Face aux personnes peu attirées par les jeux vidéo, ou qui en ont une vision biaisée à cause de ce que l’on entend trop souvent à leur sujet, peut naître l’envie d’effeuiller nos souvenirs à la recherche du titre qui saura le mieux leur parler. Car le jeu vidéo sait aussi parfois se faire artistique, contemplatif et poétique afin de nous émouvoir. D’ICO à Arise: A Simple Story, en passant par Flower ou Last Day of June, voici un échantillon subjectif de quelques titres qui méritent d’être partagés.
Même s’il n’est pas le premier à avoir contribué à l’émergence des softs à caractère contemplatif, voire poétique, la plupart des joueurs admettent que c’est après le passage de Flower que leur perception des jeux vidéo a changé. À contre-courant de tout ce qui caractérisait le jeu vidéo en 2009, cet inclassable signé thatgamecompany avait de quoi laisser perplexe. Il fallait en réalité avoir le jeu entre les mains pour réaliser le sens de ce titre dans lequel un simple pétale de fleur voyageait au gré du vent, guidé par les seules inclinaisons de la manette. Flower fait partie de ces titres qui nous ont aidés à évoluer en tant que joueurs. À comprendre que le gameplay devait aussi savoir s’effacer dans certains cas pour permettre à un jeu de s’orienter vers des sphères plus artistiques et émotionnelles que ludiques.
Flower n’est pourtant qu’un exemple parmi d’autres, et bien avant lui, en 2002, la sortie du jeu ICO ouvrait déjà le débat de la perception du jeu vidéo en tant qu’œuvre d’art. S’il est parvenu à traverser les âges en occupant toujours une place privilégiée dans nos souvenirs, c’est parce que le titre de Fumito Ueda a su trouver les moyens d’expression pour fissurer la carapace d’insensibilité que nous nous étions tous forgée en tant que joueurs. Le fait de progresser dans le jeu avec l’obligation de veiller sur une alliée dont nous ne savions rien, sinon qu’il ne fallait s’éloigner d’elle sous aucun prétexte, suffisait en effet à mettre en évidence notre fragilité. Seuls, nous avions beau nous débattre comme de beaux diables dans des tentatives désespérées pour repousser les ombres qui menaçaient de nous dévorer, c’était bien la jeune fille qui symbolisait notre unique espoir de salut. On se surprenait alors à s’accrocher à la main de Yorda comme si notre propre vie en dépendait ! La lâcher, c’était presque mourir. Cela ne devait donc pas arriver, ou alors le moins souvent possible.
Dans son extrême simplicité, ICO a mis tout le monde d’accord sur la capacité de notre média à nous toucher par-delà l’écran. Et Fumito Ueda ne s’est heureusement pas arrêté en si bon chemin. Car l’un des titres qui revient le plus souvent lorsqu’on souhaite faire découvrir le jeu vidéo sous son profil le plus poétique reste Shadow of the Colossus. Dès les premières secondes, la gravité du propos et l’atmosphère de fin du monde qui plane comme un ultimatum au-dessous de nos têtes nous submergent et nous font basculer de l’autre côté de l’écran. Les paysages arides de cet univers n’ont pourtant rien d’accueillant, abritant des cauchemars disproportionnés qu’il va nous falloir terrasser, même si nos chances de succès sont infimes. Alliée au couple homme/cheval que l’on devine uni par bien davantage que la seule nécessité de survivre, l’atmosphère pesante de Shadow of the Colossus atteint son paroxysme à chaque fois que l’ascension d’un colosse s’achève par le coup de grâce qui nous rapproche toujours un peu plus de notre propre fin. Alternant constamment entre la mélancolie des chevauchées solitaires et les accents épiques des confrontations inégales entre l’homme et les forces de la nature, le titre peut s’avérer extrêmement éprouvant. Mais c’est justement cela qui lui a permis de s’ériger au panthéon du jeu vidéo, son exceptionnelle bande-son exprimant de manière très juste le courage et la fragilité du héros pour nous rappeler que, aussi grandioses soient-ils, ses exploits sont voués à l’échec. Véritable montagne russe émotionnelle, Shadow of the Colossus compte parmi ces rares chefs-d’œuvre vidéoludiques qui ne perdent rien de leur superbe à chaque nouvelle partie, même quand on en connaît déjà tous les secrets.
Les circonstances chaotiques de son développement et les polémiques entourant l’efficacité de son gameplay n’ont pas aidé le dernier-né de Fumito Ueda à se hisser au même rang que ses prédécesseurs dans le cœur des joueurs. Reste que The Last Guardian illustre de manière palpable l’idée de créer un lien avec un animal, même s’il s’agit en l’occurrence d’une créature chimérique que l’on a toutes les raisons de craindre au début du jeu. La force de The Last Guardian est à chercher du côté de cette relation indéfectible entre l’enfant et l’animal sur lequel on s’agrippe pour ne pas succomber aux dangers d’un monde dont on devine bien vite la cruauté. Seul capable de résister à la folie d’une civilisation en perdition, ce lien unique qui se renforce au fil du jeu confère au titre une émotion d’autant plus saisissante que notre compagnon à plumes échappe constamment à notre contrôle. Comme si l’homme ne pouvait détenir une emprise totale sur les créatures qu’il s’efforce pourtant d’apprivoiser.
Des thèmes universels
Le rêve, l’amour et la perte, voilà sans doute les thèmes qui reviennent le plus souvent parmi les préoccupations retenues dans les jeux à vocation artistique ou contemplative. Injustement méconnu, le très émouvant Last Day of June nous parle avec justesse et sensibilité de la douleur du deuil en imaginant une quête éperdue visant à enrayer l’engrenage tragique du destin. Véritable pied de nez à la fatalité, cette expérience narrative oppose un propos très lourd à une direction artistique singulière, presque minimaliste. Tout concourt pourtant à nous émouvoir, quand bien même l’évidence du dénouement reste prévisible.
Bien d’autres titres sont à placer dans ce même registre, ne serait-ce que RiME, Journey ou Brothers: A Tale of Two Sons, qui cherchent tous, chacun à leur manière, à faire ressortir ce que la vie compte de beauté et de douleur, ce qu’elle nous donne et ce qu’elle nous prend, souvent par le biais d’allégories. Si le très confidentiel To the Moon a réussi à faire parler de lui en 2011, c’est bien parce qu’il est parvenu à nous faire passer par tout le kaléidoscope des émotions avec des moyens dérisoires. Ceux qui ont eu la bonne idée de s’y intéresser pourraient vous raconter comment son propos interpelle la sensibilité du joueur, ce que traduisent d’ailleurs à la perfection ses mélodies jouées au piano. À travers ce jeu et ses suites (A Bird Story, Finding Paradise), le studio Freebird Games nous rappelle que la notion de gameplay doit parfois être réduite à ses balbutiements s’il faut en passer par là pour faire vivre l’histoire. Les composantes-clés du jeu vidéo (technique, game design) s’effacent alors pour laisser au développeur/conteur toute la possibilité de s’exprimer.
Arise : une histoire simple
Plus le jeu vidéo fait preuve de sensibilité, plus il donne envie d’être partagé autour de soi et parcouru en duo. Sorti tout récemment, Arise: A Simple Story fait justement partie de ces titres offrant une approche coopérative idéalement pensée pour réunir des joueurs et des non joueurs autour de l’écran. Développée par Piccolo Studio, cette autre histoire relative à la souffrance induite par la perte d’un être cher retrace la vie et les souvenirs d’un homme qui meurt hanté par le chagrin.
Intrigant d’abord par la sobriété de sa direction artistique pleine de délicatesse, Arise envoûte en second lieu par ses mécaniques extrapolant autour du contrôle du temps. Bien que jouable également en solo, il nous invite à nous partager les tâches en duo, l’un se chargeant de toute la dimension plate-forme du périple tandis que l’autre hérite des effets relatifs à la manipulation temporelle. Exigeant une synchronisation parfaite entre les deux joueurs, le titre offre ainsi deux angles de vue distincts sur une même expérience narrative, celle-ci prenant d’ailleurs bien vite le pas sur tout le reste tant on appréhende le cours tragique que ne peut manquer de prendre le récit. Ce sont alors toutes les composantes visuelles qui se transforment au fil des niveaux, la joie et l’euphorie du bonheur laissant la place au désespoir de se retrouver seul pour affronter la vie.
Si le fait de revenir dans le temps ou de le faire avancer ne change rien à l’inéluctabilité des événements, cela se répercute directement sur notre environnement, le temps passant plus vite ou se retrouvant brutalement figé sur lui-même selon nos directives. Passer d’une saison à l’autre remodèle les aléas du terrain, saupoudrant les tapis de fleurs d’une épaisse couche de neige ou altérant le niveau des cours d’eau pour nous accorder toujours de nouveaux moyens de progresser. Volontairement simpliste, la plate-forme n’est jamais un frein à l’expérience de jeu dans la mesure où le contrôle du temps est là pour baliser le parcours du vieil homme, capable tout de même de jolies prouesses grâce à son grappin. Les bourdons géants peuvent alors faire office de cerfs-volants voyageurs et la nature s’anime à la moindre de nos sollicitations.
Même si ce voyage introspectif est court, il comporte son lot de moments touchants et poétiques parfois grisants, comme lorsque toute une forêt de tournesols bascule suivant notre bon vouloir ou que la musique prend son envol tandis qu’un improbable courant d’air nous transporte à toute vitesse au gré du vent. Mais pour en savoir plus sur le parcours émotionnel du vieil homme, il convient de fouiller les moindres recoins du jeu pour partir en quête des fragments de souvenirs qui traduisent en images les bribes de son douloureux passé.
Dans un carnet de développement du jeu, les créateurs d’Arise révèlent avoir fait en sorte que le protagoniste n’ait pas d’yeux afin que les émotions qui l’assaillent ne soient que suggérées au joueur, suivant le principe de l’empathie. Et le résultat est confondant d’efficacité. Ce que le vieil homme n’exprime pas ou se retient d’exprimer, le joueur le reçoit de plein fouet sans que le jeu ait besoin d’en faire des tonnes dans sa mise en scène. En se contentant de nous bercer par sa musique et la mélancolie du voyage sans retour de cet homme livré à lui-même, Arise trouve les mots justes pour nous happer jusqu’à son dénouement. Tout en retenue, le titre surprend d’autant plus lorsqu’il reprend musicalement le dessus ou lorsqu’il nous confronte aux allégories des sentiments qui rongent notre personnage de l’intérieur. Le genre d’expérience qui donne presque envie d’être parcourue en fermant les yeux pour tenter de discerner encore mieux tout ce que le jeu ne veut pas nous dire.