Dossier

L’après-Shenmue III : Pourquoi les fans en veulent encore

14 décembre 2019
Par Valérie Précigout (Romendil)

Précieuse parenthèse d’espoir dans l’histoire de la saga, Shenmue III n’a peut-être pas la consistance attendue de la part d’un épisode phagocytant à ce point toutes les attentes des fans, mais il reste un sujet unique en son genre dans le domaine du jeu vidéo. Et si nous essayions de comprendre pourquoi la presse et les joueurs sont aussi divisés à son égard ?

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Ce que nous apercevons par-dessus l’épaule de Ryô Hazuki, ce sont tout de même dix-huit années d’attente et de désespérance qui ont laissé des traces. Une éternité dans une vie de joueur pour un voyage qui s’était arrêté brutalement en 2001 dans les contrées pittoresques de Guilin, au sud de la Chine, la fin de Shenmue II refusant de nous conduire au-delà… jusqu’à ce que le miracle d’un Kickstarter record ne vienne tout bouleverser en 2015. Dès cet instant apparaissait déjà l’évidence que si la saga devait renaître et survivre aux deux épisodes qui avaient aussi durablement fasciné toute une génération de joueurs, cela ne pourrait se faire sans concession. Car si la performance exceptionnelle de l’opération de financement participatif illustre sans équivoque le déchaînement de ferveur des fans à l’égard de la franchise, le budget finalement accordé à Shenmue III reste tout de même bien inférieur à celui qui fut alloué à l’époque des débuts de la série, lorsque celle-ci était appelée à figurer comme l’un des piliers iconiques de la Dreamcast de Sega.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

« Il finit ce qu’il commence ? »

Forcément interminable aux yeux des joueurs que nous sommes devenus, habitués désormais à tout consommer dans l’urgence sans modération, l’intervalle écoulé entre 2015 et 2019 n’aura pas aidé les plus sceptiques d’entre nous à garder la foi. Entre les circonstances douloureuses de sa résurrection et l’aura mythique véhiculée par ses aînés, il était évident que Shenmue III ne saurait se montrer à la hauteur d’espérances aussi disproportionnées. Il eût été utopique de croire le contraire. Tiraillé entre deux visions, celle de l’âge d’or de la série où tout nous semblait si parfait, et une réalité qui implique de faire chanceler Shenmue I et II de leur piédestal en démontrant qu’ils ont peut-être bel et bien un petit peu vieilli, Yû Suzuki a dû faire des compromis. La saga ayant été imaginée dès le départ comme une vaste quête de vengeance ne pouvant trouver sa conclusion qu’au terme d’innombrables chapitres, le père de la série avait la lourde tâche de reprendre son histoire là où elle s’était arrêtée sans pour autant occulter les dix-huit années durant lesquelles le monde jeu vidéo avait évolué.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Fatalement, Shenmue III semble comme coincé entre deux époques : ni assez old school pour restituer la saveur rétro de ses deux aînés, ni suffisamment moderne pour que ceux qui découvrent la saga aujourd’hui ne le regardent de haut. Dès lors, ce sont deux points de vue qui s’opposent comme rarement dans l’histoire de notre média. Pour une partie de la presse et des joueurs, Shenmue III n’est tout simplement pas à la hauteur des standards actuels. Du côté des fans, en revanche, les plébiscites sont extrêmement nombreux et on devine une envie de pardonner au titre ses maladresses afin que le miracle de la renaissance de Shenmue ne s’arrête pas aussi soudainement que le jour où son annonce avait su redonner espoir à toute une génération. Objectivement pourtant, et même du point de vue d’un passionné, Shenmue III n’a ni l’envergure des deux premiers volets, ni ne détient le sésame qui lui permettrait de figurer au panthéon du jeu vidéo. Alors comment expliquer que ces fans-là, qui ont quasiment passé la moitié de leur vie à attendre la sortie du jeu, ne boudent pas davantage ce Shenmue III si mal dans sa peau et restent confiants quant à l’avenir plus que jamais incertain de la série ?

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

A New Hope ?

Certains pourraient être tentés de solutionner la question en rétorquant que leur passion aveugle a rendu ces fans incapables d’envisager une déception qu’ils n’auraient de toute façon jamais été prêts à accepter. Si les choses étaient aussi simples, nous n’aurions même pas pris part au débat. De notre point de vue, ce qui sépare autant les détracteurs des défenseurs de Shenmue III est à chercher dans leur manière de considérer le titre. Lorsqu’on a cessé de croire en quelque chose et que tout redevient subitement possible, on ne se trouve déjà plus dans une logique pragmatique visant à tout comparer sur des échelles de valeurs classiques.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Durant les quatre années de développement du jeu, ceux qui s’étaient passionnés pour la saga et rêvaient de la voir perdurer – si possible jusqu’à son véritable dénouement – ont dû progressivement se faire à l’idée que Shenmue III ne répondrait vraisemblablement pas à leurs attentes démesurées. Pas besoin d’être visionnaire pour comprendre que Yû Suzuki et son équipe n’avaient pas les armes pour réinventer la poudre et qu’il faudrait se préparer à ne voir dans cet épisode qu’une simple étape dans le parcours de Ryô. Ce cheminement personnel à la fois fataliste et malgré tout plein d’espoirs pour la suite, leurs adversaires n’ont pas pris la peine de le prendre en considération tant ils étaient impatients de démontrer par A + B que Shenmue III avait tout faux. Trop court, pas assez beau, trop mou, jamais marquant… Il y a du vrai là-dedans, mais c’est comme une copie que l’on se refuserait à mettre à la poubelle sans donner à son auteur une chance de la relire pour l’améliorer. Peut-être alors pourra-t-on dire dans quelques années que Shenmue IV est sorti grandi des maladresses de son aîné !

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

« Il y a du bon en lui »

Si l’on veut défendre cette hypothèse, se pose déjà la question de savoir ce qu’il faudrait précisément garder, ce qu’il conviendrait d’écarter à tout prix et ce qui mériterait d’être amélioré… sans oublier la question du comment. Pas si mal optimisé en dépit des craintes initiales, le jeu affiche, il est vrai, une technique fragile, même s’il faut prendre en considération le fait qu’il n’y a désormais plus de chargements entre les différentes zones, contrairement aux anciens volets. Les retours des joueurs sur le rendu graphique de Shenmue III n’ont finalement pas fait autant de bruit que prévu, heurtant surtout ceux qui trouvaient déjà le remake HD de Shenmue I & II difficilement appréciable en 2018. Avec un bémol tout de même : autant il était important que le jeu conserve un lien visuel palpable avec ses origines, autant on lui reprochera son traitement très inégalitaire des visages, le manque sidérant de charisme de la plupart des adversaires principaux étant tout bonnement incompréhensible. Leur absence de réalisme tranche en effet beaucoup trop avec les autres NPC qui restent eux dans la veine des individus de tous les jours que l’on avait l’habitude de croiser dans la série.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

À l’inverse, les paysages locaux sont une invitation permanente au voyage, à l’errance et à la cueillette de fleurs champêtres. Et cela tombe bien, car Ryô deviendra, par la force des choses, un fin connaisseur de la flore locale, leur revente par lots pouvant rapporter bien plus gros que la découpe laborieuse de bûchettes… Prendre le temps de cueillir des fleurs alors que Ryô est censé mener une course contre-la-montre pour traquer l’assassin de son père, voilà un autre faux débat. Car l’histoire de Shenmue a beau reposer sur une quête de vengeance, c’est aussi et surtout grâce à ses à-côtés effrontément réalistes que la série a su gagner ses galons, nous poussant constamment à vagabonder à l’opposé du fil rouge pour s’adonner à des activités dérisoires, comme les jeux de hasard ou la collecte de gashapons. Le rythme caractéristique de la franchise dicte d’ailleurs constamment le tempo pour nous rappeler que Shenmue III ne s’apprécie qu’à la condition de bien vouloir prendre son temps.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Mais il y a malgré tout un déséquilibre gênant dans cet épisode entre la part laissée à la quête principale – celle-là même que l’on attend de découvrir depuis 18 ans – et tout ce qui n’est pas directement lié à l’avancée de l’intrigue.  Les divertissements optionnels et les investigations à caractère insignifiant occupent désormais tellement de place qu’on a le sentiment d’avoir piétiné durant la majeure partie du jeu. Et cela se ressent d’autant plus que les NPC interrogés se montrent exagérément bavards, nous racontant leur vie et nous ressortant chaque jour le même discours sans forcément laisser à Ryô le temps d’en placer une… au point de le voir parfois dans l’incapacité de poser sa question pour faire évoluer l’enquête. C’est d’autant plus regrettable que cela compromet le rythme du jeu alors même que le remake HD de Shenmue I & II permettait d’abréger les répliques déjà entendues. Ici, il faut nécessairement toutes les réécouter au moins une fois dès qu’un nouveau jour se lève. On peut donc difficilement pardonner à Shenmue III de ne pas avoir su contrebalancer cet aspect-là par une plus grande générosité dans le développement de l’intrigue principale. Cette mise en retrait du fil rouge avec une histoire qui n’avance quasiment pas jusqu’au fatidique « à suivre » de Shenmue III a quelque chose de désespérant qui n’aide pas à garder foi en l’avenir de la série. Autant dire que si un Shenmue IV voit le jour avant la fin de la décennie, il sera attendu au tournant sur le plan narratif, quitte pourquoi pas à passer par d’éventuels DLC scénarisés.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

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« Ce qui est sûr, c’est qu’on va tous maigrir un grand coup »

Étonnamment, les changements que l’on appréhende le plus au début de la partie ne jouent pas vraiment en défaveur du titre. On se rend vite compte, par exemple, que la contrainte de la gestion de l’endurance n’empêche aucunement de profiter du jeu. Certes, la jauge diminue à vue d’œil dès qu’on pique un sprint et à mesure que le temps passe, mais la quantité de solutions pour gagner de l’argent et acheter de la nourriture permet en réalité de parcourir l’aventure sans s’inquiéter de l’estomac bruyant de Ryô. Il suffit en effet de croquer quelques-uns des mets soigneusement reproduits dans les menus à chaque fois qu’un combat important s’annonce pour remettre très vite toutes les chances de notre côté. De la même façon, s’il est vrai que l’argent occupe une place exagérée dans la progression de cet opus, cela reste toujours abordé dans une optique de divertissement. Entre la cueillette, les jeux de hasard et le clin d’œil inévitable au job de cariste, tout est fait pour nous pousser à ne pas répéter chaque jour les mêmes tâches ingrates. Et si vous n’aimez aucune des activités proposées, il reste toujours la solution des paris « truqués » par le médium du coin.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Difficile évidemment de ne pas déplorer l’absence des véritables bornes d’arcade SEGA, même si Shenmue III n’est pas avare en alternatives inédites avec ses courses de tortues, son tape-taupes et sa capture épique de volailles à la sauce QTE ! Indissociables de la franchise, les QTE (Quick Time Event) n’ont d’ailleurs pas été revisités forcément pour le meilleur dans cet épisode. Moins présents et surtout moins tape-à-l’œil, on peut les rater facilement et on se demande si tout cela n’est pas une volonté de Yû Suzuki de nous faire échouer régulièrement pour profiter des animations décalées en cas de loupé… Le traitement des quêtes secondaires, à côté desquelles on peut aisément passer dans la mesure où elles ne sont décelables qu’au contact des NPC concernés, mériterait lui aussi d’être reconsidéré différemment.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

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« N’essaie pas ! Fais-le ou ne le fais pas »

Tout ceci reste cependant mineur en comparaison de la refonte massive opérée dans le cadre du système de combat et dans lequel il ne reste plus grand-chose de l’influence de Virtua Fighter pourtant caractéristique des premiers volets. Non seulement les occasions de se battre sont assez rares, la plupart des combats étant optionnels dans le cadre d’entraînements ou de paris, mais on peine à retrouver ses marques. Disponible dans tous les modes de difficulté, la touche de raccourci permettant de déclencher des techniques préalablement sélectionnées dans une liste simplifie beaucoup trop les affrontements. Et même si l’achat de manuscrits coûte les yeux de la tête, il est dommage de constater qu’il n’est pas réellement nécessaire de faire évoluer son panel de coups pour triompher de ses adversaires sans frémir jusqu’à la fin du jeu. Il suffit en effet de passer par des mannequins et des combats d’entraînement pour augmenter son niveau de kung-fu et sa maîtrise des techniques pour ne pas avoir à craindre grand-chose des adversaires du jeu, à moins d’opter pour le degré de difficulté maximum. Le dosage accessibilité/technique était pourtant tellement bon dans les précédents opus que l’on a du mal à valider cette nouvelle orientation de gameplay.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

© Shenmue III / Ys Net – Deep Silver

Reste enfin la douloureuse question de la durée de vie puisque, même en prenant son temps, reconnaissons que Shenmue III s’achève d’autant plus vite que le titre ne comporte que deux zones distinctes dans lesquelles les activités de routine se répètent quasiment à l’identique. Et si l’on ne trouve plus personne pour nous accompagner jusqu’aux lieux recherchés et qu’une simple indication de la main suffit généralement à nous mettre sur la bonne voie, c’est bien parce que les environnements du jeu s’avèrent plus restreints et moins labyrinthiques que dans Shenmue II. Une déception qu’il faut malgré tout relativiser. Car s’il est évident que Shenmue III n’est pas à la hauteur des folles espérances placées en lui, cette suite miraculée reste suffisamment attachante et inspirante pour que l’on ait encore l’espoir de voir la série lui survivre… à condition qu’elle parvienne à tirer la leçon de ses errances sur l’ensemble des points épineux soulevés ici.

Shenmue III / Ys Net - Deep Silver

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