Parmi les géants du jeu vidéo, il est impossible de ne pas citer SEGA, ses consoles légendaires, ses bornes d’arcade et sa mascotte Sonic. Retour sur l’histoire d’une entreprise mythique, de sa conquête du monde à la déchéance de son empire.
L’année 2020 et ses péripéties apocalyptiques marqueront bien sûr d’une trace indélébile l’histoire de l’humanité, mais aussi l’histoire de Sega. Quelques mois après la fermeture de l’une de ses salles d’arcade les plus mythiques du monde, dans le quartier d’Akihabara à Tokyo, Sega annonce la vente de 85% des parts de sa filiale d’exploitation des salles d’arcade à la firme japonaise Genda.
Un nouveau coup de massue symbolique pour cet ancien géant du jeu vidéo, qui aura profondément participé à son explosion et à son installation comme un produit culturel de masse. Alors que des rumeurs insistantes annoncent le rachat de Sega par Microsoft, qui n’en finit plus d’engloutir les plus grands studios de développement de jeux vidéo, revenons aux sources de sa gloire.
Des Jukeboxes pour les soldats
Clairement identifiée comme une entreprise japonaise, Sega trouve pourtant ses origines aux Etats-Unis. En 1951, alors que la guerre de Corée fait rage, de très nombreux soldats américains sont présents sur le territoire japonais. Et lorsqu’ils ne sont pas au combat, ces derniers raffolent des jukeboxes pour animer leurs soirées.
Deux entrepreneurs américains, Richard D. Stewart et Raymond J. Lemaire fondent Lemaire & Stewart, une société de distribution et d’entretien de jukeboxes à destination des bases militaires américaines en Asie. Principalement, Lemaire & Stewart exporte des machines développées par une entreprise américaine basée à Hawaï et fondée par Martin Bromley, Service Games.
Conscientes du potentiel de leurs exportations sur la population japonaise qui découvre ces divertissements de bars, les deux entreprises fusionnent pour devenir Service Games Japan, et se lancent dans l’exportation de jukeboxes pour le grand public japonais, mais aussi de jeux d’arcade mécaniques et de flippers. Le succès arrive vite, et pour réduire les coûts, une usine est créée en 1960 à proximité de Tokyo pour alimenter le marché et développer ses propres machines.
Les premiers salariés japonais sont donc embauchés pour faire tourner l’usine et s’occuper de la distribution dans tout le pays. Problème, il est impossible pour eux de prononcer le nom de leur entreprise. Uniquement en interne dans un premier temps, le nom officieux de Service Games Japan devient Sega, bien plus facile à prononcer.
Le premier jukebox entièrement pensé et produit au Japon s’appellera alors le SEGA-1000. Si Service Games Japan marche bien, d’autres entreprises dominent le secteur, en particulier Taito, mais aussi Rosen Enterprises, aussi fondée par un Américain, dont l’activité première est l’importation de photomatons et de vielles machines d’arcade américaines reconditionnées au Japon. Mais pour asseoir définitivement sa domination sur le marché, Rosen Enterprises rachète la fameuse usine Services Games en 1965 et décide d’en conserver le nom adopté par les employés : Sega Enterprise est né.
Le jeu vidéo prend le pouvoir
À partir de ce rachat, l’objectif est clair. Un nouveau marché est en train de naître et Sega compte bien participer plus que les autres à son explosion. En 1966, Sega frappe un premier gros coup avec la sortie de Périscope, une machine d’arcade proposant un jeu de tir électrico-mécanique à bord d’un sous-marin.
Le succès est énorme et attire l’oeil de nombreux investisseurs, qui voient dans ces machines le futur du divertissement. Un énorme groupe américain, Golf and Western Industries décroche le gros lot en rachetant Sega en 1969, sans changer d’un poil la structure de l’entreprise qui continue de prospérer sans encombre sur le marché nippon. Cet investissement majeur arrive au bon moment, puisque les consoles de salon arrivent petit à petit et commencent à équiper de nombreux japonais.
Sans entrer tout de suite dans la course à la création de consoles de jeux, Sega se concentre sur le développement de jeux pour équiper l’Atari 2600, et rencontre une nouvelle fois un grand succès avec un jeu mettant en scène un sous-marin : Sub Scan. Mais c’est surtout avec ses bornes d’arcades que Sega s’impose comme une marque importante pour les joueurs. The Fonz, un jeu de moto mettant en scène Fonzie de la série Happy Days, Space Attack ou encore Monaco GP, qui installe le joueur dans un véritable cockpit, toutes ces bornes à succès attirent de nombreux studio de développement comme Konami ou encore Capcom, qui commencent à développer des jeux exclusivement pour Sega.
La guerre des consoles
Au début des années 80, 70% des joueurs japonais possèdent une console de jeu Nintendo. Un chiffre monumental que Sega veut absolument contrecarrer en se lançant dans le marché des consoles de salon. La SG-1000, première console du genre de Sega, sortira exactement le même jour que la Famicom (NES) de Nintendo.
En adaptant la plupart de ses succès sur borne d’arcade, Sega s’assure un bon catalogue. Mais Nintendo développe des jeux plus inventifs, et commence à installer ses licences phares tout en réussissant de gros coups sur les achats de droits d’adaptation du reste de la culture populaire avec Disney, ou en remportant la terrible bataille pour les droits de Tetris.
Toujours concentré sur le marché japonais, Sega tente d’innover en multipliant les modèles. La SG-1000 II donnera la possibilité de brancher deux manettes, puis la Sega Mark III affirmera clairement sa supériorité technique sur la Famicom de Nintendo. Grâce à cette avance technologique, Sega se sent prêt à commercialiser ses machines dans le reste du monde. La Sega Mark III deviendra la Master System, et sera vendue partout dans le monde à partir de 1986. Quelques mois plus tôt, Sega était devenue une entreprise entièrement japonaise, après le rachat de SCSK Corporation, qui aura bien profité du fameux Krach du jeu vidéo de l’année 1983.
Si l’arrivée de la Master System est globalement un succès en Europe et au Brésil, elle ne parvient pas à rattraper l’avance prise par Nintendo avec sa NES au Japon et surtout aux Etats-Unis. La Master System est vendue à 13 millions d’exemplaires à travers le monde, soit cinq fois moins que la NES. Mais Sega est définitivement installé comme un acteur influent du jeu vidéo, et se prépare à faire mieux sur la prochaine génération de consoles 16 bits.
Face à l’écart immense qui sépare encore les deux entreprises, Sega va faire un choix fort. Pour rattraper le retard, la firme va tout miser sur le développement d’une console plus puissante, qui doit sortir bien avant la concurrence, exactement comme la NES avait envahi plus vite le marché mondial. À la fin de l’année 1988, Sega lance la Mega Drive au Japon, qui arrivera un an plus tard aux USA sous le nom de Sega Genesis. Grâce à ses deux ans d’avance sur la Super Nintendo, la console 16 bits de Big N, la Mega Drive séduit de très nombreux joueurs à travers le monde. Mais si Sega avait déjà ses héros fétiches, avec notamment Alex Kidd et Wonder Boy, la marque se concentre désormais d’autant plus sur la bataille de la communication, après avoir donc remporté la bataille technologique.
La guerre des mascottes
Pour s’imposer, Sega choisit la méthode agressive. « Genesis does what Nintendon’t » devient le slogan officiel de la marque aux Etats-Unis, qui s’efforce de ridiculiser son rival. Toute une génération qui a grandi en jouant à Mario est désormais plus mature et entre dans l’adolescence. Sega veut alors séduire le côté rebelle de sa nouvelle cible et n’hésite pas à caricaturer Nintendo et ses héros.
Mais pour s’assurer de la transition, Sega a besoin d’une mascotte qui représente sa marque aussi bien que Mario représente Nintendo. Lors de son rachat par SCSK corporation, Sega a revu toute son organisation interne. Différents groupes de recherche et développement sont créés : les Amusement Machine R&D. Chaque groupe est numéroté et a pour objectif de travailler sur des concepts totalement différents les uns des autres pour assurer une diversité de production plus grande que celle de son rival. La AM8, huitième équipe du nom, sera à l’origine de ce qui restera comme la plus belle création de l’histoire de la firme : Sonic.
Intrépide, provocateur, le hérisson bleu, comme le logo Sega, et ses pics qui lui donnent une allure agressive, va conquérir le coeur de toute une génération. En plus de son style, beaucoup moins enfantin que Mario, Sonic bénéficie aussi d’un jeu de plateforme beaucoup plus nerveux et beaucoup moins punitif que ne l’étaient les jeux Mario. L’impression de vitesse est impressionnante et Sega réussit donc un double coup de force : sa domination technique est désormais affichée grâce à l’incroyable rendu visuel de Sonic The Hedgehog sur Mega Drive, et son image cool et branchée l’oppose à Nintendo et ses héros pour enfants.
Lorsque la Super Nintendo arrive enfin sur le marché, plus de deux ans après, Sonic The Hedgehog est inclu gratuitement dans la console Mega Drive dont le prix baisse drastiquement aux Etats-Unis. Une décision qui permet à Sega de passer définitivement devant Nintendo dans le marché des consoles de salon américain. Une très belle réussite, qui vient cacher un échec cuisant dans un autre domaine : les consoles portables.
Pourtant une nouvelle fois en avance technologiquement avec sa Game Gear, une Master System portable qui permet de jouer en couleur, Sega est foudroyé par le succès incroyable de la GameBoy. Beaucoup moins chère, la console portable de Nintendo offre une énorme autonomie, et profite du célébrissime Tétris.
Avant même que la GameBoy Color ne soit évoquée, Sega poursuit sa course à la puissance en proposant, uniquement au Japon et aux USA, la Nomad, l’équivalent d’une Mega Drive portable qui permettait de jouer avec les mêmes cartouches, de se brancher à la TV et de regrouper jusqu’à 5 joueurs. Lourde, chère et avec une nouvelle fois une autonomie trop faible, la Nomad est un nouvel échec, qui signera la fin des aventures de Sega sur le terrain des consoles portables, remporté aisément par Nintendo, qui reviendra encore plus fort avec la folie Pokémon.
La révolution Playstation
Mais en matière de consoles de salon, Sega est toujours devant aux Etats-Unis notamment. La firme a donc pour objectif de conserver son avance en attendant la prochaine génération de consoles 32 bits qui arrive. Un lecteur CD-ROM additionnel pour la Mega Drive est commercialisé au début des années 90 : le Mega-CD. Ce périphérique permet de lire des jeux au format CD-ROM, comprenant beaucoup plus de mémoire et capables d’offrir une bien meilleure qualité visuelle.
L’apparition du Mega-CD coïncide avec l’arrivée d’une grande nouveauté aujourd’hui bien connue des joueurs et qui pourrait disparaître dans les prochaines années : les temps de chargement. Et comme à chaque sortie d’une console Sega, la plupart des titres proposés sont des adaptations de jeux déjà existant, soit sur borne d’arcade, soit sur la console précédente. Les nouveaux jeux sont donc les mêmes, avec l’ajout de cinématiques, ce qui n’existait pas auparavant, et de meilleurs graphismes, mais au prix de temps de chargement interminables.
Malgré tout, le support CD se démocratise et Sega en profite pour multiplier les extensions pour sa Mega Drive. Le WonderMega, le Mega PC, le TeraDrive, le Sega Multi-Mega ou encore le Mega Jet, toutes ces extensions permettent de rendre la Mega Drive plus puissante, mais coûtent très cher en développement et occupent beaucoup trop les équipes, qui ne se concentrent donc pas sur la prochaine génération de consoles 32 bits. Pire, en 1994, Sega sort l’équivalent de deux consoles next-gen, avec le 32X, une nouvelle extension qui transforme la Mega Drive en console 32 bits développée aux USA, et la Saturn, console développée au Japon. Dans les deux cas, le développement est bâclé pour absolument sortir avant la concurrence. Résultat, les studios de développement de jeux ont beaucoup de mal à faire fonctionner leur titre sur les dernières consoles de Sega, et seuls quelques jeux marqueront les joueurs, comme Virtua Cop, Night into Dreams ou encore Panzer Dragoon.
Et si Nintendo, qui continue de cartonner avec sa Super Nintendo et surtout sa Gameboy, fait l’impasse sur la génération 32 bits, la Playstation arrive en force avec de nombreuses exclusivités. Comme Sega quelques années plus tôt, Sony est très agressif en matière de communication pour sa première console, qui surpasse la Saturn sur tous les points. Mais c’est surtout son catalogue, extrêmement riche et varié qui va permettre à la Playstation de s’imposer comme la meilleure console de cette génération. Et pour cause, le kit de développement est extrêmement simple à utiliser et ne coûte que… 10 dollars ! Une nouvelle bataille est perdue par Sega, qui tentera de fusionner avec Bandai pour sauver les meubles. La fusion est un échec et Sega se retrouve dos au mur, avec une dernière chance, pour la prochaine génération de consoles.
Dreamcast, le dernier espoir
A la fin des années 90, Playstation domine totalement le marché (47%), devant Nintendo (40%) qui a tardé à sortir sa nouvelle console, la Nintendo 64, et Sega (12%), dont la réputation s’est effondrée après sa gestion catastrophique de la fin de la Mega Drive et de l’arrivée de la Saturn. Pour revenir sur le devant de la scène, Sega conserve encore et toujours la même stratégie : sortir plus vite que la concurrence, et offrir la meilleure technologie aux joueurs. Blackbelt, Dural, Katana, de nombreux noms de code sont donnés au projet de console de Sega, qui sortira finalement le 27 novembre 1998 au Japon sous le nom de Dreamcast.
Véritable bijou de technologie, la Dreamcast aura coûté près de 300 millions de dollars pour son développement et celui de ses logiciels, pour autant de budget communication. Du jamais vu pour une console de jeux, qui possède un lecteur GD-ROM, un format exclusivement créé pour Sega par Yamaha, douze fois plus rapide que le DVD, qui fait son apparition à la même époque. La Dreamcast abrite aussi un modem intégré, qui permet aux joueurs de surfer sur internet, de lire et d’envoyer des mails, mais aussi de jouer en ligne. Une véritable révolution, d’autant que la console 128 bits de Sega arrive avec beaucoup d’avance sur la PS2, qui sortira le 4 mars 2000 au Japon.
Mais malheureusement pour Sega, le lancement ne se passe pas comme prévu. Sonic Adventure, qui devait accompagner la sortie de la console, est retardé. Un problème dans la conception du processeur va engendrer une grande pénurie, et les chiffres de vente au Japon sont décevants. Mais son arrivée aux Etats-Unis, le 9 septembre 1999, pour 199$, relance totalement la machine. En 24h, Sega vend 225 132 exemplaires pour un peu plus de 98 millions de dollars. Le patron de Sega Amérique parle « du jour le plus important dans l’histoire du divertissement ».
En Europe, le lancement quelques semaines plus tard, le 14 octobre 1999 est une grande réussite. Sega dépasse largement ses objectifs de vente grâce cette fois à un bon catalogue de jeux dès la sortie : Sonic Adventure, SoulCalibur ou encore l’excellent Marvel Vs Capcom. Mais la joie est éphémère et l’arrivée de la surpuissante Playstation 2 va définitivement briser les rêves de Sega.
À l’heure où sont écrites ces lignes, la PS2 reste la console de salon la plus vendue de tous les temps. Son succès est faramineux, et éclipse totalement la réussite de la Dreamcast, qui restera malgré tout comme un objet mythique dans la culture geek. Ses jeux délirants comme Crazy Taxi, Shenmue ou Jet Set Radio resteront gravés dans le coeur de nombreux joueurs, qui apprendront avec terreur la décision de Sega de se retirer du marché du hardware dans le jeu vidéo, le 31 mars 2001. Pour survivre, Sega aurait dû vendre beaucoup plus de consoles, ce qui semblait impossible face à la concurrence de la PS2, et de l’annonce de l’arrivée d’un autre monstre dans le marché avec Microsoft et sa Xbox.
Retour aux sources
La décision assez terrible de se retirer d’un marché qu’il avait participé à créer permet finalement de sauver Sega, qui se concentre ensuite uniquement sur le développement de jeux, pour consoles comme pour ses bornes d’arcade, qui continuent de marcher au Japon. Quelques studios puissants sont rachetés, à l’image de Creative Assembly, à l’origine de la magnifique série des Total War. Un rapprochement historique avec Nintendo émerveille les joueurs du mode entier avec le développement des jeux Mario et Sonic aux Jeux Olympiques à l’occasion des JO de Pékin en 2008. Sonic, créé presque exclusivement pour ringardiser Mario, finira par partager l’affiche avec le plombier dans de nombreux jeux, qui sortent à chaque JO.
Grâce à de nombreux rachats de studios, Sega continue de faire parler de lui avec des licences comme Yakuza, Virtua Tennis ou Street of Rage. Mais c’est probablement son aura et la trace que la marque aura laissé dans le coeur des joueurs qui garantit à Sega une place inamovible dans l’histoire du jeu vidéo. La sortie de la Mega Drive Mini, une réédition miniature de la Mega Drive, séduit de très nombreux joueurs en 2019, qui n’ont pas oublié ce que Sega, ses slogans mythiques, sa communication ultra-agressive son incroyable Dreamcast ont apporté à l’industrie.