Né en Jamaïque, le reggae figure aujourd’hui parmi les genres musicaux les plus populaires du monde. Tout en restant fortement associé à l’identité de l’île anglophone, ce courant, hérité du mento, du ska et du rocksteady, a étendu son influence sur tous les continents, amenant avec lui un message spirituel et politique original. Retour sur sa naissance et sa légende.
Les ancêtres du reggae : le mento, le ska et le rocksteady
Colonisée par les Britanniques, la petite île de Jamaïque, dans les Caraïbes, devient la terre de captivité et de travail forcé de nombreux esclaves africains à partir du XVIIe siècle. Comme souvent en Amérique à l’époque, le folklore des opprimés se retrouve mêlé à celui des oppresseurs, à travers l’acculturation des uns et des autres et la christianisation forcée des Africains. Ces derniers sont émancipés au milieu du XXe siècle, et adoptent une vie rurale. C’est dans la campagne que naît le premier genre musical jamaïcain stricto sensu : le mento. À la fois rythme et danse, ce style fait la part belle aux instruments occidentaux, mais reprend des codes venus de lointaines traditions ouest-africaines, terre d’origine de nombreux habitants de l’île.
Si le mento est la première musique jamaïcaine à être exportée, après la Seconde Guerre mondiale, en confondant souvent le genre avec le calypso de Trinidad-et-Tobago, alors en plein boom, c’est le ska qui va contribuer à faire de l’île un pays de musique. Utilisant les rythmes du mento, et en particulier le contretemps, cette musique urbaine s’inspire du jazz, et fait la part belle aux cuivres. Jouant dans les hôtels de l’île, notamment pour le public étranger, les orchestres ska profitent de la vogue du calypso et du rhythm and blues pour proposer une musique dansante et originale. Rapidement, au milieu des années 1960, des fans de soul décident de rendre le genre plus lent, d’utiliser davantage la voix, et de créer des tubes : c’est la naissance du rocksteady. Heptones, Ethiopians, mais aussi Wailers (où chante un certain Bob Marley) contribuent à la naissance de ce style, qui a notamment la particularité d’accentuer le troisième temps d’une mesure de quatre temps. À cette figure rythmique s’ajoute bientôt un contretemps à la guitare ou à l’orgue électrique entre deuxième et troisième temps. C’est véritablement ce « one drop » qui sera le gimmick représentatif du reggae.
L’âge d’or du reggae
Entre 1969 et 1972, les principales formations du reggae naissent, et les artistes solos sortent leurs premiers titres. D’une part, le genre fait son cinéma : le film The Harder They Come avec Jimmy Cliff rend compte de la vie des ghettos de Kingston, la capitale de l’île étant le berceau du courant. D’autre part, à travers la relecture du penseur Marcus Garvey, le mouvement rastafarien s’impose culturellement et déploie ses codes au sein des orchestres. La marijuana, les références bibliques (« Zion » vs. « Babylon ») et panafricaines (l’empereur d’Éthiopie, Hailé Sélassié, étant vu alors comme un messie) deviennent des thèmes majeurs des chansons reggae. En Angleterre, Bob Marley et les Wailers (qui comprennent notamment Bunny Wailer et Peter Tosh) voient leur album Catch A Fire transformé en un disque de rock/reggae très accrocheur par le producteur John Bundrick.
Dès lors, le genre déferle sur le monde. À travers les disques brillants de Bob Marley (Burnin’, Kaya, Uprising), de ses ex-collègues (Legalize It de Peter Tosh, Blackheart Man de Bunny Wailer) et des grands groupes vocaux de l’époque (les Abyssinians avec Satta, Israel Vibration sur The Same Song ou Toots and the Maytals avec In the Dark), les pionniers du reggae portent le genre à son paroxysme, à savoir le style « one-drop », basé sur l’association basse-batterie, la présence de cuivre et les thématiques rastafariennes. La section rythmique Sly & Robbie devient une véritable usine à tube, tandis que naissent des styles parallèles, comme le toasting, qui consiste à parler/chanter sur des instrumentaux, et dont U-Roy reste à jamais l’inventeur. Enfin, la signature jamaïcaine gagne les artistes internationaux : Eric Clapton enregistre I Shot the Sheriff, les Eagles cartonnent avec Hotel California dont la syncope s’inspire du son de Kingston, et l’Angleterre forme ses premiers groupes locaux, en particulier Steel Pulse et UB40.
Dub, dancehall et reggae moderne
Outre les toasters (qu’on appelle DJ parce qu’ils sont chargés d’enchaîner les disques et d’haranguer les danseurs dans les sound system) les producteurs ont eu un rôle très important dans le développement du reggae. Sous l’impulsion de Lee « Scratch » Perry et de King Tubby, ou d’instrumentiste comme Augustus Pablo, le genre instrumental né du reggae, le dub, devient une forme d’art à part entière. Effets sonores et collages pratiqués par les magiciens de Kingston influenceront par la suite des artistes comme Gorillaz, Massive Attack ou Roni Size.
Dans les années 1980 et 1990, le reggae mute dans une forme plus dure, moins rasta : le dancehall, puis le ragga. Deux genres qui ont notablement influencé le rap américain, et créé de nouvelles gloires, comme Yellowman, Shabba Ranks, Shaggy, ou plus tard Sean Paul, et qui utilisent notamment des bases instrumentales one-drop, les riddims, pour scander des textes à la façon des premiers toasters.
Buju Banton (‘Til Shiloh), Sizzla (Black Woman & Child), ou Capleton ont contribué à ce que le reggae continue d’imposer des stars sur sa propre île. À l’étranger, l’héritage de Bob Marley se mesure par le succès de ses enfants, notamment Ziggy, Stephen, Julian et Damian, qui sont encore aujourd’hui les poids lourds de cette scène. Plusieurs continents ou pays ont également adopté ce style qui propage une vision bienveillante et spirituelle du monde : en Afrique grâce à Alpha Blondy ou Tiken Jah Fakoly, aux États-Unis avec Groundation, en Nouvelle-Zélande à l’écoute de Fat Freddy’s Drop et de Katchafire, en France, de l’album Aux Armes, et caetera de Serge Gainsbourg à Eh Yo ! de Biga Ranx… Nombreux sont les continuateurs à avoir fait de « one love » un slogan autant qu’une esthétique !