Entretien

Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie de Marie-Hélène Braudo

17 novembre 2021
Par Anastasia
Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie de Marie-Hélène Braudo

La maltraitance au travail est, de nos jours, une organisation malheureusement assez répandue. Dans son livre Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie, Marie-Hélène Braudo met des mots sur l’organisation de la maltraitance au travail, déclinée en des îlots de type totalitaire comprenant bourreaux, complices et victimes. Acculé mais sans « décodeur », aliéné puis désespéré, le travailleur devient un homme sans âme et petit à petit, le piège se referme sur lui et le détruit.

Souffrance-au-travailParu début janvier 2021, Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie de Marie-Hélène Braudo nous alerte sur les méthodes managériales qui nous enferment jusqu’à nous étouffer dans un système maltraitant. Pour en savoir un peu plus, nous sommes allés à sa rencontre.

On peut toutefois se demander en voyant les méthodes managériales enseignées dans les écoles de management, si les gestionnaires, ingénieurs et technocrates qui pensent et organisent la maltraitance n’auraient pas puisé dans les perversions et les horreurs de l’histoire, les outils de réduction des êtres humains. Et s’ils n’ont pas utilisé comme raffinement ultime, l’obtention d’une soumission volontaire en l’absence de toutes chaînes physiques ou milice armée.

Pouvez-vous expliquer votre livre en quelques mots ?

Marie-Hélène Braudo : « Sous cette forme, la maltraitance au travail est la rencontre avec la perversion qui, comme toute perversion, est recouverte d’un déni. J’essaye de montrer en quoi l’organisation de cette perversion rappelle, voire est identique, à l’organisation d’ilots totalitaires, système décrit par Hannah Arendt.

Combien de temps vous a pris tout le travail de recherche pour Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie ? Sur quoi ce sont-elles fondées ? Quelles ont été vos sources ?

L’ensemble de cette élaboration est partie d’un questionnement personnel sur les raisons qui poussent le sujet qui subit ce système à se sentir coupable, puis à repérer l’organisation des causes l’y ayant entrainé. Causes, je le répète, entièrement extérieures. Les items décrits par Hannah Arendt constituants un système totalitaire se retrouvaient absolument, toutes proportions gardées, dans la description de ce que subissaient les consultants. Quant aux exemples, je n’ai eu hélas, qu’à me référer à l’histoire du XXe siècle, riche en ce domaine.

Vous parlez de la loi de la race chez les nazis, de celle de la classe sociale dans le système communiste et de celle du chiffre au travail. Selon vous, pourquoi le chiffre ne sert que d’alibi mensonger aux entreprises ?

Je ne suis pas spécialiste en matière d’économie mais j’ai peine à croire que, dans notre société, un système aboutissant à mettre sur la ligne budgétaire de la sécurité sociale, au chômage ou en invalidité des gens compétents (donc formés, ce qui coûte cher), puisse être rentable à l’échelon national, voire international… Ne serait-ce que pour les remplacer (dans le meilleur des cas) par des personnes moins formées, moins entrainées, avec moins d’expérience alors que la démarche qualité est devenue un quasi-slogan incantatoire.

J’ai également retenu que vous parliez de jeu vidéo virtuel pour expliquer ce toujours plus de chiffre, de rendement, d’objectif, qui sont inatteignables. Pouvez-vous expliquer cette vision ?

Dans un jeu vidéo, les morts se relèvent, l’action et ses conséquences n’ont aucune réalité. Dans celui du travail sous cette forme, les femmes employées ne seront pas enceintes, les enfants jamais malades et vous pouvez ne jamais dormir, etc. C’est la pseudo réalité proclamée. Mais, comme le montre Johann Chapoutot, réaliser l’objectif suppose un humain surnaturel puisque les stratégies pour atteindre l’objectif impossible ne sont jamais confrontées à la réalité. Vous êtes donc coupable d’un « manque d’organisation », argument suprême.

En niant cette réalité, vous participez donc à créer une façade illusoire. En l’imposant par la force, vous organisez la terreur.

Ce new managment dont vous parlez est-il pratiqué sciemment par les entreprises ? Comment décoder les codes de ce totalitarisme ?

On ne peut pas dire « sciemment » car personne n’assume être un agent de destruction. Très peu le revendiquent mais les slogans sont intégrés au plus profond des sujets faisant fonctionner la machine.

Le degré de conscience est l’un des problèmes majeur d’un système fonctionnant dans la perversion. 

La non reconnaissance en fait un écueil majeur de l’appel à la discussion et au rationnel. C’est pour cela que les « discussions » autour de ces agissements, proposées dans les circuits professionnels ne changent jamais rien. Le décodage consiste en ce que j’ai essayé de montrer, c’est-à-dire déconstruire le puzzle apparent pour le remonter dans sa réalité, mais ne fonctionne que pour les victimes. Les auteurs ne se sentent jamais concernés.

À quoi ressemblerait un management sans ceux-ci ?

Il est impossible de répondre à cette question. Le management idéal dépend de l’organisation sociale à laquelle vous croyez si tant est qu’il puisse exister. Quoi qu’il en soit, pour en éviter la dérive, il est nécessaire :

– Que des contre-pouvoirs existent sans aboutir à un « ping-pong » inefficace.

– Que toute personne exerçant un pouvoir soit consciente qu’une part de cet exercice dépend de sa subjectivité. Par conséquent, cette subjectivité ne doit jamais, au nom du pouvoir, devenir l’obligatoire vérité pour l’autre. Certaines décisions ne sont prises qu’en raison du pouvoir qui vous est conféré mais ne sont en aucun cas une vérité objective. Il est important de ne jamais confondre.

– La gestion du pouvoir est un exercice périlleux : très peu de choix sont simples et donc partageables par tous. Il est donc nécessaire que l’adhésion du groupe se fasse sans affrontement et donc que celui ou ceux qui exercent ce pouvoir soient reconnus.

L’exercice du pouvoir est tout sauf un exercice narcissique.

Le problème est celui des rôles tampons qui doivent faire appliquer des consignes absurdes ou impossibles. C’est là, aussi, que le problème de la complicité se pose.

Quelle est la différence fondamentale entre le totalitarisme et la tyrannie ?

Le totalitarisme est un abus de pouvoir organisé de manière totalement spécifique. Ce n’est pas juste un abus de pouvoir clairement défini.

Selon vous, depuis quand sommes-nous aux prises avec ce mouvement au sein des entreprises ?

J’ai vu changer progressivement les organisations du travail depuis les années 80, y compris à l’hôpital où je travaillais.

Vous parlez des nuisances cachées derrière le terme de « polyvalence » qui finalement n’a pour but que de nous exploiter. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les deux slogans, entre autres, ayant force de loi actuellement sont « mobilité » et « polyvalence ».

Mobilité implique que vous puissiez travailler sans voiture à 600 km de chez vous, sans vous poser le moindre problème.

Polyvalence implique que vous pouvez, avec le même intitulé de poste, diriger un département mais également être responsable de la machine à café et du département photocopie sans que ce soit considéré comme une « dégradation des conditions de travail, » d’où une déviation évidente de ce que le terme est censé recouvrir.

Vous dites quelque chose de très intéressant : « La majorité des maltraitants sont plus des fonctionnaires, des exécutants, que de véritables sadiques pervers ». De ce fait, les bourreaux ne sont pas coupables car ils pratiqueraient quelque chose d’indépendant d’eux. Est-il possible de ne pas se rendre compte que nous sommes maltraitants ? Pouvons-nous vraiment dire que nous ne sommes pas coupables ?

Les bourreaux sont coupables et responsables, toute complicité est un choix. Dans quelques cas, on n’a aucune marge de manœuvre, sauf le suicide comme pendant la guerre. Ces cas extrêmes ne peuvent être jugés de l’extérieur car personne ne sait ce qu’il ferait dans ce cas mais nous n’en sommes pas là. Néanmoins, notre système n’est pas indépendant de ceux qui en sont les chevilles ouvrières. Quant à la prise de conscience, c’est tout le problème de la perversion, comme on l’a vu plus haut.

Quoi qu’il en soit, à mon avis, on est coupable et responsable de ne pas voir.

Existe-t-il des profils type de victimes : un passé, une enfance compliquée, qui les pousseraient irrémédiablement (bien qu’inconsciemment) vers ce genre de système ?

Absolument pas. Quelle que soit votre personnalité, si l’on vous torture, physiquement ou psychiquement, vous résistez à votre façon, en fonction de votre histoire, en fonction du niveau et du temps de durée du stress exercé. Cependant, il arrive toujours un moment, par exemple pour la torture physique, quand on commence à vous arracher les ongles, où vous vous finirez par parler.

Donc, dans le système de travail, au bout d’un certain temps, avec un certain type de stress occasionné, vous finirez par craquer, quelle que soit votre force morale.

 La majorité des consultants sont des gens actifs, efficaces et compétents, pas des fragiles. 

Ils craquent donc au bout d’un long parcours et d’autant plus gravement qu’ils ont participé à l’illusion du « Ça va aller, je vais y arriver ». C’est ce qu’il faut absolument éviter car les conséquences peuvent en être extrêmement graves, même s’il n’y a pas tentative de suicide. Évidemment, pour ceux qui ont déjà vécu des violences, c’est la double peine.

Ce sur quoi je veux insister, c’est que les victimes de la perversion ne sont ni coupables, ni responsables. Seuls les prédateurs le sont. 

Quand faut-il tirer la sonnette d’alarme ? Vers qui (au sein de l’entreprise et à l’extérieur) peut-on se tourner en cas de demande d’aide pour sortir de ce système maltraitant ?

Une partie des lieux créés pour y remédier est le produit du déni et marqué par cette même perversion. Par exemple, le psychologue pour gérer le stress mais sans possibilité d’agir sur sa cause, les enquêtes qualité, bien-être au travail, etc. qui ne soulèvent jamais le tapis, l’« happiness manager » et autres.

Mais, il existe des organisations extérieures et indépendantes bien qu’actuellement jamais écoutées si j’en juge par le résultat infructueux de tous les efforts fournis pour donner l’alerte de divers côtés.

On attend notre « Me too » et notre « Familia grande ».

Mais pour ma part, il a fallu 50 ans pour que ce que nous dénoncions à 20 ans prenne un aspect viral avec les deux explosions d’un système dans ces domaines sous omerta. Mais, soumis au même déni, le scandale de France Telecom n’a pas mobilisé les foules car les victimes ici sont éparpillées et cloisonnées également, quand bien même le système est, lui, généralisé.

Si les personnes qui le subissent sont incapables de se rendre compte de ce piège, l’entourage peut-il reconnaitre des signes précurseurs ? Si oui, lesquels ?

Oui évidemment. Les causes extérieures déclinées d’une certaine manière comme je l’explique dans le livre, associées aux effets aussi toujours similaires, sont reconnaissables pour qui veut bien s’en donner la peine. Le diagnostic différentiel avec un « problème avec le travail » est plus difficile à poser parfois et demande un spécialiste mais ce sont des cas très minoritaires qui doivent pas servir d’alibi pour ne pas voir et aider la majorité.

Avec la crise sanitaire actuelle, de quoi devons-nous avoir peur concernant l’abus des entreprises sur leurs employés ?

L’argument économique, après et pendant cette crise, aura valeur de loi absolue quels qu’en soient les tenants et les aboutissants. C’est le risque majeur de l’impact de l’argument économique qui est clamé mais jamais justifié dans ses choix fondamentaux. »

Parution le 19 janvier 2021 – 104 pages

Souffrance au travail : des îlots totalitaires en démocratie, Marie-Hélène Braudo (L’Harmattan) sur Fnac.com

Article rédigé par
Anastasia
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