Avec 511 romans mis en vente entre août et octobre, il est temps de faire un petit bilan de cette rentrée littéraire un peu particulière, et pour l’occasion, de vous montrer encore un peu plus l’envers du décor en librairie mais aussi le plaisir de vous parler de mon gros coup de cœur de la rentrée !
Vous faire découvrir les coulisses du métier de libraire à la Fnac, tel est le but de cette rubrique du « Journal d’un libraire ». La rentrée littéraire était le moment idéal pour vous proposer cette nouvelle expérience, mais d’autres évènements jalonneront l’année, et ce sera un plaisir pour moi de vous les faire partager.
En attendant, l’heure du bilan est venue ! Alors, ça s’est passé comment cette rentrée ?
FOCUS : la rentrée littéraire 2020
511 ouvrages de fiction, rassemblant aussi bien romans que recueils de nouvelles sont donc parus entre mi-août et octobre 2020. Une des rentrées littéraires les plus resserrées depuis des années du fait des conditions exceptionnelles au niveau sanitaire et social, obligeant les éditeurs à revoir leurs calendriers de programmation.
Si le nombre de romans français augmente, passant de 336 titres en 2019 à 366 cette année, les publications de littérature étrangère baissent largement avec 145 livres contre 188 l’année dernière. Les premiers romans également enregistrent une chute de parutions avec 65 titres contre 82 l’an passé mais, c’est important de le noter, avec une majorité de primo-romancières, 37 très exactement.*
Et ça se concrétise comment en magasin ? Comme vous pouvez le voir sur la photo, prise un jour parmi tant d’autres, la rentrée c’est d’abord des dizaines, des centaines de caisses remplies de livres à ranger, porter, et surtout mettre en scène pour vous faire plaisir… et avouons-le, pour notre plus grand plaisir à nous libraires !!
Si la quantité est en berne, la qualité est loin d’avoir été laissée de côté. C’est un véritable festival de signatures et de romans très prometteurs auquel nous avons assisté, et dont, je l’espère, vous profitez pleinement en magasin aussi bien que sur Fnac.com. Pour n’en citer que quelques-uns : Emmanuel Carrère revient après 6 ans d’absence avec Yoga ; le très attendu Ken Follett avec Le Crépuscule et l’Aube, préquelle de sa série des Piliers de la Terre ; le nouveau roman de Marc Lévy, C’est arrivé la nuit ; un inédit de Guillaume Musso avec Skidamarink ; un nouveau Prix Pulitzer pour Colson Whitehead pour sa nouveauté Nickel Boys ; L’Anomalie d’Hervé Le Tellier qui crée la surprise dans les sélections des grands prix d’automne ; sans oublier le très beau Prix du roman Fnac 2020, Betty de Tiffany McDaniel.
Mais la liste est trop longue pour pouvoir tous les citer… Pourtant, si je devais en choisir un, ce serait pour moi Chavirer de Lola Lafon. Ce n’est pas mon seul coup de cœur mais il marque pour moi profondément cette rentrée, et je vous explique tout de suite pourquoi.
Mon gros coup de cœur de la rentrée 2020 :
Chavirer, de Lola Lafon, chez Actes Sud (2020)
Rappelez-vous, nous sommes dans les années 80, un samedi soir comme les autres, vous regardez la télévision au fond du canapé, les flashs crépitent, les lumières scintillent et les premières notes vous électrisent, c’est l’heure de Champs-Élysées.
Elle s’appelle Cléo. Elle a 13 ans devant ce générique qui la fait rêver, ce samedi soir parmi tant d’autres, dans lequel elle ne voit que les strass, les paillettes et cette agilité fabriquée, cette pureté maquillée. Elle ne voit que la beauté et la séduction des costumes qui attisent les regards et font briller les sourires « endiamantés », ces « refrains de joie » et de bonheur… Tout ce à quoi elle sait déjà qu’elle n’aura pas droit, du fond de son canapé de Fontenay-sous-Bois.
Chavirer, c’est danser. Son corps sera son arme de libération. Un corps travaillé, malaxé, déformé, pour être fort, tonique et explosif comme une bombe à retardement. « La vie sans éclat » de ses parents, elle n’en veut pas. Les « c’est comme ça » qu’ils répètent comme un mantra, elle ne les accepte pas. Cette résignation faute de mieux pour cacher leur « amour effiloché » et éviter le pire, elle veut la faire éclater par la brillance de son talent et l’incandescence de ses apprêts. Lola Lafon décrit à merveille les costumes bigarrés et le silence corseté de ses travailleuses acharnées. Un silence simplement dérangé par le « bruissement des plumes froissées », qui nous nous ferait presque entendre les résilles s’effiler.
Chavirer, c’est lutter. Elle fera de sa vie une danse éblouie par les sequins de ses robes échancrées. Pour être un jour peut-être la meilleure, la Superbe, celle qui défie les lois de l’espace et du temps, celle qui réussit à transcender sa classe et son élément. Car derrière « l’exubérance froufroutante et pailletée » se dissimule « un ensemble de jambes ordonnées ». Une hiérarchie stricte et sans répit règne dans les ballets que décrypte savamment Lola Lafon à travers les conditions de travail de ses « ouvrières de l’art, sans gloire ». Cléo ne voit que le scintillement des promesses d’une vie dansée, sans prendre garde aux pièges tendus par le chatoiement d’une célébrité durement acquise, surtout quand ils prennent forme sous l’apparence d’une femme sublime d’une élégance rare. Cathy l’a repérée et lui promet une réussite accélérée, lui fait découvrir des mondes inconnus, inaccessibles, embaumés de parfums sirupeux. Avec Cathy, « le futur ressemblait à une ivresse ». Le dégrisement sera rude quand on lui demandera si elle n’est pas frigide au contact de gros doigts lourds et froids sur son corps impubère. Pourtant son abnégation est telle que de manipulée, elle deviendra manipulatrice, à son corps défendant de gamine de 13 ans.
Chavirer, c’est exister. Comment construire sa vie après un tel traumatisme ? C’est tout l’enjeu de ce livre. Vivre, comment est-ce possible avec ce poids moral sur ses frêles épaules ? Elle voulait faire de sa vie un spectacle pour l’éternité grâce à ce monde du faux à sa portée, c’est le faux-espoir qui lui reviendra à la volée, empesée d’une culpabilité malsaine, mais peut-être pas pour l’éternité… Psychologique, social et politique, Lola Lafon déroule un véritable canevas dans la narration échafaudé jusqu’aujourd’hui. C’est tout le secret de ce roman exceptionnel, si l’on peut ressentir avec Cléo sa douleur physique et moral, on y croise aussi des étincelles d’espoir avec le mouvement #metoo, mais aussi la lucidité éclatante d’une auteure au talent qui n’est plus à prouver face au déterminisme social qui frappe cette « fille-oiseau » d’une banlieue populaire dont on a voulu coller les ailes pour l’empêcher de s’envoler.
Entre lutte des classes et mouvement de libération de la femme, un roman épique sur le destin d’une jeune fille de notre époque.
Lola Lafon a déjà beaucoup écrit sur le corps, la femme et sa libération à travers des textes exemplaires que vous pouvez (re)lire comme La petite communiste qui ne souriait jamais ou Mercy, Mary, Patty.
Chavirer est pour moi le roman de cette rentrée, même si j’ai encore de beaucoup de coups de cœur à vous faire partager… Rendez-vous très bientôt pour un prochain numéro du « Journal d’un libraire » !
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Parution le 19 août 2020 – 352 pages
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* Journal d’un libraire : Sébastien est libraire à la Fnac de Parly 2 rayon fiction, spécialisé en littérature française. Il participe depuis plusieurs années au prix du Roman Fnac et écrit des chroniques sur son blog Fnac.com.