Après l’onde de choc de La Loi de Téhéran, le réalisateur iranien revient avec un troisième long-métrage peut-être moins ample dans sa forme, mais tout aussi impressionnant de maîtrise. Leila et ses frères brosse le portrait d’une famille iranienne criblée de dettes, disloquée d’un côté par le poids de la tradition et de l’autre par la crise économique. Le tout porté par une troupe d’acteurs et d’actrices édifiants de justesse.
Une séquence d’ouverture imparable, quasi muette, un montage alterné préparant les enjeux d’un film qui commence, d’une certaine façon, par sa fin – du moins par ce qui annonce le noyau du récit, à savoir le deuil du parrain et donc la quête de son successeur – ; un film qui commence également par le son de la révolte, de la crise qui s’endigue, de l’individu échappant lâchement au chaos, à la foule, dans une scène de cohue à la sortie d’une usine en grève rappelant, comme par anamorphose, la scène d’ouverture et le raid policier du début de La Loi Téhéran, à travers cette même confrontation entre le corps de l’État et la masse indistincte.
Enfin, dernier pilier de cette séquence à trois entrées, le visage d’une femme inquiète, portant sur ses épaules l’avenir de sa famille, Leila, incarnée par Taraneh Allidoosti, qui aurait bien pu glaner le prix d’interprétation à Canne si celui-ci n’avait pas été finalement décerné à sa consœur Zar Amir Ebrahimi pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad d’Ali Abbassi. Cette séquence imparable laisse finalement place à un film fleuve de près de trois heures où, à l’inverse, la parole déborde de tous bords, la mise en scène s’effaçant légèrement derrière cet afflux de mots, de regards et de gestes.
Déjà-vu
Ce qui frappe d’emblée dans Leila et ses frères, tout comme dans La Loi de Téhéran – l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma iranien, qui était parvenu à échapper habilement à la censure dans son pays d’origine –, c’est l’incarnation terrassante de personnages plus vrais que nature, sans qu’aucun d’entre eux ne soit jamais mis en retrait ou réduit au silence par la mise en scène dépouillée de Saeed Roustaee. L’époustouflant Navid Mohammadzadeh, qui incarne ici Alireza, l’aîné de la fratrie, à qui sont sans doute offerts les plus beaux moments du film, est aussi habité par son personnage que lorsqu’il incarnait un trafiquant de drogues prêt à tout pour échapper à la peine capitale dans La Loi de Téhéran.
Le film présente d’ailleurs quelque chose d’une réminiscence de ce film-là, tout en occupant des genres totalement différents, puisque ce n’est pas le seul visage familier à faire son apparition. Payman Maadi, qu’on a notamment pu voir dans les films d’Asghar Farhadi (À propos d’Elly, Une séparation), excelle aussi bien dans son rôle de frère pathétique et magouilleur que dans la peau du flic chevronné, tandis que Farhad Aslani, qui y incarnait un juge croulant sous la paperasse, s’illustre ici dans le rôle du cadet chargé des dépenses de la famille. Si La Loi de Téhéran était un thriller haletant révélant l’immense complexité des rapports de pouvoir et d’influence dans une société gangrénée par le trafic de stupéfiants, Leila et ses frères, drame familial dont la cadence repose également sur les joutes verbales entre les personnages, ne ménage pas moins son suspens.
La loi du marché
Le précédent film de Roustaee distillait une incertitude haletante jusqu’aux tous derniers instants du récit, la balance pouvant à tout moment pencher d’un côté comme de l’autre ; jusqu’aux derniers instants du long-métrage, personne n’était à l’abri, ni le représentant de l’État ni son dissident, troublant ainsi tous repères moraux. Leila et ses frères, dans un autre registre, reproduit ce même « principe d’incertitude » puisque, pendant près de trois heures, Leila (et ses frères donc, sans emplois) essaient tant bien que mal de monter une affaire pour sortir leur famille de la misère, tandis que leur père aigri, cardiaque et nourri de regrets, Esmaïl, semble prêt à troquer le bien-être déjà incertain de sa famille contre les honneurs qui lui sont dûs en tant que nouveau parrain de la famille.
En vertu des traditions, ce dernier est en effet appelé à offrir le premier et le plus conséquent cadeau lors du mariage du fils de Bayram (Mehdi Hoseininia), son cousin. Si la fratrie ne pourra jamais réellement se résoudre à confisquer la fierté du père (Saeed Poursamimi), Leila ne pourra quant à elle jamais laisser le patriarche aveuglé conduire sa famille à la ruine.
Éprouvant, le film de Raeed Roustaee l’est sans doute, mais il n’en demeure pas moins fascinant dans ses moindres recoins. Leila et ses frères est certes plus calfeutré, mais non moins percutant que son prédécesseur et constitue ainsi un nouveau tour de force pour le cinéaste iranien de 32 ans. Chaque mot est rigoureusement pesé, la bataille tenant entièrement dans les regards et les logorrhées verbales qui rythment les échanges entre les personnages.
Le cinéaste accouche ainsi d’une fresque familiale désabusée, traversée ici et là d’un symbolisme certes un peu appuyé – la mise en scène de Roustaee épousant tour à tour l’architecture verticale des lieux, de l’appartement de Manuchehr (Payman Maadi) à la structure même de la maison familiale comme pour signifier, très voire trop littéralement, le dysfonctionnement de l’ascenseur social –, mais en fin de compte compensé par l’intense dramaturgie du film, telle une tragédie grecque. Déshonneur, trahison, fortune, crise, fatalité, là où tout se joue et où tout se noue.
La critique de la société iranienne et de ses institutions, certes moins virulente, vénéneuse et incisive que dans son précédent film, est toujours là, en toile de fond, étouffant ses personnages à mesure que l’étau se resserre autour d’eux. Encore une fois, leur destin dépend moins de leurs efforts démultipliés, qui paraissent somme toute assez vaincs, que des rouages du système et de l’implacable loi du marché – prêts bancaires, taux de changes, cours de l’or, etc. –, tous ces mécanismes qui ont tragiquement raison des individus. Malgré son côté délibérément exténuant, Leila et ses frères n’en demeure pas moins une manifestation brûlante de la férocité du cinéma iranien actuel, à l’heure où ses principaux acteurs sont aveuglément jetés en prison par un gouvernement plus que jamais rattrapé par les puissances de la fiction.
Leila et ses frères de Saeed Roustaee, 2h49, avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi, en salle le 24 août 2022.