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Intermezzo de Sally Rooney : découvrez un chapitre en exclusivité !

13 septembre 2024
Par Nathalie
Intermezzo de Sally Rooney : découvrez un chapitre en exclusivité !

Intermezzo de Sally Rooney, paraîtra le 24 septembre prochain. Les éditions Gallimard vous offrent en exclusivité un long extrait de ce roman fort attendu.

Qui est Sally Rooney ? 

Sally Rooney est une romancière irlandaise qui a été révélée par ses best-sellers Conversations entre amis et Normal People, un roman qui a été adapté en série. À travers ses textes, elle a su se faire la voix des « millenials » ou Génération Y : elle aborde en effet dans ses écrits les thèmes qui les touchent : les relations humaines, l’amour ou encore les inégalités sociales. Avec Intermezzo, son quatrième roman, elle brosse les portraits de deux frères, Ivan et Peter qui se retrouvent au moment du décès de leur père…

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Découvrez le deuxième chapitre d’Intermezzo en exclusivité 

« Ivan reste debout dans un coin tandis que les membres du club d’échecs installent les tables et les chaises. Ils échangent des indications telles que : Recule-la un peu, Tom. Attention à toi. Ivan est tout seul, il a envie de s’asseoir mais il ignore quelles chaises doivent encore être déplacées, et lesquelles sont déjà au bon endroit. Cette incertitude est due à la façon dont ces hommes organisent les lieux, qui ne répond à aucune logique discernable. Pourtant, une disposition familière commence à émerger – un U central avec dix tables, dix chaises sur le bord extérieur, et un espace à part pour le public – mais le processus que les hommes adoptent pour parvenir à leurs fins semble hasardeux. Debout dans son coin, Ivan réfléchit, sans y accorder plus d’attention que ça, à la méthode qui permettrait d’arranger, disons, un nombre de tables et de chaises donné pour produire la disposition dont il a précédemment été question, etc. C’est un sujet auquel il a déjà pensé, debout dans d’autres coins, en regar­dant d’autres gens déplacer des objets similaires dans des salles similaires : les approches différentes dont on dispose, par exemple si on se trouve à écrire un programme informatique afin d’en optimiser l’efficacité. La précision de ces hommes-ci serait, selon Ivan, assez faible, voire très faible.

Pendant qu’il réfléchit, une porte s’ouvre, pas la double porte, mais sans doute une sortie de secours sur le côté, plus petite. Une femme entre, un trousseau de clefs à la main. Les hommes semblent à peine remarquer son arrivée : ils se contentent de jeter un coup d’œil dans sa direction, c’est tout. Personne ne lui adresse la parole. Sans doute le genre de situation que les gens comprennent sur-le-champ, et tout le monde à part Ivan a probablement saisi d’un seul coup d’œil qui est cette femme et quelle est la raison de sa pré­sence. Il se trouve qu’elle est particulièrement séduisante, ce qui rend son arrivée dans la salle d’autant plus mystérieuse. Au bout de quelques instants, Ivan remarque que les autres hommes, même s’ils n’ont pas vrai­ment réagi à l’arrivée de cette femme, semblent se comporter différemment, soulevant les tables avec des gestes plus marqués des bras et des épaules, comme si tout à coup, depuis son apparition, les tables étaient devenues plus lourdes. Ils veulent se faire remarquer, se rend-il compte, et il lui semble qu’elle a un petit sourire en coin, peut-être parce qu’elle en est arrivée à la même conclusion, ou peut-être uniquement parce qu’ils font tous semblant de l’ignorer. Puis, remarquant sans doute qu’Ivan observe la scène, elle lui lance un regard, un regard amical, presque soulagé, et, les clefs à la main, s’approche de l’angle où il se trouve.

Bonjour, dit-elle. Je m’appelle Margaret. Je travaille ici. Je suis désolée de vous poser la question, mais savez-vous si le jeune garçon est arrivé ? Le prodige des échecs. On est censés s’occuper de lui.

Il baisse les yeux vers elle. Elle a prononcé tous ces mots d’un ton souriant, drôle, presque comme une excuse, ou comme si elle lui racontait une plaisanterie. Elle semble un peu plus âgée que lui, pense-t-il, mais pas tellement. Il lui donne la trentaine. Ah, dit-il. Vous voulez parler d’Ivan Koubek ?

C’est ça. Il est là ?

Oui, c’est moi.

Elle lâche un petit rire gêné à cette réponse et pose une main sur sa poitrine, ce qui fait tinter son trousseau de clefs. Oh mon Dieu. Je suis vraiment confuse. Je pensais… Je ne sais pas pourquoi. Que vous aviez douze ans.

Un jour, j’ai eu douze ans, répond-il.

Elle rit à nouveau à cette réponse, un rire apparemment sincère. La faire rire est un sentiment tellement agréable qu’Ivan se met lui aussi à sourire. Ah, tout s’explique, dit-elle. Je suis vraiment désolée, je suis idiote. Vous n’avez pas eu de problème pour venir jusqu’ici ?

Il continue à l’observer quelques instants, puis, comme s’il entendait sa question à retardement, il répond rapidement : Oh. Non, pas de problème. J’ai pris le car.

En continuant à sourire avec douceur, elle reprend : Et on m’a dit que vous pourriez avoir besoin qu’on vous ramène à votre hôtel après le tournoi, c’est ça ?

Il se tait à nouveau. Elle le regarde d’un air amical et encourageant. Ce serait vraiment dou­teux de sa part de surinterpréter ses regards amicaux, parce qu’elle fait tout simplement son travail, est payée pour être là et discuter avec lui. Même si, se souvient-il, lui aussi est d’une certaine manière au travail, lui aussi payé pour être là, mais ce n’est pas tout à fait pareil. Ouais, dit-il. Je ne sais pas exactement où c’est. Mais j’imagine que je peux prendre un taxi.

Elle est en train de glisser ses clefs dans la poche de sa jupe. Non, non. Ne vous inquiétez pas, nous allons bien prendre soin de vous.

Le président du club finit par les rejoindre et se présente. Il s’appelle Ollie, c’est lui qui est venu chercher Ivan à l’arrêt du car un peu plus tôt. La femme répète qu’elle s’appelle Margaret, puis Ollie désigne Ivan d’un geste de la main en disant : Et voici notre invité, Ivan Koubek. Elle échange un regard avec Ivan, un bref regard amusé, et répond : Oui, je sais. Ollie se met à parler du tournoi, l’heure de début et l’heure de fin, les salles utilisées le lendemain matin pour l’atelier. En silence, Ivan les regarde discuter. Elle travaille ici, cette femme qui s’appelle Margaret, au centre artistique, ce qui explique son apparence quelque peu artistique. Elle porte un chemisier blanc et une jupe volumineuse à motifs de couleur ainsi que de jolies chaussures sans talons comme celles des danseuses de ballet. Malgré lui, il se met à imaginer, tandis qu’elle est là, devant lui, ce que ça ferait de l’embrasser : ce n’est pas vraiment une scène imaginaire, mais l’idée d’une scène, une prise de conscience que la pos­sibilité de l’embrasser pourrait devenir envisageable à un moment donné, une idée plaisante, rien que de se représen­ter la scène, une pensée inoffensive, puisque gardée privée. Et pourtant, Ivan ressent aussi un désir abrupt d’attirer son attention dans la vraie vie, ce qui, pense-t-il, serait possible rien qu’en lui parlant, en disant quelque chose ou en posant une question à voix haute, peu importe laquelle.

Vous jouez aux échecs ? demande-t-il.

Tous deux se tournent vers lui. Trop tard, il se rend compte qu’il a l’air bizarre. Il le voit sur elle, ça saute aux yeux, il le voit même sur Ollie. C’est si bizarre de deman­der de but en blanc si elle joue aux échecs, et ça n’a de plus aucun lien avec ce dont ils parlaient. Mais elle répond avec enthousiasme. Non, je crains bien que non. Je n’ai pas le cerveau câblé pour ce genre de choses. Je connais le dépla­cement des pièces, c’est à peu près tout.

En regrettant amèrement d’être intervenu, Ivan acquiesce.

Désignant les hommes derrière eux, Ollie dit : Nous n’avons malheureusement pas de quoi nous vanter au niveau égalité hommes-femmes.

Oh, ne vous inquiétez pas, dit-elle. Nous avons eu un groupe de tricot la semaine dernière, c’était pareil. Bon, je ne vous retarde pas. Si vous avez besoin de quelque chose, je suis dans mon bureau à l’étage.

Ollie la remercie. Ivan ne dit rien.

En levant la tête vers lui, elle ajoute : Et bonne chance pour tout à l’heure. Si j’ai une minute, je descendrai regarder.

Il l’observe un petit moment avant de répondre : D’accord. Merci.

Elle franchit à nouveau la porte puis la verrouille der­rière elle.

Belle femme, fait remarquer Ollie. Ivan dit : Oui.

Ils restent tous les deux debout près du mur et regardent les autres finir de disposer les tables et les chaises. Qu’est-ce que ça veut dire quand les gens utilisent ce genre de for­mule, « belle femme » ? Est-ce un code pour dire séduisante ? Ivan se demande si Ollie a lui aussi ressenti de la fascina­tion quand cette Margaret l’a regardé droit dans les yeux. Dans ce cas, pourquoi a-t-il mis tant de temps à venir les voir ? Peut-être que, comme Ivan, il a tendance à être inti­midé par le sexe opposé. Ollie est petit et corpulent, il a des lunettes, il doit avoir une cinquantaine d’années. Et il porte une alliance : marié. Difficile de l’imaginer éprou­vant de la fascination tandis qu’il parle à une belle femme. Mais l’apparence d’une personne ne définit nullement les limites de ses sentiments, Ivan le sait. Si cette femme qui s’appelle Margaret porte ou non une alliance, il ne l’a pas remar­qué. Le fait qu’elle soit aussi belle, ça, c’était impossible à rater. Elle en a certainement plus qu’assez d’entendre des compliments de la part des hommes. Ivan a fini par comprendre qu’il pouvait être gênant de se voir adresser des commentaires et des invitations sexuelles non désirées, car ça lui est même arrivé à lui, et c’était aussi de la part d’un homme, ce qui semble confirmer la théorie. Il serait lui-même prêt à faire un immense détour pour ne jamais recroiser ce type, non qu’il ait fait quelque chose de mal, uniquement par gêne. Il se rend compte que quand on est une femme séduisante, ce n’est pas un seul homme qu’on doit éviter, mais presque tous les hommes. D’un autre côté, comment faire en sorte qu’une situation devienne acceptable pour les deux si aucun ne fait d’avances, quitte à ce que ça se révèle inopportun ? C’est exactement comme avec les tables et les chaises. En appliquant une méthode hasardeuse et inefficace, sans plan préétabli, on finit par trou­ver des solutions, bien sûr, il y en a toujours, dans la mesure où même quelqu’un comme Ollie est marié. Les gens se ren­contrent, il se passe des choses, c’est la vie. La question qui taraude Ivan, c’est comment devenir l’une de ces personnes, comment vivre ce genre de vie. Bon, dit Ollie près de lui. Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous avant que ça commence ? Vous voulez un café ? Il y a dans le centre un petit café sympa.

Ivan acquiesce lentement. Les tables et les chaises sont disposées et espacées avec le même intervalle, dix de chaque. L’un des hommes commence même à ins­taller les échiquiers. D’accord, dit Ivan, un café, c’est une bonne idée, merci. Juste un expresso, si possible.

Je vais vous en chercher un, dit Ollie.

Ivan regarde Ollie traverser la salle et franchir la double porte en direction du hall. Il reviendra bientôt avec le café, puis commencera le tournoi, au cours duquel Ivan jouera dix parties simultanées. D’expérience, il sait qu’il vaut mieux ne pas trop y penser avant. L’idée que l’événement approche lui provoque une réaction physique intense, ou, plus exacte­ment, une série de réactions physiques coordonnées : dans la poitrine, les mains, le ventre, un sentiment de chaleur, de contraction, de nausée, la vision qui se brouille au point d’en avoir des vertiges, l’impression qu’un problème aux yeux l’empêche de voir. Puis il est pris d’une envie de vomir. Certaines fois, à force de réfléchir à l’approche inexorable d’un tournoi, il a vraiment vomi. Pourtant, ce ne sont pas les parties d’échecs qui l’inquiètent. Ça, c’est facile, et il le sait, ça sera toujours plaisant en fin de compte. Rien ne peut, ou ne pourra mal se passer. La manifestation phy­sique de l’angoisse qui accompagne les événements autour des échecs – tournées d’exhibition et tournois – n’a aucun rapport direct avec l’événement, hormis chronologique : ça se produit avant, et ça s’arrête après. Son esprit le sait, mais pas son corps.

Pour cette raison et pour d’autres, Ivan considère le corps comme fondamentalement primitif, ves­tige d’un processus évolutif supplanté par le développement du cerveau. Il suffit de les comparer : l’esprit humain ne pèse rien, il est abstrait et capable de rationalité suprême. Le corps humain est lourd, affreusement spécifique, et fonc­tionne en dépit du bon sens. Il fait des choses, personne ne comprend pourquoi. Allez savoir pour quelle raison il se retourne contre lui-même ou fait proliférer des cellules là où il ne faut pas. Pas d’explication. Est-ce que l’esprit fait ça ? Non. Sauf en cas de maladie mentale, se dit-il, dans ce cas-là, d’accord, mais c’est différent. Quoique, vrai­ment différent ? Bref. L’esprit d’Ivan est loin d’être parfait, il est souvent incapable d’effectuer les tâches relativement simples qui se présentent à lui, mais au moins il dépend de la raison. C’est une conscience. Le corps est un objet sans conscience animé par une conscience qui n’a aucun rapport, comme une voiture est un objet sans conscience dirigé par un chauffeur doté de conscience. Tout le monde ou presque peut accepter l’idée de la mort de l’esprit et du corps au-delà d’un certain âge, disons, quatre-vingt-dix ans, en tout cas c’est une théorie supportable si on n’y pense pas trop. Mais accepter que le corps puisse mourir à n’importe quel moment, entraînant la mort de l’esprit ?

Peter, le frère d’Ivan, qui a trente-deux ans et a étudié la philosophie, prétend que le courant de pensée qui lie le corps et l’esprit de cette manière a été réfuté. Pour Ivan, c’est comme si on disait que le gambit du roi a été réfuté. Les gens utilisent sans cesse le mot « réfuter » parce qu’ils l’ont lu quelque part sur un forum : « Le gambit du roi détruit en un coup ! » ou autre, et le coup sera finalement 3… d6. Merci, Bobby Fisher ! Non que Peter soit du genre à dire des choses parce qu’il les a lues sur un forum. C’est un adulte, il a une vie sociale, et il se peut qu’il ne sache même pas ce qu’est un forum. Mais ça revient au même. Il a sans doute simplement entendu au cours d’une conférence que l’esprit et le corps ne sont plus considérés comme indépen­dants, et il s’est dit : Ok, compris. Peter est le genre de per­sonne qui glisse sans heurts sur la surface de la vie. Il passe beaucoup de temps au téléphone, il va au restaurant et il dit que des courants de pensée philosophiques ont été réfutés. En tout cas, Ivan doit reconnaître que Peter s’est quasiment occupé seul de l’enterrement de leur père, et qu’Ivan n’a rien fait, il l’admet volontiers. Il aurait sans doute dû se montrer plus reconnaissant à ce sujet.

Quant au fait que Peter prononce l’éloge funèbre et pas Ivan, c’était une décision commune. Évidemment, Ivan la regrette, il y a réfléchi, il regrette, mais c’est sa faute, pas celle de Peter, ce n’est même pas une faute partagée, unique­ment la sienne. Pas de doute, il n’y avait pas assez réfléchi avant. Mais à quoi bon ressasser ? Ce n’est pas comme s’il y allait avoir un deuxième enterrement au cours duquel Ivan pourrait se rattraper en disant tout ce à quoi il a réfléchi trop tard.

L’esprit humain, malgré toutes les qualités qu’il lui trouvait un instant plus tôt, est souvent répétitif, prison­nier d’un cycle familier d’idées non productives qui, dans le cas d’Ivan, sont en général teintées de regrets. Des regrets mineurs, comme demander à cette Margaret si elle jouait aux échecs, horrible, et de plus gros regrets, comme refuser, ou plutôt manquer l’occasion de s’exprimer à l’enterrement de son père. Ou bien consacrer sa vie aux compétitions d’échecs, pour ensuite voir son classement dégringoler d’année en année, jusqu’à ce que, etc. Il a déjà réfléchi à tout ça, le passé qu’on ne peut rattraper, ce qui est fait est fait, et ce n’est de toute façon pas le moment. Il va plutôt manger la barre chocolatée qu’il a glissée dans sa valise et prendre un café. C’est bon de visualiser ces activités à l’avance, la façon dont il va déballer la barre chocolatée, quel sera le goût du café, s’il sera servi avec une soucoupe ou uniquement dans une tasse. Ce sont ces pensées qu’il doit avoir pour l’heure : des choses précises, tangibles, qui reposent sur des détails sensoriels. Puis le tournoi commencera. 

Lorsque Margaret termine son repas, la nuit tombe à l’extérieur du petit restaurant, et la vitre est bleue comme de l’encre humide. À la caisse, Garret lui demande quel est l’événement de la soirée et elle répond : Le club d’échecs. Il lance d’un ton joyeux : Chacun son truc. Toutes les semaines ou presque, la même routine : un événement, un inconnu dans la voiture de Margaret qui parle d’une chose ou d’une autre, puis repart. Des comiques, des acteurs shakespea­riens, des conférenciers. Et ce soir, des joueurs d’échecs. Amusant. Il lui plaît bien, en fait, ce jeune homme avec ses bagues aux dents. Son erreur de l’avoir pris pour un enfant, c’était gênant, mais il avait tourné ça à la plaisanterie, ce qu’elle avait apprécié. Un peu bizarre, bien sûr. Comme tous ces gens à haut potentiel intellectuel. Même si, pense-t-elle en boutonnant son imperméable alors qu’elle sort du restaurant, il était beaucoup plus poli que les autres, surtout ce type qui en faisait trop, Oliver Lyons, assez grossier, en fin de compte. Le joueur d’échecs était l’exemple même de l’individu amical et sympathique, à qui il man­quait peut-être juste quelques codes sociaux, alors qu’Ollie Lyons était un type qui se délectait du pouvoir minable dont il pensait disposer en tant que président du club d’échecs local.

Dehors, il pleut, l’eau déborde du caniveau, et Margaret se couvre les cheveux avec un foulard. C’est bizarre, cette impression qu’elle a eue un peu plus tôt, comme si le prodige des échecs et elle étaient ensemble dans un camp, et Ollie dans l’autre. Pourquoi : peut-être due au sentiment de ne pas appartenir au groupe. En retrouvant ses clefs au fond de son sac à main, elle marche vers le bureau et salue au passage le type sympathique de la boulangerie. Elle trouve la bonne clef au toucher et pénètre dans le bâtiment en refermant la porte derrière elle. La pluie, qui s’abat toujours sur le toit, glisse de son imperméable sur le carrelage tandis qu’elle progresse dans le couloir étroit et froid, déverrouille une porte latérale, et entre dans la grande salle.

Toutes les lumières sont allumées, et il y a une bonne trentaine de spectateurs assis dans un silence tendu ponctué de murmures. Les joueurs sont installés sur le bord extérieur des tables disposées en forme de U. Et au milieu, seul, debout, Ivan Koubek, le joueur d’échecs, penché en avant, un bras replié sur la poitrine, en train de se frotter la mâchoire de l’autre main. Il a l’air très grand et très pâle incliné ainsi sur l’échiquier, tandis que son adver­saire, un homme d’âge mûr et rougeaud, est confortable­ment installé sur une chaise. Ivan déplace une pièce – d’où elle se trouve, Margaret ne voit pas laquelle – puis passe à la table suivante. Quand il saisit les pièces, ses gestes ont l’air précis et intelligents, comme ceux d’un chirurgien ou d’un pianiste. Une fois qu’il s’éloigne, ses adversaires prennent des notes sur une feuille. Les spectateurs installés sur des chaises en plastique observent, certains prennent des pho­tos ou des vidéos avec leur téléphone.

 L’adversaire suivant d’Ivan est une fillette qui ne doit pas avoir plus de onze ans. Ses cheveux dorés sont tenus par un chouchou violet. Quand Ivan atteint sa table, et se retrouve dos à Margaret, la fillette déplace une pièce. Il en bouge une autre sans même prendre le temps de réfléchir. Margaret attend qu’il passe à la table suivante pour s’avancer dans la pièce et refermer doucement la porte derrière elle. Certains lèvent la tête, mais pas Ivan. Il continue au même rythme, parfois il reste immobile, sans un mot, pendant dix ou vingt secondes, à se tenir la mâchoire, puis il déplace une pièce et se rend à la table suivante. Sans le quitter des yeux, Margaret s’installe sur une des chaises, son sac sur les genoux.

En observant les tables, elle s’aperçoit que deux parties sont déjà terminées. Les joueurs sont restés assis, l’air penaud, le roi blanc au centre de l’échiquier. Le roi d’Ivan, pense-t-elle, puisqu’il joue les blancs, d’ailleurs, c’est drôle, ce roi grand et maigre lui ressemble. Est-ce que les joueurs d’échecs se voient comme le roi de l’échiquier ? Dans les souvenirs de Margaret, le roi est une pièce faible et lâche qui passe la plus grande part de son temps tapie dans un coin. Face à la table suivante, Ivan étire ses bras au-dessus de la tête puis se masse la base de la nuque. Il a deux auréoles sombres de sueur sous les aisselles. Il ne fait pas particulièrement chaud dans la salle, quand bien même toutes les lampes sont allu­mées, c’est donc certainement de pure concentration qu’il transpire.

Tout au fond, quelqu’un dit quelque chose que Margaret n’arrive pas à entendre, et s’ensuit un rire étouffé. Ollie, qui figure au nombre des joueurs, et dont la partie est toujours en cours, lance un regard noir en direction du rire, qui se transforme aussitôt en silence. Revenu à la table de la fillette, Ivan déplace sa reine et dit négligemment : Échec et mat. L’enfant se retourne vers les deux adultes assis der­rière elle, un homme et une femme, sans doute ses parents. Margaret les voit sourire en levant un pouce et en articu­lant : Bien joué ! La fillette se retourne vers l’échiquier et note quelque chose sur sa feuille, puis la fait glisser sur la table et tend son stylo à Ivan. Il se penche pour écrire tout en bas, se redressant ensuite pour lui serrer la main. Avec un immense sourire dévoilant ses dents de lait, elle lui tend la sienne, et ils échangent une poignée de main.

Le tournoi se poursuit en silence. Un autre joueur semble abandonner, il serre la main d’Ivan, puis un autre : les hommes du club d’échecs qui installaient les tables un peu plus tôt. Finalement, Ollie est le dernier adversaire en lice. Il a enfilé une veste et une cravate, constate Margaret – il n’en portait pas plus tôt, mais pour le tournoi il arbore cette cravate rouge à fines rayures. Ivan Koubek ne s’est pas changé, il porte la même chemise vert pâle et un pan­talon noir. Ses baskets sont sales, et Margaret remarque que la semelle du pied gauche est en train de se décoller. Ollie relève la tête vers Ivan et fait un petit signe, auquel Ivan répond. Ollie note quelque chose sur sa feuille, Ivan aussi, et ils se serrent la main.

Les autres joueurs se mettent à applaudir, et le public se joint à eux. Margaret lâche son sac posé sur ses genoux pour les imiter. Elle comprend à l’énergie qui se dégage de l’ovation qu’Ivan a battu Ollie et remporté chacune des dix parties. Ivan acquiesce sous les applaudissements, qui redoublent au lieu de diminuer, et du fond de la salle quelqu’un émet un sifflement long et fort. Ivan reste là, tête baissée, à sourire poliment, bouche fer­mée, au milieu de la clameur des spectateurs. Ollie se lève, et peu à peu les applaudissements se tarissent. Il remercie tout le monde d’être venu, puis remercie Ivan et le félicite de cette « victoire écrasante », et après quelques derniers applaudissements et remerciements, la soirée prend fin. Les gens se lèvent en discutant et rassemblent leurs affaires, l’un des hommes du club ouvre la grande porte pour que le public puisse facilement quitter la salle.

Margaret remarque qu’Ivan est retourné voir la petite fille au chou­chou. Il tourne le dos à Margaret, mais elle l’entend par­ler. Tu as vraiment bien joué, dit-il. Tu sais quelle erreur tu as commise ? La fillette fait signe que non. Je vais te montrer, comme ça, tu ne la referas plus. Aux parents, il demande : Ça ne vous dérange pas, j’espère ? Il y en a pour une minute. À part ça, elle a vraiment fait une belle partie. Il installe l’échiquier tout en parlant. Autour d’eux, en par­tant, les spectateurs jettent un coup d’œil à leur téléphone et remontent la fermeture éclair de leur veste. Margaret est toujours debout près de sa chaise, à triturer distraitement la lanière de son sac à main, son long imperméable ouvert. Tu te souviens de cette position ? demande Ivan. La fillette acquiesce en observant l’échiquier. Au bout de quelques secondes, il dit : Tu comprends maintenant pourquoi ce n’était pas une bonne idée de déplacer cette tour ? Elle lève la tête vers lui d’un air solennel et acquiesce à nouveau. C’est normal, tu es en train d’apprendre. Tu as vraiment bien joué. Peut-être que tu pourras prendre ta revanche dans quelques années. Ses parents sont tout sourires, le père pose la main sur l’épaule de la fillette. C’est vraiment gentil de votre part de lui consacrer du temps, dit la mère. Vous devez être épuisé. Ivan quitte la table. Ça va, ça va, répond-il. Le père regarde par-dessus l’épaule d’Ivan en direction de Margaret, Ivan suit son regard et voit qu’elle l’attend. Elle sourit, et il la regarde sans un mot. Elle voit que son front est encore luisant de sueur.

Félicitations, dit-elle.

Oh. Ce n’est pas grand-chose. Mais merci.

Ayant peut-être remarqué qu’elle a remarqué, il s’essuie le front avec la manche de sa chemise. Autour d’eux, la salle finit de se vider, la fillette et ses parents lui disent au revoir et s’en vont. Distraitement, Ivan lance un : Salut.

Je vais avoir l’honneur de vous ramener à votre hôtel, dit Margaret.

Ivan la regarde droit dans les yeux, un regard très direct, pour ne pas dire intense, pense-t-elle : avec, à nouveau le sentiment que, sans le dire, ils font tous les deux parties du même camp. D’accord, dit-il. Je crois que les autres vont boire un verre. Mais je peux m’en passer, cela m’est égal.

Vous ne voulez pas aller boire un verre ? propose-t-elle. Vous l’avez bien mérité, après ce que vous venez d’accomplir. Je suis surprise que vous teniez encore debout.

Il lui sourit, exhibant à nouveau son appareil dentaire, ces nouvelles bagues en céramique que les jeunes portent à présent. Ouais, beaucoup de déplacements, dit-il. C’est ce qu’on dit toujours, pas besoin de s’entraîner aux échecs, la marche c’est le plus important. Vous… Il s’interrompt avec un air timide mais un peu fier. Vous avez regardé ? demande-t-il.

Margaret a tout à coup un élan de gentillesse à son égard, elle se sent submergée par une vague de chaleur à le voir si fier de lui. Oh, ça m’a fascinée. Même si je n’ai pas compris grand-chose. Ça vous dirait d’aller fêter ça ?

Il continue à la dévisager. Bien sûr, répond-il. Je vais récu­pérer mes affaires.

Elle rejoint le groupe à la porte. Ollie lui annonce qu’ils vont au Cobweb et elle répond qu’elle les accompagne. Elle connaît vaguement l’un des hommes, Tom O’Donnell, le pharmacien à la retraite, un autre déclare s’appeler Stephen, et le troisième, Hugh. Quand Ivan les rejoint, ils sortent tous ensemble. Les hommes s’expriment dans un jargon que Margaret comprend à peine, gambit, sacrifice, et leurs voix résonnent contre les murs et le plafond du long cou­loir. Même si la conversation semble tourner autour d’Ivan, celui-ci ne dit rien, il se contente de marcher en silence, sa petite valise noire à la main. Elle est équipée de roulettes, mais il la porte par la poignée. Avant qu’ils gagnent la rue, Margaret éteint toutes les lampes puis grimpe sur un petit tabouret pour mettre l’alarme pendant que les autres attendent, Ivan derrière elle. Il la regarde, pense-t-elle. Mais comment le sait-elle sans le voir ? Elle n’a pas besoin de le regarder, elle le sait, c’est tout, comme si les yeux d’Ivan envoyaient des petites aiguilles qui lui piquaient la peau sans lui faire mal.

Elle a pitié de lui, entouré de tous ces bonshommes qui l’admirent, le craignent, mais peut-être aussi lui en veulent, des hommes qui aimeraient l’impressionner tout autant que l’intimider ou le rabaisser. Et pour­tant, elle a le sentiment qu’Ivan comprend parfaitement la dynamique entre ces hommes et lui, et que cette compré­hension a quelque chose à voir avec le fait qu’il la regarde tandis qu’elle active l’alarme. Mais comment savoir, com­ment interpréter son regard, alors qu’il ne lui parle pas et ne semble même pas en avoir envie ?

Dehors, la pluie s’est muée en bruine, et les réverbères sont allumés. Tom, le pharmacien, ouvre son parapluie.

Dites-nous, lance celui qui s’appelle Stephen. Koubek, c’est de quelle origine ?

Slovaque, répond Ivan.

Vous n’avez pourtant pas d’accent slovaque, répond Stephen.

Non. Je suis de Kildare. Mon père était slovaque, il est arrivé ici dans les années 1980. Et ma mère est irlandaise. Son nom de jeune fille est O’Donoghue.

Ils traversent le parking. Quand ils passent près de la voi­ture de Margaret, elle la déverrouille pour qu’Ivan puisse y déposer sa valise. Les autres continuent leur discussion. Elle commence à avoir les cheveux humides, alors elle ressort son foulard et le noue sur sa tête pendant qu’Ivan ferme le coffre sans bruit et dit : Merci. Elle ressent un instant le besoin de se tourner vers les autres pour préciser : J’avais dit que je le ramènerais à son hôtel. Mais ce serait une remarque étrange. Personne ne s’est demandé pourquoi Ivan mettait d’un air si calme et obéissant sa valise dans le coffre de la voiture de Margaret. Expliquer serait suggérer qu’une explication était nécessaire, et ça ferait surgir le spectre d’autres questions qui n’étaient venues à l’esprit de per­sonne. Alors surtout pas. Elle ne dit rien. Ils se remettent en route et empruntent une ruelle pavée en direction du Cobweb. Ollie tient la porte à Margaret pour qu’elle entre la première.

Le bar, bien chauffé, est calme. Il y a des banquettes rem­bourrées le long des murs face à des tables et de vieilles publicités, sous un éclairage tamisé. Margaret dénoue son foulard et, les yeux mi-clos, elle inspire cette atmosphère douce et familière. C’est vendredi, se dit-elle, la semaine est terminée, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça d’aller boire un verre avec tous ces hommes, d’être pendant un moment la seule femme dans cette petite salle feutrée. C’est ma tournée, dit Ollie. Margaret annonce qu’elle prendra une limonade. Et toi, Ivan ? J’imagine que tu as l’âge de boire ? Ivan fait un rire gêné à cette remarque et répond : Oui, j’ai vingt-deux ans. Ollie lui demande ce qu’il veut, et Ivan répond un demi de bière italienne. En laissant glisser son imperméable de ses épaules, Margaret s’installe sur l’une des banquettes en similicuir. Une table basse la sépare d’Ivan. L’un d’eux lui demande si elle a assisté à la simultanée, et elle dit : Oh oui, quelle performance. Ollie va comman­der au bar, ses compagnons se lèvent avec lui pour l’aider, insistant pour payer leur verre, et Margaret et Ivan restent tous les deux dans un coin. Il y a quelque chose d’intrusif, pense-t-elle, dans cette façon de les laisser seuls, alors, cherchant quelque chose à dire, elle demande : Vous ne vous êtes jamais senti en danger ?

Il ne répond pas pendant quelques instants. Vous parlez des échecs ce soir ?

Oui, désolée, je parlais des échecs.

Il a un sourire maladroit et se frotte à nouveau la nuque du bout des doigts. Bien sûr, dit-il. Non, je n’ai jamais vraiment été en danger. C’est vrai, cela m’arrive de faire une nulle, mais seulement s’il y a beaucoup plus de par­ticipants, ou quand les joueurs sont meilleurs. Face à ce genre de petits clubs, je n’ai pas à m’inquiéter. Il déglutit en regardant derrière, vers le bar, puis lance sur un ton ami­cal : Mais c’est peut-être mieux que vous ne leur disiez pas.

Elle aussi sourit, à cause du coup d’œil et du ton amical, presque complice. Non, ne vous inquiétez pas. Mais vous ne perdez jamais aucune partie ?

Dans une simultanée comme ça ? Pas très souvent, parce que je n’y rencontre que des gens bien plus faibles que moi. Mais en compétition, je perds. Tout le temps. En fait, je ne suis pas si bon que ça aux échecs.

Elle éclate de rire, et il sourit, ce qu’elle trouve adorable : son plaisir non dissimulé à être drôle. J’ai du mal à le croire, dit-elle.

Il baisse les yeux vers ses mains. Il a les ongles rongés, remarque-t-elle. Oui, enfin, j’imagine que ça dépend du point de vue, ajoute-t-il. En continuant à regarder ses mains et en fronçant les sourcils, il dit : Mais on n’est pas obligés de parler échecs. Je sais que vous ne jouez pas.

Non, mais c’est toujours intéressant d’écouter des gens parler des sujets qui les passionnent.

Il relève la tête. Vraiment ?

D’un air hésitant, mais en souriant, elle répond : Vous ne trouvez pas ?

Je ne sais pas, dit-il. Honnêtement, je n’y avais jamais pensé. Mais maintenant que vous le dites. J’imagine que ça dépend de ce que vous entendez par passionnés. Je trouve les gens souvent ennuyeux, mais c’est peut-être parce qu’en fait ils ne sont pas suffisamment passionnés. Il lui fait un nouveau sourire. Je ne sais même pas si je suis passionné par les échecs, ajoute-t-il, mais je suppose que tout le monde se dit que c’est le cas.

Alors, selon vous, qu’est-ce qui vous passionne ? demande-t-elle.

Là, il rougit. Elle le voit, même dans la pénombre, et il émet une sorte de « hum ». Inquiète, elle renchérit avec un enjouement exagéré, et trop fort : Peu importe, vous n’êtes pas obligé de me répondre. Puis elle regrette d’avoir dit ça. Les autres reviennent enfin du bar. Ollie se penche vers Margaret en lui tendant un verre froid et humide et déclare : Une limonade pour la dame. Une fois installés autour de la table, ils se mettent à discuter, mais Ivan ne dit rien, il se contente de l’observer de profil, tandis qu’elle évite de croi­ser son regard. Peut-être qu’il l’observe parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre, pense-t-elle, parce qu’il se sent gêné ou mal à l’aise. Peut-être cherche-t-il à croiser son regard parce qu’il a quelque chose à lui dire et que, en l’évitant, elle ne lui facilite pas la tâche. Ou peut-être – l’idée s’engouffre avec force dans son esprit – qu’il a un intérêt sexuel pour elle.

Margaret ne peut exclure ce genre de pensée de sa vie, même si parfois elle préférerait. Il lui arrive d’avoir des idées scandaleuses, tristes, voire obscènes et immorales. La plupart du temps, elle se contente d’interactions agréables et superficielles avec les gens qu’elle côtoie, sans réfléchir ni avoir envie de réfléchir à leurs préférences sexuelles bien cachées. Mais il n’est pas possible d’être toujours indiffé­rente à tout, à ces aspects masqués de leur vie. Ce jeune homme avec ses bagues aux dents, qui se rend le week-end dans des centres d’art pour jouer aux échecs en public, avec sa valise noire de mauvaise qualité qu’il dépose dans un coin de la salle, a lui aussi certainement des pensées et des désirs sexuels, comme presque tout le monde, surtout à vingt-deux ans. Il continue à la regarder. Quelle idée d’avoir prononcé le mot « passionné » devant lui un peu plus tôt ? Et pour­quoi l’a-t-il si souvent répété, à trois ou quatre reprises ? Le mot « passionné » est-il, ou pas, obscène en soi ? Non. Mais est-ce une sorte de petit pansement collé sur un vocabulaire obscène ? Oui, peut-être. Un mot au sang chaud, un mot taché de rouge. Dans les conversations banales, il vaut mieux utiliser des mots gris ou beiges. D’où vient-il, alors, ce « passionné » ? Elle le sait. De la sensation réprimée, présente depuis le début, que quand il la regarde, quand il lui parle, il ne s’adresse pas simplement à sa surface, mais aussi aux parties plus profondes de sa personnalité – sans le vouloir, sans pouvoir faire autrement.

Pendant ce temps, les autres parlent d’un célèbre joueur d’échecs du xixe siècle. Vous savez que c’était un Irlandais. Son père était irlandais. Murphy. Les autres ne sont pas d’accord. Ivan savoure sa bière en observant Margaret, elle sent ses yeux sur sa tempe pendant qu’elle fait semblant d’écouter et de sourire. Pour finir, elle se retourne et croise son regard. Ils se dévisagent sans un mot. Ils sont, ça ne peut pas être plus clair, dans le même camp, l’autre camp. Il pose son verre sur la table. Et en s’éclaircissant la gorge, il dit : Bon, eh bien merci. À demain matin. Tous veulent à nouveau le féliciter, ils lui font des tapes dans le dos, et de toute façon Margaret a besoin d’une minute pour remettre son imperméable et récupérer son foulard étalé sur le dos d’une chaise.

Ils quittent le bar ensemble et marchent sous la pluie dans la rue sombre. Sans parler, sans même se regarder, ils avancent côte à côte, et c’est simple, et convenable. Lorsque Margaret demande à Ivan où il passe la nuit, il sort son télé­phone pour lui montrer l’adresse. Le village de vacances au bord du lac. Une fois au parking, elle déverrouille sa voiture et ils s’y installent puis referment les portières. Chacun de ses gestes, chacune de ses actions s’enchaîne logiquement ensuite : mettre le contact, allumer les phares, boucler sa ceinture de sécurité. Ces actes se font presque tout seuls, comme un rituel, elle n’a aucune décision à prendre, abso­lument rien à faire, simplement ressentir, et voir son reflet lorsqu’elle contrôle ses rétroviseurs, en reculant pour quitter sa place de parking. Les mains sur les genoux, Ivan ne dit pas un mot. Le parking scintille sous l’éclairage orange des réverbères squelettiques, ses pavés luisants. Margaret met les essuie-glaces en route, qui claquent et crissent en rythme sur le pare-brise.

Quand elle ramène quelqu’un, ou qu’elle le reconduit en voiture à la gare, ils parlent de tout et de rien. Cela fait partie de son travail. Si Ivan n’a pas envie de dis­cuter, s’il a envie de rester comme ça à regarder alternative­ment ses mains puis elle, puis à nouveau ses mains, ce n’est pas grave – il n’a que vingt-deux ans, il est très doué pour un certain jeu de société, et après tout il n’y a pas de proto­cole défini pour ce genre de situation. Se retrouver dans la voiture d’une femme plus âgée après un événement public exténuant, se faire ramener à son logement avec sa petite valise noire : personne ne vous apprend à vous comporter dans ce genre de circonstances. S’il veut garder le silence et examiner ses ongles rongés, pas de problème, ce n’est pas grave. Elle aussi, bien sûr, garde le silence, car elle non plus n’a rien à dire. Elle quitte la grande route pour prendre le chemin qui mène aux petites maisons de vacances. Le gra­vier crisse sous les pneus de sa voiture. Elle n’a rien fait de mal, elle n’a même rien fait du tout, au-delà du strict nécessaire pour convoyer Ivan entre le bar et le village de vacances. Si elle a commis une petite erreur au cours de la conversation plus tôt, si elle a utilisé une expression ou un mot ambigu en lui demandant ce qui le passionnait, c’était excusable, et peut-être même niable, parce que subjectif. Elle se gare devant l’un des logements, un bungalow blanc à la peinture écaillée et aux fenêtres sombres.

Je pense que c’est ici, déclare-t-elle.

C’est la première fois que l’un d’eux prononce un mot depuis qu’ils sont montés en voiture, et dans cet espace clos sa voix émet un son comprimé. Ivan observe le bungalow par la vitre.

Merci, dit-il.

Elle lui dit que ce n’était pas grand-chose. Il acquiesce, et la regarde une fois de plus.

Vous voulez entrer ? demande-t-il.

Incertain, il continue à la regarder, comme pour dire qu’il est désolé d’avoir posé cette question, et il attend sa réponse. Il y a quelque chose de si vulnérable dans son atti­tude et le ton de sa voix. Qu’a-t-elle à lui opposer ? Son travail, le fait qu’elle est bien plus vieille que lui, sa situa­tion de vie. Mais ces explications sonneraient comme des mensonges. Quand on est rejeté, on ne croit jamais que ce soit pour des raisons extérieures à soi. Et ce n’est d’ailleurs presque jamais pour des raisons extérieures à soi, parce que l’attirance réciproque, qui fait sens du point de vue de l’évolution, est tout simplement la plus puissante des raisons d’agir, dépassant tous les principes et les rédui­sant à rien. Margaret laisse ses yeux dériver une fraction de seconde vers les mains d’Ivan, toujours posées sur ses genoux : élégantes et sensibles, elle l’avait déjà remarqué quand il jouait aux échecs.

D’accord, dit-elle.

Humide et froid, le bungalow est plongé dans l’obscurité. Ivan porte sa valise, et Margaret trouve l’interrupteur à l’entrée. Au-dessus de leur tête, une ampoule nue éclaire, dans le coin près de la porte, un pan de papier peint moisi. D’un ton amical et léger, elle dit : Je n’appellerais pas ça luxueux. C’est le club d’échecs qui a réservé cet endroit, pas nous. Il sourit et exhibe à nouveau ses bagues. J’ai vu pire, dit-il. Des fois, je dois même dormir par terre chez quelqu’un. Elle suspend son imperméable et il pose sa valise. Ils passent tous les deux de l’entrée à une salle de séjour équipée d’une kitchenette. Cette fois, c’est lui qui allume. Apparaissent un canapé en tissu rouge, une petite table pour les repas et une baie vitrée qui donne sur le jardin. Margaret s’approche de la cuisine, Ivan la suit. Sur l’étagère au-dessus du four à micro-ondes, une boîte en carton de thé et une autre en métal de café instantané. Quelqu’un a même mis du beurre et du lait au réfrigérateur.

Je me demande si c’est Ollie qui a apporté tout ça lui-même, déclare-t-elle. Je pense qu’il a un faible pour vous.

Ivan rit joyeusement à cette plaisanterie. J’ai vu qu’il était content de sa partie d’échecs, dit-il. Ce qui est un peu triste en fait, parce qu’il a commis beaucoup d’erreurs.

Vous n’êtes pas professionnel, c’est bien ça ? Je veux dire, vous ne passez pas votre vie à jouer aux échecs ?

Il répond que non, mais qu’il se fait tout de même payer pour les tournois d’exhibition et les ateliers. Puis il s’éclaircit la voix sans rien ajouter. Elle se souvient de l’époque, quand elle était plus jeune, où elle se sentait nerveuse en compagnie des hommes – même si, bien sûr, c’est diffé­rent pour les femmes. Impossible d’imaginer une fille de vingt-deux ans se comporter comme Ivan au cours de cette soirée, ni même à cet instant. Non qu’il ait l’air plus fort et plus dominant qu’une fille, ce n’est pas ça. C’est plutôt qu’il semble avoir endossé l’entière responsabilité d’une tâche qui lui paraît très difficile, et qui consiste, si Margaret ne se trompe pas, à séduire une femme plus âgée dont il vient de faire la connaissance. Il a l’air furieux contre lui-même de ne pas savoir comment mener cette tâche à bien – furieux et coupable. Ce n’est pas le genre de sentiments qu’éprouverait une jeune femme. Elle ressentirait d’autres choses, tout aussi désagréables, mais différentes. D’un autre côté, Margaret ne joue-t-elle pas un rôle dans ces senti­ments et ce drame ? N’est-ce pas, après tout, un drame à deux acteurs ? Elle constate qu’elle ne lui propose pas de partager les responsabilités dans l’accomplissement de la tâche qu’il s’est fixée. Elle a indiqué, en le suivant dans le bungalow, qu’elle se rendait disponible pour la séduction : mais elle ne l’aide pas pour autant à remplir sa mission avec succès. L’aider, ça serait insulter sa propre dignité, bien plus que la situation actuelle insulte celle d’Ivan. Elle lui demande s’il est étudiant, et il répond qu’il vient de ter­miner des études en physique théorique. Un autre silence. Le bungalow est froid, le dos de Margaret est froid contre le réfrigérateur.

Désolé d’être si bizarre, dit-il.

Je ne vous trouve pas bizarre, vraiment.

Je suis évidemment bien plus bizarre que vous, répond-il. Par exemple, quand vous parlez, tout ce que vous dites a l’air normal et facile. Je ne trouve jamais les mots aussi facilement. Vous êtes le genre de personne capable d’aborder quelqu’un et d’engager la conversation. C’est très… il s’arrête, puis reprend d’un air timide : J’allais dire très sédui­sant, mais peut-être que je ne devrais pas.

Elle détourne le regard, étrangement troublée, finalement. Ah, dit-elle. Eh bien, je ne sais pas.

Il regarde à nouveau ses mains, la petite extrémité rose de ses ongles. Je suis désolé, dit-il. Ce n’est pas parce que vous êtes gentille avec moi que ça veut dire que… vous voyez. J’y ai pensé, c’est sûr, mais c’était bête de ma part. Genre, bien sûr, Ivan, elle a trouvé ça cool et sexy de te voir battre tous ces vieux bonshommes aux échecs.

Elle ressent une étrange et légère sensation d’amusement à ces mots, comme si, concluant que les négocia­tions ont échoué, il voulait lui prouver qu’il sait reconnaître sa défaite. Enfin, pas seulement des vieux bonshommes, dit-elle. Vous avez aussi battu une fillette d’une dizaine d’années.

Il a un rire timide. Ouais, et elle n’était pas mauvaise pour quelqu’un de dix ans. Même si elle a fait une grosse bourde. J’ai dû aller la voir ensuite. Elle a joué trois ou quatre coups intelligents, puis commis une erreur terrible.

Je suppose que vous ne jouez que des bons coups, dit-elle. Je ne fais pas d’erreurs terribles, répond-il.

Moi, si.

En levant les yeux vers elle, il recommence à sourire : il revient, pense-t-elle, sur son constat d’échec. Sous la faible lueur du plafonnier, elle voit scintiller les fils métalliques humides de son appareil dentaire. D’accord, dit-il. Intéres­sant. C’est très intéressant pour moi.

Vous êtes sûr d’avoir vingt-deux ans ?

Oui, je suis sûr. Vous voulez voir ma carte d’identité ?

Ça vous dérange ?

Il plonge sa main dans sa poche et en sort un portefeuille pour lui montrer une carte qui indique son âge. Elle remarque que sa main tremble un peu.

La photo n’est pas terrible, dit-il. Ou peut-être que je res­semble vraiment à ça.

Elle sort la carte en plastique du portefeuille et l’examine à la lumière. Né en 1999, dit-elle. Mon Dieu, je suis entrée à la fac en 2004.

Vraiment ? Quel âge ça vous fait, alors ? Trente-cinq.

Trente-six. Elle continue à examiner la carte, cette petite photo en noir et blanc du visage d’Ivan grave et sombre. Vous savez, je pense vraiment que c’était impressionnant de vous voir gagner toutes ces parties d’échecs tout à l’heure. J’ai trouvé ça très glamour.

Il lui fait un sourire mignon et un peu bête. Waouh. C’est gentil de dire ça. Je n’ai pas du tout l’impression d’être glamour. Mais c’est cool de votre part d’être si gentille.

Elle lui rend sa carte et il la range dans son portefeuille. Vos parents jouent aux échecs ? demande-t-elle.

Euh non, pas vraiment. Ma mère, pas du tout. Mon père jouait un peu, mais… en fait, il vient de mourir. C’est très récent, ça fait trois ou quatre semaines. Quatre.

Oh mon Dieu, Ivan, je suis vraiment désolée.

Ouais. Il avait un cancer depuis longtemps. Alors ça n’a pas vraiment été une surprise.

Elle le regarde, mais il fixe le sol. Elle dit : Mon père… je suis désolée, je ne veux pas dire que c’est la même chose. Mais mon père est mort il y a quelques années. J’imagine bien ce que vous devez ressentir.

Il lui rend son regard avec des yeux sombres et calmes. Elle le sent alors très proche d’elle. C’est assez dur, dit-il. Et plutôt étrange, aussi. Je ne sais pas si vous avez ressenti ça.

Bien sûr.

Et puis, mes parents étaient séparés. J’ai surtout vécu avec mon père. Mais désolé, je ne vais pas vous raconter ma vie.

Ne vous excusez pas. Vous avez des frères et sœurs ?

Un frère aîné. Bien plus vieux que moi, genre de dix ans. Mais on n’est pas proches ni rien. Avant qu’elle puisse rebondir, Ivan s’éclaircit la voix et ajoute : C’est lui qui… vous me demandiez si quelqu’un d’autre dans ma famille joue aux échecs. Mon frère, oui, mais il n’est pas très bon.

Elle a un sourire hésitant. Ah. Comparé à vous, cela ne me surprend pas.

C’est vrai. Mais ce qui est triste, c’est que j’ai atteint mon meilleur niveau il y a quatre ans. Pendant un moment, je jouais bien, vraiment très bien. Je n’arrive plus à jouer comme ça. Je ne sais pas pourquoi. Rien que d’y penser, ça me déprime. On s’imagine qu’on progressera toujours. Mais on se met à être moins bon sans même comprendre pourquoi. C’est ennuyeux, ce que je raconte ?

Margaret répond que ça ne l’est pas du tout. Il observe à nouveau ses mains.

Je ne sais pas, reprend-il. J’ai passé le trajet à me dire : si elle accepte de t’accompagner, ne lui parle pas d’échecs. En toute honnêteté, ça occupe déjà une trop grande place dans ma vie. J’y consacre beaucoup trop de temps, alors que je ne suis même pas si bon que ça. Et ça m’attriste de le reconnaître. Vous savez, plein de gens m’ont dit que j’y consa­crais trop de temps, je pensais qu’ils ne me comprenaient pas. Mais maintenant, je me dis, Peut-être que j’ai gâché une grande partie de ma vie. Par exemple, quand les autres sortaient s’amuser, se trouvaient des copines, je restais chez moi à lire. Il faut beaucoup lire sur la théorie des ouvertures, la façon d’engager une partie, de jouer des premiers coups. Il faut apprendre les ouvertures par cœur, parce qu’elles ont déjà toutes été tentées. Ce n’est pas très intéressant, mais c’est indispensable. Si on résume, il y a toutes ces ouvertures qui proviennent des livres, et toutes ces stratégies pour conclure, qui sont en fait de simples for­mules. Et on apprend tout ça pour quoi ? Pour se retrouver dans une position à peu près correcte en milieu de partie et tenter de jouer quelques bons coups. Ce que, la plupart du temps, je ne parviens même pas à faire. Parfois, je me dis que si je pouvais revenir à mes quinze ans, je laisserais tout tomber. J’étais déjà assez bon à cet âge, je n’ai pas vraiment progressé depuis. J’aurais pu prendre ce temps pour avoir une vie sociale. Vous savez, quand je m’endors le soir, ce n’est pas aux échecs que je pense. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais je peux vous dire que ça n’a même rien à voir avec les échecs.

Elle sourit, écoute, acquiesce, et pourtant ses mots déclenchent en elle une curieuse sensation au creux de l’estomac.

Mais vous n’avez pas l’impression de vous être amusé ? demande-t-elle. Tout ce temps que vous avez passé à jouer, vous ne pensez pas que ça vous a parfois rendu heureux ?

D’un air affligé, en se mordillant l’ongle du pouce, il répond : Ouais, il y a aussi cet aspect-là. J’ai gagné pas mal de parties. J’ai participé à de grands tournois, j’ai battu quelques bons joueurs. Parfois, en jouant vraiment très bien. Lors d’une ou deux parties, je dirais même que j’ai plus que bien joué. Vous avez raison, c’est le bon côté. Et si j’avais renoncé aux échecs à quinze ans pour tenter d’avoir une meilleure vie sociale et parler davantage aux filles, ça n’aurait peut-être pas marché. Vous voyez, je ne crois pas que je serais devenu populaire uniquement en arrêtant les échecs. Ça peut rendre fou de penser à tout ce qu’on aurait pu faire autrement. Mais parfois, je me dis que de toute façon je n’avais pas ce pouvoir sur ma vie. Enfin, je n’aurais pas pu m’offrir une nouvelle personnalité d’un claquement de doigts. Et les choses se sont passées comme ça, c’est tout.

Il se tait, elle ne dit rien, elle regarde fixement le lino jaune au sol.

Ça y est, je vous ai perdue ?

Au bout d’un moment, elle répond : Pas du tout. C’est vrai que ça peut rendre fou de penser à ce qu’on aurait pu faire autrement. Moi aussi, ça me rend folle.

Il l’observe, et elle le sait. Ah ouais ? Pourquoi ?

Quand j’avais votre âge… non, en fait, j’étais plus vieille que vous. Mais j’étais encore dans la vingtaine quand j’ai rencontré quelqu’un. Par la suite, nous nous sommes mariés. Légalement, nous sommes toujours mariés, c’est tel­lement compliqué ces choses-là. Mais nous ne vivons plus ensemble. Comme vous l’avez dit, ça peut rendre fou de réfléchir à ce genre de choses. Ces autres vies qu’on aurait pu vivre. Et la vie qu’on a vécue, une fois qu’elle est termi­née, qu’est-ce qu’elle devient ? Qu’est-ce qu’on est supposé faire ? Bref. C’est bien que vous y pensiez maintenant, car vous n’avez que vingt-deux ans. À cet âge, je n’avais même pas commencé ma vie. Je ne me rappelle presque rien de ce qui s’est passé avant, vraiment. Vous savez, à vingt ans, tout le monde a le genre de problèmes dont vous parlez, l’impression d’être seul, que les autres ne vous aiment pas. Ce ne sont pas des problèmes graves à votre âge, même si vous avez l’impression du contraire. Peut-être que vous n’étiez pas sur la même longueur d’onde avec certaines des filles que vous avez rencontrées à la fac. Mais je peux vous dire que vous êtes très séduisant. Vraiment. Les femmes vont tomber amoureuses de vous, croyez-moi. Et c’est là que les problèmes commenceront.

Elle lève les yeux vers lui, et il lui décoche un regard silencieux et intense. Elle tente un rire, un rire qui sonne un peu creux. Margaret, est-ce que je peux vous embrasser ? demande-t-il. Elle ne sait pas quoi faire, si elle doit à nou­veau rire, ou pleurer. D’accord, dit-elle. Il s’approche d’elle, toujours adossée au réfrigérateur, et il l’embrasse. Elle sent sa langue se glisser entre ses dents. En se retirant légère­ment, il murmure : désolé pour mes bagues, je les déteste. Elle lui dit de ne pas s’excuser. Puis il reprend son baiser. C’est bien entendu terriblement gênant – car la vie de Margaret perd d’un coup tout son sens. Sa vie professionnelle, ses huit années de mariage, ses valeurs personnelles, tout. Et pourtant, si elle accepte l’hypothèse, si elle autorise un ins­tant la vie à ne pas avoir de sens, n’est-ce pas tout simple­ment bon d’être dans les bras de cette personne ? De sentir qu’il la désire, que durant toute la soirée il l’a observée et désirée, n’est-ce pas agréable ? D’incarner le genre de femme qu’il croyait ne jamais pouvoir avoir – et de l’additionner à la femme qu’elle est, pour la lui offrir. Pressé contre elle, il est mince, tendu et tremblant. Et si la vie n’était qu’une succession d’expériences sans aucun rapport ? Pourquoi les événements devraient-ils tous s’enchaîner logiquement ? 

Le lendemain matin, quand son réveil sonne, Margaret se réveille seule dans le bungalow : samedi, huit heures trente. Après avoir retrouvé son téléphone et bataillé pour éteindre la sonnerie, elle se rallonge dans sa solitude, la tête vide, tout en percevant un léger bruit quelque part, celui d’un réfrigérateur ou d’un lave-vaisselle. Les pics et les creux du crépi au plafond projettent de petites ombres irrégulières dans la lumière qui pénètre par la fenêtre. Une lumière matinale, douce, humide. Les minutes passent. En se redressant, elle aperçoit ses vêtements froissés et humides sur le sol. Elle attrape sa culotte de la veille et l’enfile dans l’autre sens. Avec quelque chose comme une curiosité déta­chée, une sorte de vide clair en elle, elle pense à Ivan, qui l’a laissée seule. Elle se souvient de lui la veille au soir, quand, très loin en elle, il a dit : Putain. Baiser, n’est-ce pas le genre d’activités auxquelles se livrent le week-end les garçons de son âge ? Alors pourquoi pas avec elle ? Elle n’est pas moche, paraît-il, pas encore trop vieille, plus vraiment mariée, et elle n’a pas réussi à lui opposer la résistance à laquelle il semblait s’attendre. Ce qui l’avait à la fois fasciné et excité. Et puis, il était en plein deuil de son père, et dans ces moments-là on n’est pas dans un état normal, on agit de façon irrespon­sable, on boit, on couche à droite à gauche. Non pas qu’il ait vraiment bu la veille au soir. Si elle a bonne mémoire, il n’a pris qu’un demi. Va-t-il parler d’elle à ses amis ? se demande-t-elle.

Le prodige des échecs, Ivan Koubek. Un mystère. Il semblait observer les gens si calmement, faire preuve d’une grande intuition, et quand il parlait ses mots étaient empreints d’une solitude qu’elle avait trouvée tou­chante. Au lit, il avait été très doux avec elle : tellement doux qu’il lui est difficile, même maintenant, de regretter entièrement cet épisode insensé. C’est la première fois de sa vie qu’elle passe la nuit avec un inconnu. Mais d’un autre côté Ivan ne lui semblait pas inconnu, sur le moment : il avait l’air, elle en était très consciente, d’être dans le même camp qu’elle. Encore ce truc – qu’est-ce que ça veut dire ? À présent, quoi qu’il en soit, elle va reprendre sa vie, sans explications, là où elle l’a laissée. Impossible, se dit-elle, parce qu’elle a compris que cette vie n’a plus de forme, que ses anciennes valeurs et leur sens flottent désormais librement, sans attaches, alors com­ment pourrait-elle les attacher à nouveau ? Et à quoi ? Le bourdonnement s’arrête d’un coup, et elle entend un rideau glisser sur une tringle. Oh, se dit-elle. Oh c’est pas vrai, il était sous la douche. Elle se lève avec des gestes frénétiques, finit de s’habiller, et fait le lit à toute vitesse pendant qu’il approche.

Il apparaît avec les cheveux mouillés, vêtu d’un sweat­shirt gris et propre. Ah, tu es réveillée. Je me demandais si je devais te laisser dormir. Il tousse et reprend : Bref, c’est gênant, mais ils ne m’ont donné qu’une seule serviette, et maintenant, elle est mouillée. J’espère que cela ne te dérange pas trop. Je suis désolé de ne pas t’avoir proposé de prendre une douche en premier, mais comme je disais, tu dormais.

Elle est debout au pied du lit, les bras croisés. Elle sent son visage fatigué et gonflé, ses yeux aussi, brûlants. Ne t’inquiète pas, répond-elle. Je prendrai une douche chez moi.

D’accord. D’accord, c’est ce que je me disais. Encore désolé.

Il a une petite coupure à l’oreille, qu’il s’est sans doute faite en se rasant.

Tu as besoin que je te dépose à ton atelier ? demande-t-elle. Ça ne me dérange pas.

Oh, dans ce cas, oui, ça serait cool.

Elle joue avec un bouton de son gilet. Pas de problème, dit-elle. Bon, et si tu veux bien, je te serais reconnaissante de ne pas parler de ce qui s’est passé hier soir. Je suis déso­lée de te demander ça, mais je pense que si les gens l’apprenaient, ça pourrait être difficile pour moi au travail.

Il émet un étrange petit rire. Bien sûr. Enfin, je com­prends, mais de toute façon ce n’est pas le genre de choses que j’irais raconter dans un atelier d’échecs. On n’a pas vraiment ce genre de conversation. Pour plein de raisons.

Sans relever la tête, elle acquiesce et demande : Et tu… elle s’interrompt en souriant, puis s’essuie le nez avec ses doigts. J’allais te demander si tu rentrais chez toi aujourd’hui. Mais je me rends compte que je ne sais même pas où tu habites.

Oh, j’habite à Dublin. Oui, je rentre aujourd’hui. En car.

Les yeux brûlants, le visage brûlant, elle acquiesce tout en faisant mine, allez savoir pourquoi, de boutonner son gilet.

Il va falloir que j’y aille, dit-il. Pour être à l’heure à ce truc.

Bien sûr. Je suis prête.

D’accord, il y a juste une chose que je voudrais te dire d’abord.

Elle lève la tête vers lui, et il la regarde. Un regard très direct et intense, comme la veille au soir, après le tournoi d’échecs, quand le public était en train de se disperser, le même regard. Je peux te laisser mon numéro ? demande-t-il. Au cas où tu penses un jour à moi. Je pourrais mettre mon numéro dans ton téléphone, comme ça, il sera là, et tu n’auras pas à le voir si tu n’en as pas envie. Qu’est-ce que tu en penses ?

Elle se tamponne les yeux. Laisse-moi y réfléchir, répond-elle. 

Dehors, la matinée est fraîche et humide, des gouttes d’eau tombent des branches. Ils montent en voiture ensemble et reprennent la même route que le soir d’avant. À nouveau, ils ne parlent pas, et à nouveau les essuie-glaces crissent. Une fois la voiture garée devant le bâtiment, elle dit : Tu peux me donner ton numéro. Mais je ne sais pas si je te contacterai ou non. D’accord ? Si tu n’entends pas parler de moi, ça ne sera pas parce que je n’aurai pas pensé à toi. Je vais évidemment penser à toi. Mais je dois faire au mieux. Il dit qu’il comprend, et il rentre son numéro dans son téléphone. L’horloge du tableau de bord indique 8 h 56. Il descend de voiture et elle le regarde s’avancer vers l’entrée principale avec sa valise noire. L’une des roulettes est cas­sée, elle le voit maintenant. C’est sans doute pour ça qu’il la porte au lieu de la faire rouler.

À l’entrée, il lui jette un der­nier regard par-dessus son épaule. Puis il disparaît, la porte se referme sur lui. La porte de son lieu de travail, avec sa poignée plate et rectangulaire, son panneau en verre fendu vers le bas, tenu par du scotch marron. Avant, elle était coincée, coincée et orientée par les pièges de la vie ordi­naire. Mais là, elle ne se sent plus ni coincée ni contrainte par ce genre de forces : plus du tout, par quoi que ce soit. Sa vie s’est libérée de ses filets. Elle est capable de faire des choses très étranges, elle peut se considérer comme une per­sonne très étrange. Elle peut se laisser inviter par des jeunes hommes dans leur bungalow humide à des fins sexuelles. Ça ne veut rien dire. Non, ce n’est pas vrai : ça veut dire quelque chose, mais quelque chose qu’elle ne comprend pas. »

Extrait d’Intermezzo, Sally Rooney, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux.

Article rédigé par
Nathalie
Nathalie
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