Critique

The Bear, la série trois étoiles qui dépeint une Amérique bouillonnante

05 octobre 2022
Par Héloïse Decarre
Connu pour son rôle de Phillip Gallagher dans “Shameless”, Jeremy Allen White campe avec talent le personnage de Carmen Berzatto dans “The Bear”.
Connu pour son rôle de Phillip Gallagher dans “Shameless”, Jeremy Allen White campe avec talent le personnage de Carmen Berzatto dans “The Bear”. ©FX/Hulu/Disney+

Au menu de The Bear : une poignée d’arts de la table, une pincée de relations familiales dysfonctionnelles et une bonne dose de chaos. Diffusée en juin dernier sur FX et Hulu aux États-Unis, la série est disponible en France depuis le 5 octobre sur Disney+. Loin de se réduire à un show culinaire, le programme dresse une fresque très juste des Américains d’aujourd’hui, en proie aux inégalités et à de douloureux changements.

Des palaces étoilés aux bouis-bouis de Chicago, il n’y a qu’un pas… En tout cas en ce qui concerne Carmen Berzatto, dit Carmy, lauréat du prix culinaire James Beard et reconnu meilleur jeune chef de l’année par un magazine de référence. Au sommet de son art et à l’aube d’une carrière prometteuse, le suicide de son frère l’oblige pourtant à quitter soudainement le monde de la gastronomie.

De retour à son Chicago natal, Carmy prend la direction de la sandwicherie familiale, The Original Beef of Chicagoland, gargote miteuse des bas quartiers. Loin de l’ambiance feutrée des restaurants pour lesquels il a travaillé, le chef doit prendre en charge la petite entreprise ainsi que son personnel entêté, tout en gérant la tragédie provoquée par la mort de son frère.

Du gastronomique toxique au boui-boui chaotique

Couronnée de succès aux États-Unis, The Bear est portée par l’excellent Jeremy Allen White, connu pour son rôle de Phillip Gallagher dans Shameless. Il campe ici un jeune chef ambitieux qui pourrait sortir tout droit d’un épisode de Top Chef : biceps développés (et amplement mis en valeur), cheveux mi-longs et tatouages sur les bras.

À la différence près que Carmen Berzatto est torturé par une passion qui le détruit, en témoigne sa mise à feu – à première vue involontaire – de son lieu de prédilection, sa cuisine, dans un moment de stress intense. Il faut dire que le cuisinier a été formé au sein d’établissements où coups de pression, abus, humiliations et harcèlement sont légion. Lors d’un flashback, on le voit d’ailleurs se faire copieusement insulter par son chef précédent dans un restaurant huppé de New York City.

Surqualifiée, Sydney décide de rejoindre l’équipe de l’Original Beef of Chicagoland, le restaurant favori de son père, après la mort de son propriétaire.©FX/Hulu/Disney+

À Chicago, les violences sont différentes. Dans un quartier dangereux où l’on tire à balles réelles et où les gangsters locaux zonent aux abords du restaurant, la crasse, les dettes et un personnel indiscipliné et irrespectueux accueillent Carmy. Relégué au second plan malgré son talent, le jeune homme n’oublie pas ses difficiles expériences passées. Se réfugiant dans le travail pour ne pas penser à la disparition de son frère aîné, il tente, maintenant qu’il gère son propre restaurant, de devenir un chef plus bienveillant.

En écho au mouvement de la Grande démission américaine, il rejette les conditions de travail à l’ancienne. Ainsi, dans un souci d’égalité, il décrète que tout le personnel de sa cuisine sera appelé « chef ». Parallèlement, Carmen ambitionne de moderniser les lieux. Pour cela, il met en place un fonctionnement en brigades à la française, et embauche Sydney Adamu, jouée par l’amusante Ayo Edebiri, jeune afro-américaine diplômée de l’Institute of America, une école de cuisine réputée.

Au menu : inégalités sociales et gentrification

De grosses évolutions pour le chef, donc, mais aussi pour ses employé(e)s. Une équipe réfractaire aux innovations apportées par le nouveau patron, et à qui donner des ordres n’est pas chose aisée. Méfiants, les membres du personnel ne voient pas tous ces changements d’un bon œil. À
l’arrivée de Carmen, ils n’ont qu’un seul mot à la bouche : le « système ». Mis en place par Michael, le frère disparu de Carmy et leur ancien boss, le « système » est le seul mode de fonctionnement qu’ils connaissent et qu’ils comprennent. Changer de méthode reviendrait à perdre leur identité, déjà fragilisée.

Dans un quartier chaud de Chicago où la gentrification provoque déjà de nombreux changements, le personnel du restaurant est dans un premier temps très réfractaire aux évolutions que veut apporter Carmen, qui peine à obtenir respect et considération de son équipe.©FX / Hulu / Disney+

Car le bouleversement au sein du restaurant fait écho à celui qu’ils vivent dans leur ville, refaçonnée par la gentrification. Autrefois quartier ouvrier, River North se transforme depuis les années 1990 en paradis des galeristes le jour et en zone de sortie branchée la nuit. Ce que regrette Richie Jerimovich, bras droit immature et impulsif du défunt gérant de l’entreprise, embourbé dans ses joggings hors d’âge. Très justement incarné par Ebon Moss-Bachrach, il remarque amèrement la fermeture successive des commerces voisins, remplacés peu à peu par des cafés à la mode.

Dans ce voisinage en pleine confusion, The Original Beef of Chicagoland, le Beef, est, à l’origine, le projet d’une famille d’immigrés italiens, imaginé comme un restaurant de quartier familial où les clients sont des habitués et viennent à la recherche d’une nourriture simple. Tout le contraire de ce qu’imagine l’héritier du lieu lorsqu’il projette de servir un risotto à la place des traditionnels spaghettis. Ce que lui rappelle Richie en lui lançant crûment : « Je me fous de ce que tu as servi à Los Angeles avec ta pince à épiler et ton foie gras ! »

L’esprit de famille : un ingrédient clé pour survivre au chaos

Deux mondes s’opposent, mais s’ils veulent survivre à la tragédie qu’ils traversent, ils doivent travailler ensemble. Peu à peu et malgré les différences, une équipe se forme, soudée par l’amour de la cuisine et le sens de la famille. La nouvelle sous-cheffe surqualifiée, Sydney, tente l’aventure parce que le Beef était le restaurant favori de son père ; Richie est fidèle au poste, car les salariés du restaurant sont la seule famille qu’il lui reste ; et Carmy déploie toute son énergie à la mémoire de son frère.

Pourtant, l’entourage du chef, notamment sa sœur Natalie, lui conseille sans cesse d’abandonner, car la survie de l’enseigne est loin d’être assurée. Des problèmes sanitaires et de sûreté lui valent une note d’hygiène lamentable, ses dettes se comptent en centaines de milliers de dollars, bagarres et tirs dans la vitrine sont monnaie courante, sans compter les problèmes administratifs, d’électricité et de plomberie qui s’accumulent. Beaucoup d’ennuis pour une entreprise qui a été sauvée du gouffre pendant la crise du Covid 19 grâce… au deal de cocaïne. Mais la fin justifie les moyens : le clin d’œil aux citoyens américains les plus précaires, pour qui la pandémie a souvent été synonyme de banqueroute, est très bien vu.

Vendue comme une série culinaire, The Bear raconte en réalité comment une famille, qu’elle soit de cœur ou de sang, peut survivre au chaos de la disparition et du deuil.©FX / Hulu / Disney+

Dans ce contexte, le chaos est total au « Beef », et particulièrement bien transmis par un montage haché et le jeu furieux des acteurs et actrices. Les dialogues se chevauchent et les répliques ne cessent de mettre de l’huile sur le feu. L’image est en mouvement constant, le rythme est brusque, l’énergie est électrique. Les épisodes sont rapides et courts, pas plus de 30 minutes, ce qui est assez rare pour en devenir appréciable.

L’hystérie collective atteint son apogée dans l’épisode 7, qui consiste en un plan séquence magistral de 20 minutes. Chacun est à sa place dans une performance individuelle et collective ultra-angoissante, où les désastres se succèdent terriblement. Contraste bienvenu avec la frénésie des images, les gros plans sur les gestes professionnels très bien exécutés de Jeremy Allen White, et sur les plats et ingrédients, sont très esthétiques et dignes d’une émission culinaire.

Deuil et spaghettis

Enrobé dans une étiquette de série culinaire, The Bear est en réalité une production sur le deuil et les sentiments violents et stressants que vivent les survivants d’une tragédie. Les personnages, tous mieux écrits les uns que les autres, oscillent entre une solidarité sans faille envers le groupe, et un besoin naturel de se tourner vers ce qui est bon pour eux, individuellement. Ils choisissent, pour la plupart, de ne pas rester bloqués dans le passé, la souffrance, et le deuil. Le drame devient une opportunité pour chacun et chacune de devenir une meilleure version d’eux-mêmes.

The Bear est une série qui se déguste, bouchée par bouchée. Et à la fin, on en redemande. Ça tombe bien, le plat de résistance est déjà en préparation : une saison 2 est au fourneau.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste