Critique

Ibeyi : sororité sacrée

22 juillet 2022
Par Costanza Spina
Ibeyi : sororité sacrée
©DR

Spell 31 est le nouvel album des jumelles Ibeyi, un joyeux syncrétisme de couleurs et de sons, une célébration de traditions et de l’expérimentation musicale sous toutes ses formes. Un troisième opus hypnotisant qui tire son nom mystérieux de l’un des chapitres du Livre des morts de l’Égypte ancienne…

Après avoir abordé les thèmes de la féminité, du racisme et de l’activisme sur ASH (2017), ou encore ceux de la filiation, de la mort et de leurs origines sur leur album éponyme Ibeyi (2015), Spell 31 voit les jumelles du duo Ibeyi se plonger dans leur propre spiritualité et chercher à se reconnecter à leurs ancêtres.

Produit par leur acolyte de toujours Richard Russell et comptant les participations de Jorja Smith, Pa Salieu et Berwyn, ce troisième opus composé de dix morceaux est un mélange captivant de la musique yoruba avec le jazz moderne, la pop, l’électronique, la soul et le hip-hop. Les deux sœurs donnent vie à une œuvre qui traverse les continents, des Amériques à l’Europe en passant par l’Afrique. Et Lisa et Naomi confirment que leur musique ne répond à rien de connu.

Le rythme au centre du processus créatif

Ce nouvel album est une surprise pour celles et ceux qui suivent Ibeyi depuis leurs débuts. Une énergie nouvelle se propage de chaque morceau, en subvertissant les règles de composition et en apportant une dynamique plus solaire, quittant les ambiances spectrales de l’album Ibeyi. Pourtant, un calme se dégage de ces rythmes entraînants. Les deux compositrices semblent entrer dans une nouvelle phase créative et, comme elles l’expliquent, cela est dû aussi à quelques innovations dans leur processus d’écriture.

D’habitude, Lisa-Kaindé entamait les chansons au piano et Naomi modelait les percussions autour des mélodies et des paroles de sa sœur. Cette fois-ci, ce sont les rythmes qui sont venus en premier. Ainsi, Naomi et Richard Russel composaient d’abord les beats, puis Lisa-Kaindé venait y apporter ses paroles. Dans une interview, Lisa-Kaindé explique que leurs mélodies « devaient prendre du muscle… et être capables d’être à la hauteur du rythme ». La voix de Naomi est également plus présente sur cet album, emmenant ainsi le duo vers des trajectoires nouvelles et asseyant définitivement l’identité d’Ibeyi.

Un disque aux accents sacrés

La musique d’Ibeyi se caractérise toujours par un lien profond et fécond au sacré. Le titre de l’album fait référence à l’un des chapitres du Livre des morts de l’Égypte ancienne, l’ouvrage mystique qui accompagnait les défunts durant leur voyage vers l’au-delà et évoquait toutes les étapes de cette pérégrination posthume. Hypnotisant, l’album est un vrai aboutissement : il prouve l’incroyable capacité du duo à changer de registre, à basculer sans entraves d’un genre à l’autre, en créant des atmosphères uniques, aussi envoûtantes qu’une cérémonie sacrée.

Au début de l’album, avec Sangoma, les jumelles préparent le rituel et ouvrent les danses. Elles se muent alors elles-mêmes en sangoma, les guérisseuses d’Afrique australe. Puis, avec O Inlé, elles convoquent le dieu de la guérison : le soin est au centre de cette recherche musicale aussi minutieuse et vaste qu’une grande fresque colorée. Le soin, une notion qui répond parfaitement aux sujets engagés qui étaient au cœur des albums précédents. Une réponse aux discriminations, aux violences, une volonté de se reconnecter au divin qui habite le vivant. Avec leurs sons, les artistes bâtissent des ponts et apportent une guérison à celles et ceux que le monde a meurtris.

Depuis 2014 et son EP Oya, ode à la déesse yoruba des tempêtes, Ie duo n’a ainsi de cesse d’explorer des spiritualités stratifiées et créolisées, et d’aborder des thématiques comme la perte et le deuil. Dans ce nouvel opus, les deux femmes le font par des grooves fluides qui brillent de couleurs et de joie, en canalisant la douleur.

La sororité au centre du récit

À peine sorties de l’adolescence, les sœurs ont connu un succès international, ont côtoyé leurs idoles (Beyoncé, Prince, Quincy Jones) et collaboré avec certains des artistes les plus talentueux de notre époque (le saxophoniste Kamasi Washington, Chilly Gonzales, Me’shell Ndegeocello, La Mala…). Ensemble, elles ont traversé le monde de long en large, en arpentant les meilleurs festivals.
Comme dans bon nombre de leurs chansons, elles mettent la sororité au centre et se témoignent un amour et un respect sans bornes. Il suffit d’écouter Transmission, tiré de l’album Ash, ou bien le plus récent Sister 2 Sister, morceau de Spell 31. Les deux femmes dialoguent entre elles tout au long de l’album, comme si la musique les révélait l’une à l’autre, dans une chorégraphie symbiotique.

La fabrication de ce nouvel album a eu lieu à Londres, dans le studio de Richard Russell, qui est aussi producteur du célèbre label anglais XL Recordings. Comme l’écrit l’écrivain Gaël Faye, proche des deux sœurs : “Dans ce refuge règne une atmosphère de création cernée d’instruments de musique, de livres ésotériques, de tasses de thé posées à même le sol. Durant les sessions, les discussions sont vives et animées. On pleure, on rit, des amis passent ; Jorja Smith vient écouter les titres en construction, chante sur le titre Lavenders and Roses, suggère le chanteur Berwyn pour le titre Rise Above ; le rappeur Pa Salieu, après avoir enregistré sur le titre Made of Gold, improvise avec Naomi sur un beat et cette spontanéité deviendra le titre Foreign Country.

La spontanéité reste donc le maître mot du processus créatif d’Ibeyi, qui ne fait confiance qu’à ses intuitions et à ses quêtes spirituelles. Avec force, le duo poursuit dans cet opus ses engagements féministes et antiracistes en utilisant la musique comme terrain de réflexion et de dénonciation. Gaël Faye tisse alors l’éloge de Spell 31 : “Ce fusionnement de l’intime et de l’emphase, ce foisonnement des langues et des rythmes, la collision entre un son moderne, électronique, minimaliste et ce chant du fond des âges où toutes les mémoires anciennes se répondent.”

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Article rédigé par
Costanza Spina
Costanza Spina
Journaliste
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