Critique

Sans filtre : la croisière ne s’amuse plus du tout

28 septembre 2022
Par Lisa Muratore
Charlbi Dean Kriek et Harris Dickinson dans “Sans filtre”.
Charlbi Dean Kriek et Harris Dickinson dans “Sans filtre”. ©Plattform-Produktion

Le nouveau long-métrage de Ruben Östlund est attendu le 28 septembre dans les salles obscures. Avec cette nouvelle Palme d’or, le réalisateur suédois nous embarque à bord d’une croisière de luxe et dresse le portrait corrosif et amusant de notre société moderne.

Francis Ford Coppola, Ken Loach, Michael Haneke ou encore les frères Dardenne… Ils ont tous remporté deux fois la Palme d’or au Festival de Cannes. En mai 2022, ce club très fermé a accueilli un nouveau membre, le Suédois Ruben Östlund. Après avoir gagné en 2017 la récompense suprême pour The Square, le cinéaste est une nouvelle fois reparti avec le prix pour Sans filtre.

On y suit Yaya et Carl, un couple de mannequins et d’influenceurs qui séjourne gratuitement à bord d’une luxueuse croisière, destinée aux ultrariches. Dans ce microcosme d’argent et d’abondance, l’équipage veille à exaucer les moindres désirs des passagers. Néanmoins, le séjour va rapidement prendre une tournure inattendue, alors qu’une tempête approche et menace de tout renverser.

Sans filtre nous invite à bord d’une croisière pour ultrariches.©Fredrik_Wenzel_AlamodeFilm

Un regard sociologique

Dans Snow Therapy (2014), Ruben Östlund filmait une crise familiale. Dans The Square, il s’agissait de l’hypocrisie d’un conservateur de musée d’art contemporain. Avec Sans filtre, le réalisateur a choisi de s’intéresser aux nouvelles méthodes d’influence, aux réseaux sociaux, ainsi qu’à la superficialité du monde de la mode. Toute sa filmographie résonne dans cette nouvelle création. Après une station de ski et une galerie d’art, Ruben Östlund choisit de nous embarquer à bord d’une croisière. Des symboles finalement ostentatoires de richesse dans la société européenne, dont le cinéaste filme l’hybridité.

Ce sujet aussi actuel que sociologique, il l’expose dès les premières minutes dans une scène en plan-séquence brillamment exécutée. Avec ce troisième long-métrage, le metteur en scène pointe la complexité de l’humanité, en posant sur elle son regard acerbe. Il place ses personnages dans des situations duelles, tandis que le spectateur observe une démonstration loin d’être moralisatrice.

Dans Sans filtre, Ruben Östlund prend pour cible les ultrariches.©Plattform-Produktion

Car le réalisateur se sert de ses propres expériences pour construire son récit, tout en filmant ses personnages avec tendresse et humour. D’un côté, les milliardaires apparaissent comme des gens cultivés, des personnes socialement intelligentes. De l’autre, il filme également la fragilité de Carl et de Yaya ou l’abus de pouvoir d’une femme de ménage lorsqu’elle en détient pour la première fois. Il permet ainsi au long-métrage de ne pas s’enfermer dans la réflexion du cinéma d’auteur, mais aussi de flirter avec la comédie divertissante.

Les pourris gâtés, des cibles de choix

Quoi de mieux qu’une bande de « pourris gâtés » – qu’ils l’aient été grâce à la nature ou qu’ils le soient en raison de leur statut social –, pour rire ? Sans filtre s’articule comme une farce humaine. Les deux premiers chapitres sont construits de façon intelligente, menés par une mise en scène de qualité. Ruben Östlund commence par détruire le conformisme genré, puis pointe la stupidité de plusieurs situations.

Néanmoins, sur l’île déserte, alors que le cinéaste inverse les rapports de force entre les ultrariches et les invisibles, le film bascule dans une troisième partie brouillon. S’il propose une analyse corrompue de l’humanité, le scénario laisse finalement place à un propos convenu et évident.

Dans la troisième partie du film, Ruben Östlund inverse les rapports de force.©Fredrik Wenzel/AlamodeFilm

Cela étant dit, pris dans son ensemble, le long-métrage est empreint d’une dimension politique intéressante. Elle a d’ailleurs dépassé la fiction lorsque le film a reçu la Palme d’or des mains du président Vincent Lindon – sensible à ce genre de propos cinématographique –, durant le Festival de Cannes, repère d’acteurs, de mannequins et d’influenceurs s’il en est.

Humanité au bord de la crise de nerfs

Le film s’articule autour d’un triptyque intéressant. À travers ce schéma, les personnages vont connaître une crise aussi profonde qu’intense. Si cela fait référence au titre original, Triangle of Sadness, c’est aussi une façon d’appuyer la détresse des personnages. Les disputes conjugales, la jalousie, la scène pivot d’une intoxication générale et l’arrivée des passagers sur une île déserte… Sans filtre balaie tout pour offrir le portrait d’une humanité en perte de repère, dont l’oisiveté va être ébranlée.

Woody Harrelson incarne le capitaine de la croisière dans Sans filtre.©Plattform-Produktion

Parmi cette galerie de personnages passionnants, seul un protagoniste semble avoir conscience de l’absurdité de la société : le commandant du yacht, incarné par Woody Harrelson. L’acteur américain offre ici la prestation sarcastique d’un capitaine marxiste. Un personnage atypique qui, malgré des monologues pesants, symbolise la part autobiographique du film.

Il faudra également souligner la prestation époustouflante de la regrettée Charlbi Dean Kriek, et celle d’Harris Dickinson dans la peau du ridicule petit-ami. Avec ce rôle, l’acteur est parvenu à s’émanciper des films grand public (King’s Man : première mission, Maléfique : le pouvoir du mal…) pour interpréter un jeune homme bourré de contradictions. Une ambivalence qui a toujours habité le cinéma de Ruben Östlund.

Enfin, la bande originale calibrée, le final de We’ve Lost Dancing (Fred Again, 2021) et sa conclusion ouverte viendront enrichir cette création dense. Entre étude sociologique, farce humaine et propos politique, cette Palme d’or peut pour certains faire office de pavé dans la mare et provoquer l’agacement. Or, c’est peut-être de ce sentiment que Sans Filtre tire son génie : dresser le portrait acide de notre société, aussi divertissant que bien réel.

Sans Filtre de Ruben Östlund, avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek et Woody Harrelson, 2h29, en salle le 28 septembre 2022.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste