrière-pays niçois, Anthony Passeron a d’ores et déjà créé l’événement.

Dans le sillage de la romancière Faïza Guène, la « Sagan des banlieues » comme on l’a surnommée, David Lopez et Diaty Diallo se présentent aujourd’hui comme les voix brillantes des marges. Avec Fief puis Vivance, David Lopez a fait de ces zones périurbaines qu’on croirait coupées du monde, ces territoires de l’ennui et de l’errance, le berceau d’une force nouvelle où la langue se réinvente, où la rage pousse à la création et à la vie. Dans Deux secondes d’air qui brûle, la révélation Diaty Diallo imagine quant à elle le gouffre qui sépare les banlieues du reste de la société et de l’État comme le terreau d’une tragédie grecque où votre camp se décide par votre simple appartenance sociale.

Il y a encore quelques années, le récit de la vie banlieue faisait encore office de chasse gardée pour les rappeurs enragés et leurs textes acérés. Puis avec La Haine et plus récemment Les Misérables, il est devenu le terrain de jeu de jeunes cinéastes engagés. Mais il semblerait désormais que de jeunes romanciers et romancières soit déterminé·e·s à s’en emparer.

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