Alors que « Bugonia » débarque en salles ce 26 novembre 2025, Yórgos Lánthimos confirme son statut de réalisateur incontournable. Pourtant, avant « Pauvres Créatures » et « La Favorite », le cinéaste grec était la chasse gardée des cinéphiles avertis. Décryptage de sa métamorphose.
Chef de file de la Greek Weird Wave (comprendre la « Vague grecque bizarre »), Yórgos Lánthimos s’est fait connaître par ses oeuvres dérangeantes et atypiques (Canine, Alps). Contre toute attente, son cinéma radical a su se frayer un chemin jusqu’à Hollywood, attirant les foules et allant jusqu’à faire triompher Emma Stone aux Oscars avec Pauvres créatures.
Son nouveau film, Bugonia, en salles ce 26 novembre 2025, fait état de ce nouvel art subversif. Remake de Save the Green Planet!, le long-métrage suit deux jeunes complotistes (dont Jesse Plemons) kidnappant Victoria (Emma Stone), une puissante PDG, persuadés que cette dernière est une extraterrestre venue détruire la Terre.
L’équation en devient alors fascinante : comment un style aussi abrasif, autrefois confidentiel, bâti sur le malaise et la distanciation brechtienne, a su séduire Hollywood sans perdre de sa singularité ?
De la Greek Weird Wave au pivot linguistique
Pour comprendre le Lánthimos « mainstream », il faut avant tout revenir à ses racines. Le cinéaste de 52 ans émerge au tournant des années 2010 comme la figure de proue de la Greek Weird Wave : un mouvement artistique né en réaction à la crise socio-économique grecque, qui décrypte la faillite des structures sociales et familiales du pays.
Le style Lánthimos s’impose alors. Des cadres chirurgicaux, des dialogues déshumanisés, une violence sourde et un humour pince-sans-rire révélant les névroses de la société. Ses œuvres comme Kinetta ou Canine (récompensé par le Prix Un Certain Regard à Cannes en 2009) dessinent les prémices de son cinéma : une narration de l’absurde conceptuelle, brillante, mais résolument de niche.
Le premier point de bascule s’opère alors en 2015 avec le film The Lobster. En passant à l’anglais et en s’offrant un casting international (comprenant les excellents Colin Farrell et Rachel Weisz), Lánthimos rend son univers particulier – ici représentant un monde où les célibataires sont transformés en animaux – soudainement plus lisible et accessible. Un changement audacieux qui l’amène à décrocher le Prix du jury au Festival de Cannes de 2015. Une brèche s’ouvre.
L’infiltration par le film de genre
Yórgos Lánthimos n’a pas travesti son style, il l’a infiltré dans des genres bien établis. Après le saisissant Mise à mort du cerf sacré – écho au mythe d’Iphigénie revisité façon thriller horrifique à la Michael Haneke – Lanthimos signe un nouveau tour de force avec La Favorite (2018).
Véritable cheval de Troie, le long-métrage joue d’une certaine ambivalence pour s’attirer les faveurs du public. Sur le papier, c’est un film d’époque en costumes, genre académique s’il en est. À l’écran, c’est une farce cruelle, filmée parfois en fish-eye, qui dynamite les codes du film d’héritage britannique.
Pari gagné. Attiré par le prestigieux trio en tête d’affiche (composé d’Olivia Colman, de Rachel Weisz et d’Emma Stone), le public s’empare du film. La Favorite triomphe (95,9 millions de dollars de recettes pour un budget de 15 millions) et décroche dix nominations aux Oscars. Preuve étant que l’art de Lánthimos peut être à la fois subversif et populaire.
La consécration : quand l’étrange devient l’argument
En 2023, Pauvres Créatures, issu du roman éponyme d’Alasdair Gray, marque l’aboutissement de cette stratégie. Doté d’un budget confortable et d’une direction artistique baroque, le film connaît un succès commercial (117,6 millions au box-office mondial) et devient rapidement un véritable phénomène culturel.
Le long-métrage s’appuie sur la performance époustouflante de l’actrice fétiche du réalisateur, Emma Stone, et sur une relecture féministe du mythe de Frankenstein, pour façonner un univers à la fois grinçant et subjuguant. Le cinéaste n’aseptise en rien son art, qui demeure sexuel, graphique et profondément « lánthimossien ». Ses décors fastueux, ses costumes surréalistes, sa photographie flamboyante et sa musique dissonante ne masquent pas l’étrangéité : ils la célèbrent.
Pauvres créatures est un nouveau coup gagnant pour Lánthimos : le film décroche un Lion d’Or à la Mostra de Venise et quatre Oscars, dont celui de la meilleure actrice pour Emma Stone – son deuxième après La La Land.
Ces récompenses ne font qu’entériner un fait : le style Lánthimos est bel et bien né. Équilibre unique entre absurde dérangeant et drame humain, il n’est désormais plus un obstacle, mais l’argument principal d’un rendez-vous au cinéma.