Entretien

Raconte-moi un dessin avec François Schuiten : « Le dessin est mon espace-vie »

19 juin 2019
Par Pauline

Blake et Mortimer se retrouvent dans une onzième aventure dessinée par François Schuiten : Le Dernier Pharaon. Un album ambitieux, le fruit de quatre années de travail, avec Thomas Gunzig et Jaco Van Dormael au scénario, et Laurent Durieux à la couleur. François Schuiten nous en détaille le processus créatif dans un « Raconte-moi un dessin » très franco-belge (avec, en bonus, Jim le chien).

Qu’allez-vous dessiner ?

François Schuiten : Je vais dessiner une main. Parce que, d’abord, j’adore dessiner les mains, elles nous racontent plein de choses, je vois une histoire avec une main. Le corps a ceci de particulier qu’il nous raconte des histoires, et ça me plaît. Je n’embarrasse pas trop les gens avec une main, et en même temps, c’est beaucoup.

Le-Dernier-Pharaon blake et mortimer

Vous avez souvent des modèles pour dessiner ?

Pas assez. Je voudrais en prendre plus. J’aimerais beaucoup ne plus dessiner que d’après modèle, parce que souvent on a tendance à répéter ce qu’on connaît, et on ne s’enrichit pas assez. Pour Le Dernier Pharaon, j’ai pris des modèles, parfois par défaut, en les transformant, car je n’avais pas l’avantage d’avoir Jacobs sous la main si je puis dire, et Jacobs était le modèle de Mortimer. J’ai essayé de retrouver ça avec des amis, ou parfois avec moi-même, ce qui n’est pas idéal, car je n’ai pas du tout les mêmes proportions… Mais c’était intéressant parce que j’avais malgré tout des bases, et puis je me suis inspiré aussi, figurez-vous, des photos que Jacobs avait laissées, où il posait pour certaines cases.

Comment en êtes-vous venu à reprendre, pour un album, la série mythique Blake et Mortimer ?

Le Dernier Pharaon, c’est un livre pour lequel il y a eu un alignement de planètes. Il a fallu l’acharnement d’un éditeur, des éditions Blake et Mortimer et d’Yves Schlirf qui est vraiment celui qui a voulu ça. Au départ, j’étais un peu surpris de cette demande, parce que je ne voyais pas trop ce que je pouvais apporter à cette série. Et puis ça a commencé à faire son travail, il a commencé tout doucement à me faire douter. Mais c’est surtout une petite note que Jacobs avait laissée qui a été le déclencheur de tout. Quand j’ai lu cette note, composée de quelques lignes sur l’idée qu’il pourrait y avoir un Blake et Mortimer au Palais de Justice (NB : de Bruxelles), je me suis dit que c’était un signe. Il faut parfois des signes comme ça, et il fallait y aller. Je ne pouvais plus refuser. 

« Un livre c’est une bouteille à la mer, on ne sait jamais ce qui se passe, on ne sait jamais vraiment comment les autres vont réagir. On a beau avoir du métier, on est toujours débutant. »

Cet album vous le réalisez à plusieurs. Comment s’est déroulée cette écriture plurielle ?

C’est un vrai bonheur, car c’est une équipe formidable, joyeuse, créative, innovante ! C’était vraiment une joyeuse amitié, une équipe très fraternelle qui s’est construite. C’est ça qui a permis que le projet se fasse. C’est tellement long de faire un album comme ça, et le bonheur c’est qu’on avait du plaisir à se voir. Même si on n’avait pas de bonnes idées, même si on tournait en rond, eh bien on rigolait bien. Après, je ne vous cache pas qu’un livre comme ça, c’est 3 ans et demi à 4 ans de travail, c’est beaucoup de doutes, mais c’est la partie immergée de tout iceberg.

Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre le respect de l’univers d’Edgar P. Jacobs et votre propre identité de dessinateur ?

Je ne l’ai pas trop cherché, j’ai fait ce que j’ai pu. Je dessine comme je peux, avec les années de dessin… Tout ce que je peux dire c’est que c’était très investi, très travaillé, très traversé par tout ce que je pensais de bien, toute l’admiration que je porte à Jabobs, à cette œuvre, et tout ce que je connais sur le Palais de Justice, sur la grande pyramide de Khéops. On met tout ensemble et on espère qu’il va se passer quelque chose, que l’alignement des planètes se prolonge auprès des lecteurs. Un livre, c’est une bouteille à la mer, on ne sait jamais ce qui se passe, on ne sait jamais vraiment comment les autres vont réagir. On a beau avoir du métier, on est toujours débutant.

Raconte moi un dessin avec François Schuiten

Quels sont vos outils de prédilection pour dessiner ?

Je commence au crayon bien sûr. Là-dessus, je suis d’une banalité effroyable. J’ai besoin de beaucoup de réflexion et de temps, et d’abord un story-board poussé pour voir un petit peu comment l’action se déroule, pour voir les proportions. Tout ça prend du temps évidemment, mais j’ai aussi un papier où je gratte, et ça c’est vraiment important.

« Quand j’étais à l’école, je dessinais en cachette pour que les professeurs ne voient pas. Je m’ennuyais beaucoup. Je cachais les dessins que je faisais dans mes cahiers. C’est mon espace-vie, le dessin. »

Comment s’organise votre atelier ?

J’ai plusieurs ateliers, un à Bruxelles et un à Paris. Et j’ai de vieilles tables de dessin auxquelles je tiens beaucoup. J’aime ces vieilles tables de dessin, elles sont très grandes, et elles occupent beaucoup les lieux dans lesquels je vis. Je peux dessiner partout, mais je me suis rendu compte que ces tables de dessin sont ma vraie maison. J’ai déménagé il n’y a pas longtemps… Et je me suis dit, après tout, ce n’est pas grave de déménager, de passer de 700m² à 70m², du moment que les tables de dessin sont là. 

Comment décririez-vous votre style de dessin ? On a beaucoup écrit sur votre style « architectural »…

Non, je n’aime pas trop qu’on insiste là-dessus… Pour ceux qui regardent vaguement mes planches oui, l’architecture a beaucoup d’importance, mais l’architecture est un outil, ce n’est pas un but pour moi. Je ne sais rien faire avec l’architecture s’il n’y a pas un récit. Même quand je fais une illustration, il me faut un récit, des personnages… L’architecture, pour moi, c’est juste une magnifique façon de raconter le monde, le système, de construire un mouvement dramatique et dramaturgique.

Planches des Cites ObscuresQuand avez-vous commencé la bande dessinée ?

J’ai l’impression d’avoir toujours eu envie de faire de la bande dessinée et le bonheur c’est de se dire qu’on a pu faire ce qu’on a rêvé quand on était enfant. Ça, c’est déjà incroyable : on se réveille le matin et on se dit : « Eh merde je peux toujours faire de la bande dessinée, je peux toujours dessiner et dessiner c’est ma vie ». Tous les matins, je me dis quand même que j’ai beaucoup de chance. Quand j’étais à l’école, je dessinais en cachette pour que les professeurs ne voient pas. Je m’ennuyais beaucoup. Je cachais les dessins que je faisais dans mes cahiers. C’est mon espace-vie, le dessin. 

« Comment est-ce que Blake et Mortimer réagiraient aujourd’hui ? C’est une question qui ouvre des perspectives formidables. »

C’était votre souhait de travailler dans le monde de la BD ou c’est une voie qui s’est offerte à vous par les rencontres ? 

Non, c’est vraiment quelque chose que j’ai voulu. Bien sûr, j’ai aussi fait des rencontres : avec Claude Renard, qui était un formidable ami et professeur à Saint-Luc, l’école de bande dessinée de Bruxelles. On est très vite devenu ami, on a fait des albums ensemble. Et mon ami Benoît Peeters, que je connais depuis l’âge de 12 ans. On avait fait un journal ensemble. Il est devenu le co-auteur des Cités Obscures. J’ai avec lui une complicité très importante. Mon frère m’a aussi accompagné dans mes premiers livres. Je me rends compte que j’ai toujours travaillé en collaboration. J’ai fait des livres tout seul, mais j’aime travailler en groupe, en bande. On partage les doutes, on partage tout, et c’est très agréable.

Vous n’êtes pas un créateur solitaire…

Si, je le suis, par définition. Pour un album comme Le Dernier Pharaon, il y a tellement d’heures passées seul, mais le plaisir c’est qu’il y a quand même des moments ensemble. C’est ça que je trouve chouette : cette alternance. Ce sont des gens qui sont prêts à me remettre en question, à me critiquer, mais d’une façon très chaleureuse, car ils ont envie que ça soit mieux. Et ça, c’est très jubilatoire. Ce sont les autres, leur regard qui fait que vous bougez un petit peu, que vous vous déplacez, que vous osez aussi faire des choses. Évidemment, il y a toujours une solitude, mais elle est compensée par des moments de plaisir de groupe, comme un groupe de rock. Mais personne, hélas, ne joue très bien de la guitare dans notre groupe, ce qui pose quand même un problème si on veut avoir une carrière dans la musique.

Vous avez passé quatre années à travailler sur ce projet-là. Comment arrive-t-on à sortir de cet univers après tout ce temps ? Et, dans un monde éditorial où tout va très vite, comment arrive-t-on encore à faire des BD qui prennent autant de temps ?

C’est une très bonne question… Comment fait-on pour garder le temps nécessaire ? Comment conserve-t-on ce temps qui est en décalage ? On a l’impression que le rythme est de plus en plus rapide, que les livres se succèdent et on oublie de plus en plus ce qui se passe des mois avant au profit des nouveautés. Mais, pour certaines activités, il faut du temps. Il faut une part d’obstination solitaire, essayer d’aller jusqu’au bout des idées. Et ça c’est très remis en question aujourd’hui. Et pourtant c’est ce que je préfère moi, les gens qui ont passé du temps, qui ont cherché. C’est une de mes obsessions, de pouvoir continuer à prendre ce temps. C’est peut-être pour ça que je m’éloigne un peu de la bande dessinée en ce moment, parce que je ne retrouverai pas une configuration aussi extraordinaire que celle que j’ai eu pour cet album : ce luxe vraiment formidable de passer quatre années à travailler dessus. Chez Dargaud, ils ont dû nous arracher, ils en avaient marre qu’on revienne, qu’on corrige… On faisait tout le temps des modifications et, à un moment donné, on a bien compris qu’il allait falloir lâcher. C’était difficile, ça.

« J’ai toujours trouvé ça magnifique quand de vieux amis savent dépasser leurs vieilles querelles. Ce sont des choses comme ça qui donnent envie de faire des livres. »

Même si on vous a pressé pour finir, il semble que vous ayez quand même eu beaucoup de libertés…

C’est vrai, c’est une chance. Je ne suis pas dans la série classique qui a comme perspective de poursuivre le style de Jacobs dans une époque précise. Dans cet album, on a pu les mettre dans notre époque. C’est une chance parce que c’est un espace nouveau qui s’ouvre. Comment est-ce que Blake et Mortimer réagiraient aujourd’hui ? C’est une question qui ouvre des perspectives formidables.

Comment avez-vous adapté les personnages de Blake et de Mortimer à notre monde ?

Avec Jaco et Thomas (NB : les scénaristes Jaco Van Dormael et Thomas Gunzig), nous avons eu le plaisir de les faire vieillir, de leur donner une petite histoire, parfois difficile : une amertume chez Mortimer, un souci de carrière chez Blake. Entre eux, un peu de distance s’est créée, sans doute que la vie les avait un peu éloignés. Ils peuvent ainsi se retrouver d’une façon intéressante. Cette espèce de vieille complicité qui rejaillit, c’est toujours beau. J’ai toujours trouvé ça magnifique quand de vieux amis savent dépasser leurs vieilles querelles. Ce sont des choses comme ça qui donnent envie de faire des livres.

Pour vous, cet album, c’est un hommage à Jacobs ?

Hommage est un mot un peu mortifère. Je dirais que c’est une énorme lettre d’admiration qu’on lui a envoyée, pour lui dire à quel point son œuvre continue à résonner. J’espère qu’on sentira tout ça, qu’on sentira que ce n’est pas quelque chose d’infidèle, qu’il y avait beaucoup de respect dans ce travail. C’est ça que j’aime dans ce qu’on a essayé de faire. On était tous les quatre très admiratifs et, à tout moment, on revenait à l’œuvre.

Parution le 29 mai 2019 – 92 pages

Scénario : Jaco Van Dormael et Thomas Gunzig

Dessin : François Schuiten

Couleurs : Laurent Durieux

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Aller + loin : Le nouveau Blake et Mortimer : qui est François Schuiten ? 

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