Décryptage

Rashomon de Kurosawa : son influence et ses héritiers au cinéma

08 novembre 2021
Par Clément D.
Rashomon de Kurosawa : son influence et ses héritiers au cinéma

Le chef-d’œuvre réalisé par Akira Kurosawa en 1950 a marqué le cinéma par son brillant concept. Quatre points de vue contradictoires sur une affaire criminelle comme autant de portes s’ouvrant sur une vertigineuse plongée dans l’âme humaine et son lien complexe face à la notion même de « vérité ». Retour sur Rashomon et ses innombrables héritiers.

« L’effet Rashomon »

RashomonAkira Kurosawa peut se vanter d’être l’un, si ce n’est le cinéaste le plus influent du XXe siècle, modèle absolu de réalisateurs comme Martin Scorsese, Steven Spielberg, George Lucas, Sergio Leone, Francis Ford Coppola… Rashomon est un de ces films dont le concept novateur (narration antichronologique, narrateurs non fiables), comme son exécution brillante, restent gravés dans l’histoire du cinéma. A tel point qu’il a donné son nom à l’« effet Rashomon ». Dans une forêt, un samouraï a été assassiné et sa femme violée. Au cours du procès, 4 témoignages se croisent : le samouraï (par l’intermédiaire d’une médium), sa veuve, le bandit accusé d’avoir tué le samouraï – joué par l’acteur fétiche du cinéaste, Toshiro Mifune – et un bûcheron témoin… mais les 4 se contredisent, bien que chacun soit convaincu de détenir la vérité.

Inspiré par deux nouvelles à la narration innovante de Ryunosuke Akutagawa, faux film de procès, jidai-geki seulement en apparence, Rashomon s’intéresse moins à ce qui s’est réellement passé que ce qui peut motiver un être humain, consciemment ou non, à adopter une vision déformée de la vérité. La maestria visuelle de Kurosawa sert cette longue méditation, tout comme une musique inspirée par le Boléro de Ravel soulignant la narration cyclique du film. Le pessimisme cinglant de Kurosawa sur la nature humaine semble transparaître dans Rashomon, mais son empathie bouleversante sur ces hommes qui se sont perdus (déjà visible dans le sublime L’Ange ivre) demeure plus important que tout. D’autant que Rashomon s’achève sur un rayon de soleil – dans tous les sens du terme – pierre de touche de ce drama magnifique, et confirmation in extremis de l’humanisme de l’auteur. Le concept a été repris maintes fois dès les années suivants la sortie du film (dont Valerie en 1957). Voici donc un tour d’horizon d’œuvres se réclamant de Rashomon.

Les héritiers de Rashomon

L’Outrage : le remake officiel

l-outrage-film-rashomon-fnacRéalisé en 1964 par Martin Ritt, L’Outrage fut produit comme le remake américain de Rashomon, en pleine vogue des remakes de Kurosawa : avant Les sept mercenaires et Pour une poignée de dollars. L’Outrage remplace le japon médiéval de l’ère Meian par le western, tout en assumant davantage le côté théâtre filmé déjà présent de l’original, quitte à ne pas proposer grand-chose de plus. Le film bénéficie d’un superbe cast dont un William Shatner pré-Star Trek et un toujours formidable Edward G. Robinson.

Usual Suspects : une leçon de manipulation

usual-suspects-film-rashomon-fnacLe scénario en poupées russes de Usual Suspects, réalisé par Bryan Singer et écrit par Christopher McQuarrie (désormais maître d’œuvre de la franchise Mission: Impossible depuis le 5e volet) est certes réputé par son étourdissant twist final. Mais auparavant, l’interrogatoire impitoyable du survivant d’un vol ayant mal tourné par un obstiné inspecteur aura ajouté tant de couches de mensonges et de demi-vérités à la réalité que le spectateur n’a d’autre choix que de se laisser mener par le bout du nez. Usual Suspects se suit au rythme de révélations spectaculaires semblant contradictoires, d’une manière similaire à Rashomon. Et Keyser Soze est depuis 1995 l’un des plus mémorables méchants du cinéma US.

Lost Highway : la déconstruction de la réalité

lost-highway-film-rashomon-fnac

Lost Highway, le chef-d’œuvre opaque de David Lynch (et coécrit par Barry Gifford) n’est pas inspiré directement de Rashomon, mais ce film de 1997 porte son concept au palier supérieur du « mindfuck ». Dans Lost Highway, ce ne sont pas des témoignages contradictoires, mais de multiples réalités qui cohabitent dans un espace contigu, et aucune d’elle n’est à rejeter ou à affirmer, à l’image de cette voiture passant sans cesse d’un côté de l’autoroute à l’autre. L’infernale odyssée nocturne de Fred Wilson (Bill Pullman), saxophoniste confronté à la disparition de sa femme, multiplie les mystères et les évènements irrésolus, dans un vertige surréel aussi déstabilisant que Rashomon.

Divine mais dangereuse : la version comique de Rashomon !

divine-mais-dangereuse-film-rashomon-fnacRéalisé en 2001 par Harald Zwart, Divine mais dangereuse est une réjouissante comédie-Rashomon où trois hommes pathétiques (joués par Matt Dillon, Paul Reiser et John Goodman) racontent chacun leur histoire avec une femme, Jewel (Liv Tyler). Reprenant aussi le ressort comique de La Femme modèle de Minelli, chaque contradiction entre témoignage, réalité et contre-témoignage est jouée pour un effet comique dans ce pseudo-polar léger qui prend plaisir à ricaner des travers humains.

 

Hero : Rashomon à la sauce wu xia pian

hero-film-rashomon-fnacRéalisé en 2002 par Zhang Yimou (Le secret des poignards volants), réalisateur friand du mix arts martiaux-storylines complexes, Hero est un spectacle visuel rythmé par des combats sublimes à l’esthétique inouïe. Mais dans un cadre proche de Usual Suspects, le récit au Roi de Qin du mystérieux « Sans-nom » (Jet Li) de sa victoire face à trois conspirateurs (Donnie Yen, Maggie Cheung, Tony Leung) a tôt fait de soulever les questions face à ses incohérences manifestes. Sans-nom poursuit-il un autre but que celui qu’il veut bien avouer ? Hero célèbre les noces du wu xia pian et de « l’effet Rashomon » et révèle au monde entier la prodige Zhang Ziyi.

Boomtown : vérités émotionnelles

boomtown-série-rashomon-fnacCréée en 2002 par Graham Yost (Speed, Justified…), Boomtown est une des rares séries à avoir repris le principe de Rashomon, mais dans une direction étonnante. Dans cette série policière basée à Los Angeles, il ne fait aucun doute du pourquoi et du comment de chaque crime à la fin de l’épisode, mais notre réaction de spectateur est pourtant troublée comme jamais. Croisant 6 à 8 points de vue différents à chaque affaire, chaque crime devient un kaléidoscope moral où nous ne savons jamais quelle émotion nous sommes censés ressentir tant elles s’imposent toutes à nous de façon valable. Trop audacieuse pour son bien, Boomtown fut annulée après 2 saisons, non sans avoir dû abandonner son concept en 2e saison à la demande de la chaîne. Mais sa première saison de 18 épisodes trône au sommet des meilleures séries policières par sa richesse émotionnelle.

Basic : vérité en temps de guerre

basic-film-rashomon-fnacRéalisé en 2003 par John McTiernan – dont c’est pour l’heure le dernier film – Basic interroge sur les valeurs des soldats devant les ravages et les pressions de la guerre. L’agent de la DEA Tom Hardy (John Travolta) et la capitaine Julia Osborne (Connie Nielsen) enquêtent sur ce qui a pu causer le massacre d’un groupe de rangers dans la jungle panaméenne. Le scénariste James Vanderbilt, adepte des enquêtes mystérieuses (Zodiac), brouille les cartes d’une affaire au départ simple et déploie l’effet Rashomon pour mieux nous balader via des témoignages qui n’arrivent point à se recouper. Basic est une réadaptation réussie de Rashomon, où la guerre et la peur empoisonnent les esprits.

Elephant : Rashomon dans la vraie vie

elephant-film-rashomon-fnacBasé sur la tuerie de Colombine qui endeuilla la jeunesse américaine à jamais, Elephant (2003) est un maître coup de Gus Van Sant. Refusant le récit factuel, Elephant est une élégie touchante sur les passions adolescentes où chaque témoin du drame ne remet pas en cause la vérité objective, mais nous la montre d’un point de vue personnel et émotionnel différent. Le concept de Rashomon est ici pleinement digéré et habilement varié, mais à l’opposé de l’humanisme de Kurosawa, Elephant partage un désespoir devant une jeunesse traumatisée par la violence.

 

Gone Girl : Rashomon au coeur du couple

gone-girl-film-rashomon-fnacAdaptant elle-même son vénéneux thriller, Gillian Flynn se livre dans Gone Girl (2012) à une impitoyable désintégration du mariage via un procédé très Rashomon. Nick Gunnes (Ben Affleck) est accusé d’avoir tué sa femme Amy (Rosamund Pike) lorsque cette dernière disparaît du jour au lendemain. Mais le film de David Fincher dissèque le couple comme jamais, livrant jeux de pouvoir, frustrations, vengeances et vexations via les deux points de vue de Nick et Amy, irréconciliables jusqu’à la fin.

The Affair : Rashomon à grande échelle

the-affair-série-rashomon-fnacSpécialiste des séries à la narration innovante, Hagai Levi, cette fois avec sa partenaire Sarah Treem, nous plongent dans de ténébreuses histoires de meurtres et d’adultères toutes issues du drame original de Noah (Dominic West) et Alison (Ruth Wilson). En cinq saisons, The Affair (2014) multiplie les points de vue et les sauts temporels dans un maelstrom moral obscurcissant tout manichéisme, et d’un suspense permanent. Performance tenue sur la durée, qui valut à The Affair d’être surnommée « le Rashomon des dramas de couple ».

Decouvrez cette série

Article rédigé par
Clément D.
Clément D.
Disquaire Fnac.com
Sélection de produits