Entretien

« En première ligne » : plongée en apnée avec une infirmière à bout de nerfs

26 août 2025
Par Catherine Rochon
"En première ligne" : plongée en apnée avec une infirmière à bout de nerfs
©Wild Bunch

Avec le film « En première ligne » (en salles ce 27 août 2025), immersion haletante dans le quotidien d’une infirmière au bord du burn-out, la réalisatrice suisse Petra Volpe signe un vibrant plaidoyer en faveur de ces personnels soignants essorés. Une puissante expérience cinématographique qui résonne comme un avertissement. Rencontre avec l’actrice allemande Leonie Benesch, qui incarne cette héroïne de l’ombre éreintée.

Ce soir encore, le service est quasi complet et elles ne sont que deux infirmières dans l’équipe de nuit. « On y arrive toujours« , susurre Floria, qui s’apprête à attaquer sa tournée. La voici partie pour une déambulation nocturne, le long de ce couloir qui la mène d’une chambre à l’autre. Ses gestes sont doux, fluides, précis. Elle prend le pouls, sonde le moral, évalue la douleur, mesure les constantes. Derrière chaque porte, des espoirs, de la colère, de la solitude, de la dignité. Floria rassure, écoute, tandis que son marathon se transforme en course contre-la-montre. La charge mentale s’alourdit, le coeur se serre, les nerfs se crispent. Floria ploie mais doit tenir, coûte que coûte.

Sans pathos, avec un réalisme quasi documentaire, la réalisatrice suisse Petra Volp (Les Conquérantesnous plonge tête la première dans ce quotidien qui broie et essore les personnels soignants en sous-effectif. Au-delà de son très beau portrait d’une infirmière poussée dans ses derniers retranchements, la cinéaste signe un film profondément politique, soulignant l’absurdité d’un système de santé sacrifié sur l’autel de la rentabilité.

Nous avons discuté avec la formidable Leonie Benesch (Le Ruban blanc, La salle des profs) de son rôle intense et de la nécessité d’alerter sur la crise de l’hôpital.

Comment vous êtes-vous préparée pour ce rôle ?

J’ai pu accompagner des infirmier·e·s dans un hôpital en Suisse pendant cinq gardes. C’était absolument essentiel : j’ai pu ainsi observer la chorégraphie qui se passe dans le couloir. À quel moment on entre dans une chambre, comment on passe d’un patient à l’autre, mais aussi le ballet entre elles et avec les médecins, où elles et ils se placent, comment l’on se présente à un nouveau patient. Mais aussi le moment qu’ils choisissaient pour revenir prendre une note.

J’étais fascinée par la façon dont tous les personnels soignants faisaient deux choses en même temps. Parce que bien sûr, quand ils préparent une perfusion, ils sont très concentrés, mais jamais uniquement sur ça.

Avez-vous été conseillée ?

Oui, nous avions une formidable conseillère médicale sur le tournage, Nadia Habich, qui m’a beaucoup appris. Par exemple, il était essentiel que lorsque je posais une perfusion au bras d’une patiente, je connaisse toutes les étapes. Car si Floria avait hésité, toute la crédibilité de ce personnage serait tombée à l’eau.

Il fallait donc que j’apprenne tous les gestes. Et ensuite, j’ai rapporté ce que j’avais appris à la maison et je me suis entraînée. Comme tirer une seringue : il faut le faire sans toucher à une partie spécifique du dispositif. Au début, j’étais maladroite, mais à force de pratiquer, c’est devenu fluide.

Qu’est-ce qui vous a le plus émue dans le personnage de Floria ?

Il y a quelque chose chez Floria et chez toutes les personnes de cette profession : elle y va, elle est là, et elle revient le lendemain. À la fin du film, quand on lui demande « Vous êtes là demain ? », et qu’elle répond « Oui », c’est profondément émouvant. Parce que c’est aussi ce que j’ai vu à l’hôpital : des gens qui reviennent le lendemain, même après avoir traversé des situations excessivement dures. C’est ça qui me bouleverse le plus : ils sont toujours présents.

Quels aspects de son quotidien d’infirmière vous ont le plus marquée ?

Ce que je trouve fort, c’est qu’on ne réalise pas toujours à quel point les infirmières sont formées médicalement et combien elles portent de responsabilités. Ce n’est pas seulement mettre une couche à une vieille dame, ou nettoyer. Elles ont un savoir-faire médical immense.

Mais ce qui m’émeut le plus, c’est leur capacité à lire les besoins de chaque patient. Certains ont besoin de se sentir rassurés, de montrer une photo de leur animal de compagnie. D’autres veulent parler chiffres, ou de ce qu’ils ont lu sur Wikipédia. Les besoins de réconfort sont très variés, et les infirmières doivent aussi jouer un rôle de thérapeute. C’est cette polyvalence émotionnelle qui me bouleverse. Et si un patient meurt, bien sûr qu’elles le ramènent chez elles, que cela les hante.

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Avez-vous eu du mal à vous détacher du personnage après le tournage ?

Je suis ce qu’on appelle une actrice « technique ». J’aime préparer en détail : le texte, les gestes à apprendre. Avec Petra (Biondina Volpe, la réalisatrice), on a imaginé Floria comme une athlète. C’est là-dessus que je me suis concentrée. Ce que j’avais sous-estimé par contre, c’est l’impact émotionnel.

Quand on a commencé à tourner, je sortais d’un an et demi de travail non-stop, j’étais épuisée, ce qui était limite parfait pour le film. Je ne sais pas ce qui venait de ma fatigue ou des thèmes abordés dans le film comme la mort, le deuil, la vieillesse, la solitude. Toujours est-il que je me suis trouvée inhabituellement triste pendant le tournage. J’avais sous-estimé à quel point cela allait m’atteindre.

Donc oui, j’ai eu du mal à m’en libérer. Une semaine après la fin du tournage, j’étais aux Oscars pour La Salle des Profs. Quand je suis rentrée à Berlin, je suis tombée malade, et je l’ai été pendant quatre semaines… Étrange, non ?

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Le rôle a-t-il changé votre vision du monde hospitalier ?

Complètement. Ma mère a toujours été très critique sur l’état de la santé en Allemagne, et je lui disais souvent : « Mais non, l’Angleterre c’est pire, le NHS est foutu, en Allemagne on est bien. » Mais après avoir observé le système en Suisse – l’un des pays les plus riches au monde –, je dois admettre que ma mère avait raison. La situation est très mauvaise. J’ai un respect immense pour celles et ceux qui se lèvent chaque jour pour travailler dans ces conditions. C’est hallucinant que l’on investisse pas davantage dans ce secteur.

Aviez-vous le sentiment de tourner un film politique ?

C’était en tout cas l’ambition de Petra. Moi, je suis toujours plus frileuse, parce que beaucoup d’acteurs deviennent « activistes » et ça ressemble souvent à de l’auto-promotion. Je ne veux pas tomber dans ce piège.

Mais je ne veux pas être cynique. On vit une époque idiote, et il faut utiliser nos plateformes. Si mon visage peut servir à attirer l’attention sur ce sujet, je l’utilise volontiers. J’aime la façon dont Petra parle du cinéma comme d’un outil pour changer le monde, et je veux bien lui emprunter ça.

Y a-t-il eu des scènes particulièrement difficiles à tourner émotionnellement ?

Étonnamment, la scène où Floria sort sur un balcon et pleure. Je n’ai jamais eu de mal à tourner des scènes de larmes, mais là j’ai eu du mal à y arriver. Parce que tout le rôle repose sur sa retenue, son professionnalisme. Du coup, lâcher prise à ce moment-là m’a coûté. C’était difficile. Même chose pour la scène au téléphone avec sa fille : ce sont les deux moments où on voit l’être humain derrière la professionnelle.  

 Avez-vous eu des retours de soignants depuis la sortie du film ?

Oui, et c’était bouleversant. Petra, Judith (la chef-op) et moi, on s’est dit qu’on n’avait jamais reçu autant de retours que pour ce film.

Pensez-vous que le film peut changer le regard du public sur l’hôpital et le métier d’infirmier·e ?

Je l’espère. Si les spectateurs sortent en comprenant simplement que les infirmières, quand elles quittent une chambre, ont encore mille choses à gérer, et qu’ils deviennent plus patients et plus empathiques, alors c’est déjà une victoire. Moi-même, j’ai déjà été la personne chiante qui râle parce que « ça ne va pas assez vite ». Ce film m’a fait comprendre que j’étais égoïste. Si ça peut provoquer ça chez d’autres, alors c’est gagné.

Diriez-vous que le film est féministe ?

Oh que oui. 80 % des infirmiers sont des femmes. Petra racontait qu’en Suisse, quand on a craint une pénurie de pilotes il y a quelques années, le gouvernement a tout de suite réagi et a mis des millions sur la table. Mais ça fait plus de dix ans que les infirmières alertent sur leur situation, et rien ne bouge.

Bien sûr que c’est une question féministe : comme toutes les professions majoritairement féminines, elles sont sous-payées, sous-valorisées, prises pour acquises. C’est pareil pour les actrices : les hommes ont de meilleurs rôles, une meilleure visibilité, et plus d’argent.

Que diriez-vous à quelqu’un qui entre aujourd’hui dans la profession infirmière ?

De se protéger, de savoir dire non. Ce qui est terrible, c’est que quand les infirmières font grève, on leur dit qu’elles négligent leurs patients, qu’elles sont égoïstes. Moi je leur dirais : soyez égoïstes, n’allez pas travailler ! Tant que vous ne vous arrêtez pas, rien ne changera. C’est tragique parce que des gens meurent déjà à cause de cette pénurie. Alors il faut protester. Et je dirais même que nous devrions toutes et tous descendre dans la rue avec elles, parce que nous sommes tous des patients potentiels.

Vous avez déménagé au Royaume-Uni, notamment pour avoir des opportunités de rôles plus internationaux. Quels sont vos prochains projets ?

Je viens de terminer un projet intitulé Prisoner. C’est une série télé pour Sky avec Tahar Rahim et Izuka Hoyle. C’était très amusant à tourner.

Article rédigé par
Catherine Rochon
Catherine Rochon
Responsable éditoriale