Violent Bent Backwards Over the Grass. Tel est le titre du nouvel album de Lana Del Rey, qui accompagne la sortie d’un recueil de poésies du même nom. En récitant ses vers, la diva américaine s’inscrit dans une tradition du « parlé-chanté » qui a pu nourrir l’œuvre d’artistes comme Jim Morrison, Serge Gainsbourg ou Gil Scott-Heron. Décryptage.
Violent Bent Backwards Over the Grass : une autre facette de Lana Del Rey
Les pannes d’inspiration peuvent être plus fécondes qu’elles n’y paraissent. Au moment d’écrire Norman Fucking Roswell !, son dernier album en date, Lana Del Rey souffre du syndrome de la page blanche. Les chansons qui doivent composer le futur disque n’arrivent pas à jaillir. Prenant son mal en patience, la jeune femme décide de se livrer à une activité annexe, en quelque sorte. Elle couche sur papier ses pensées, sous forme de vers.
La poésie, du reste, a toujours inspiré la chanteuse, qui a confessé lire notamment les grands noms de la littérature beat. Elle a aussi glissé des monologues en rime, récités dans certaines chansons ou clips. L’idée de sortir un livre recueillant les poèmes écrits à cette période lui est venue en 2018. Elle souhaitait à l’origine relier elle-même un ouvrage et de le vendre à 1 dollar, arguant ses pensées « inestimables ».
Retrouvant l’inspiration et publiant donc un album en 2019, Lana Del Rey garde en tête ce joli projet, en y adossant un disque de spoken-word. Cette fois, c’est par le biais d’une maison d’édition, et avec le soutien de son label, que naissent respectivement Violent Bent Backwards Over the Grass, le livre et le disque. On y trouve quatorze poèmes qui parlent autant de son quotidien que de ses émotions, dans un dévoilement intime et puissant.
Musicalement, la poétesse pose sa voix en rythme sur une bande-son doucereuse, sans pour autant entonner de manière démonstrative, comme sur ses autres albums. Dans un parler chanté, elle semble se rapprocher davantage des auditeurs, comme pour leur susurrer les mots de son cru. En cela, elle s’inscrit dans une longue tradition, qui est de faire le pont entre poésie récitée et musique.
Le spoken-word et le slam, une longue tradition avant Lana Del Rey
Avant Lana Del Rey, l’idée de rapprocher musique pop et poésie a été exploitée, de manière différente, à plusieurs reprises. L’exemple canonique reste Jim Morrison. Le chanteur des Doors avait voulu faire du rock le véhicule d’incantations mystiques et imagées qui prenaient tout leur sens en live. Mais, dans une version plus apaisée, il a aussi écrit des vers destinés à être récités en studio. C’est ainsi qu’est né l’album posthume An American Prayer, comprenant bouts de poésie et autres documents sonores mis en musique a posteriori.
Plus ancré dans l’histoire de la musique, le spoken-word à proprement parler a toujours été un vecteur d’expression, notamment politique, pour des poètes souhaitant dire les textes plutôt que les chanter, pour en marquer davantage l’impact. C’est ainsi que des disques du genre ont fleuri dans les années 1970, sous l’impulsion de quelques artistes et militants afro-américains comme Gil Scott-Heron, Saul Williams ou des collectifs comme les Watts Prophets ou les Last Poets.
Ancêtre du rap, le genre, qui consiste à « dire » en rythme les phrases en jouant sur les mots, a accouché d’une autre scène, le slam, avec moins d’accompagnement musical, et basé sur les scènes ouvertes et l’improvisation lyricale.
Au pays des poètes
Contrairement aux États-Unis, où, en dehors du spoken-word et des poètes de la Beat Generation, l’enregistrement de poèmes en musique est suffisamment rare pour être souligné, la France a toujours vu d’un bon œil le croisement entre les deux arts.
On pourrait remonter aux lectures de Prévert, mises en musique par Joseph Kosma et dites par la chanteuse Marianne Oswald, dès les années 1930-1940, pour trouver trace de ce phénomène. Plus récemment, l’œuvre de Léo Ferré regorge de liens entre les formes d’expression. Il a chanté les plus grands poètes français (notamment Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon) puis a lui-même, dans ses disques des seventies, développé une sorte de parler-chanté, avec des poèmes-fleuves soutenus par des orchestres symphoniques.
Depuis lors, un style français, reprenant la théâtralité des lectures publiques ou s’emparant du « non-chant » comme d’un genre à part, s’est manifesté à plusieurs reprises. On peut songer ainsi à Gainsbourg qui se fait conteur désabusé sur L’Homme à la tête de chou, aux albums d’Alain Bashung comme L’Imprudence voire Bleu Pétrole et leurs moments de pur discours parlé…
D’autres artistes exploitent également cette manière, que ce soit Brigitte Fontaine dans ses élans poétiques absurdes, Diabologum et son chant limité au maximum, ou Fauve, phénomène des années 2010 connu pour son parolier à la scansion ultrarapide.
Comme Lana Del Rey, les chanteurs apaisent parfois leurs inflexions vocales pour mieux rendre le texte intelligible, et jouer sur le rythme-même des paroles. Loin des audiobooks, voilà un courant tout à fait à part qu’il est heureux de retrouver de temps en temps, surtout par le truchement d’artistes pop aussi célèbres !