Alors que sort le nouvel album d’Alkpote, LSDC, il est temps de rendre hommage au courant que l’autoproclamé « empereur de la crasserie » a fondé au milieu des années 2000. Ce rap « sale », représenté aussi bien par Lorenzo que Kaaris, multiplie les punchlines les plus grasses, et a fait les belles heures du hip-hop hexagonal depuis quinze ans. Revue de détails.
Le rap sale, une tradition pas si ancienne
« Si j’ai bien tout lu Freud, les hommes auraient deux problèmes, le cul et le fric. Sachant que tout le monde a un cul, occupons-nous du fric. » L’ouverture d’un des plus fameux sketches de Coluche, dans lequel il se livre à une exégèse savoureuse de la psychanalyse, semble avoir marqué à jamais l’histoire du rap français. Parce que longtemps la scène hip-hop hexagonale a d’abord et avant toute chose véhiculé un message social émancipateur, tempéré toutefois par les velléités matérialistes qu’exhibaient davantage leurs confrères et inspirateurs américains.
En France, pourtant, la gaudriole, la scatologie et le mauvais goût, dans un sens général, existent depuis la fixation du français comme langue officielle. Dès le XVIe siècle, Rabelais faisait de l’outrance langagière une spécialité locale. Pourtant, il faudra que le rap West Coast américain passe par les oreilles de nos MC d’ici pour que surgisse l’idée d’utiliser les mots les moins soutenus de notre langue sur les beats langoureux hérités des productions californiennes.
Pour le grand public, le début du « rap sale » pourrait être les chansons Vanessa et Viens voir le docteur sur l’album Première consultation, paru en 1996. C’est la première fois que le rap populaire francophone témoignait d’une telle obsession pour les « ventre-à-ventre » et autres désignations subtiles du coït. Même si la plume de Doc Gynéco se faisait plus ironique et référencée que réellement grossière, la désinhibition semblait en marche.
Qu’est-ce que le rap sale ?
Bientôt, le rap sale allait se trouver une définition d’elle-même,à travers quelques titres qui sortaient des thématiques de MC Solaar, NTM, Assassin, IAM ou des Sages Poètes de la rue. Pour faire dans la crasserie, il suffisait aux rappeurs d’inventorier sans détour les parties génitales, le système digestif et ses différents orifices, leurs productions respectives, puis de répandre le tout à longueur de lyrics. Tradition West Coast oblige, un titre comme Y’a pas qu’la chatte d’Aelpeacha, qu’ont découvert les amateurs de G-Funk franchouillarde à la fin des années 1990, représente les premiers essais dans ce sens.
Aux perspectives sexuelles et scatologiques s’ajoutent bien évidemment les évocations cliniques de différents viscères, façon film d’horreur, dans une approche morbide particulièrement présente dans le « rap sale ». Une particularité que l’on peut rapprocher des délires américains nés dans les nineties et qui émaillent les carrières d’Eminem, d’Insane Clow Possee ou de Necro, et que l’on nomme « l’horrorcore ».
Neochrome, le label du sale
Nihiliste (Lunatic), politique (Diam’s, Kery James), hardcore (Mafia k’1 Fry, Sniper), le rap du début des années 2000 ne plaisante pas vraiment. C’est vers les indépendants qu’il faut se tourner, à l’époque, pour trouver l’once de saleté qu’il faut pour se divertir davantage que s’éveiller. Neochrome, qui découvre par ailleurs Sinik, sera l’hôte de deux grands promoteurs du sale en 2004-2005 : Seth Gueko et Alkpote.
Le premier cartonnera dès 2005 avec Patate de forain, en featuring en avec Sefyu. En mélangeant vocabulaire gitan, style plastronneur et punchlines parfois bien dégueu, l’homme forge une véritable identité « redneck » au rap français. Avec 25G, son comparse, ou des projets comme MC Circulaire, le sillon « white trash » du hip-hop d’ici a été durablement creusé par ce rappeur unique en son genre, qui affiche aujourd’hui un record de featurings avec d’autres artistes (il y a 17 invités sur son dernier album, Mange tes morts) sans avoir trahi son style.
Alkpote, dès sa première expérience en duo avec Katana pour le groupe Unité 2 Feu, prouve qu’il n’a pas son pareil en matière d’image crue, de violence verbale et d’outrance à tous niveaux. En solo, il sort sur Neochrome ses premières mixtapes, avant de devenir une véritable star du rap underground. Bien des fans saisissent toute la portée de « L’Empereur », qui invente un personnage capable de tout dire, avec un esprit pince-sans-rire qui ne le quitte jamais, même en interview. A la fin des années 2010, il change de braquet, notamment à travers le projet Les Marches de l’empereur, qui le voit côtoyer un de ses admirateurs et continuateurs, Vald. Toujours un peu troll, toujours à côté, le garçon étonne : featuring avec Bilal Hassani ou Philippe Katerine, duo comique avec Mister V, morceau en compagnie de Bigflo & Oli… Plus apaisé, le rappeur brillant publie cette année, avec LSDC, un disque hip-hop pur jus, où son sens de la punchline fait mouche à nouveau.
Le sale, aujourd’hui et demain
Orelsan et Gringe, à l’occasion des projets en commun Casseurs Flowters, ont pu faire partie d’une génération qui ne lésinait pas sur les punchlines cinglantes, sur des titres aussi divers que Saint-Valentin, 01h16 – Les Putes et moi et consorts. Pour autant, ils ont aujourd’hui délaissé cette image : leurs plus jeunes épigones ont largement propagé le sale à leur place.
Il faut dire que le succès des sonorités d’Atlanta au milieu des années 2010 dans le rap français a incité les MC hexagonaux à un concours d’outrance. La trap, notamment, avec ses infrabasses et ses sons horrifiques, incite davantage les rappeurs à dérouler des punchlines toujours plus gargantuesques. Dans ce registre, ce sont bien les cadors de l’époque qui ont imposé une certaine crasse, à commencer par Kaaris dès l’album Or Noir, Booba à l’occasion, ou encore Dosseh et Ateyaba (ex-Joke).
De fait, au milieu d’egotrips gorgés de testostérone (les femmes rappeuses sont globalement peu portées sur la crasse en France, contrairement aux États-Unis), la punchline à base de scatologie, de sexe ou de tout autre sujet légèrement remuant fait partie de l’arsenal des rappeurs contemporains. Columbine, et notamment leur congénère Lorenzo, ont donné dans le genre à leur début, de même que les rappeurs plutôt sombres comme SCH, Damso, ou Niska, dans un registre davantage gore que potache, ou le duo narcotique Caballero et JeanJass. Difficile, donc, aujourd’hui de désigner un véritable successeur à Seth Gueko ou à Alkpote, tant leur emprise sur le genre a marqué l’histoire du rap français et que personne ne peut véritablement relever le défi sans ne plus s’adonner qu’à ça !