Le talent romanesque de Yalom se déploie ainsi dans cette singularité et cette construction psychologique ciselée à l’extrême des deux protagonistes. Mais « Et Nietzsche a pleuré » est aussi une incroyable et poignante genèse d’une théorie révolutionnaire, qui marquera à jamais toutes les formes sans exception de création intellectuelle et artistique.
« Venise, 1882. Le belle et impétueuse Lou Salomé somme le Dr Breuer de rencontrer Friedrich Nietzsche. »
L’auteur nous livre, avec un sens du dialogue remarquable, la confrontation, parfois violente, de ces hommes de la pensée, tous deux confrontés à leurs angoisses les plus intimes : un médecin à la vie sociale parfaitement régie et un philosophe solitaire et suicidaire, s’obligeant à vivre dans un isolement proche de l’ascétisme. On goûte au plaisir d’un roman où se mêle peur et amour, fierté et amitié, trahison et amertume, soutenu par un véritable débat d’idées entre deux intelligences opposées.
« Mes raisons ? Qui peut répondre à une telle question ? Il en existe plusieurs couches. Qui décrète que seule compte la première, celle des instincts animaux ? (…) Et puis je vois une autre explication : la stimulation intellectuelle que je tire de mes conversations avec vous »
Armés d’outils fragiles tels que la patience et la lucidité, ces deux hommes s’adonnent à une magistrale partir d’échecs et les dialogues jouissifs explosent dans un romanesque touchant. Le médecin choisit petit à petit d’inverser les rôles en se livrant entièrement au philosophe, espérant déclencher chez ce dernier le même épanchement dans la confiance réciproque.
Le talent romanesque d’Irvin D. Yalom se déploie ainsi dans cette singularité et cette construction psychologique ciselée à l’extrême des deux protagonistes. Mais Et Nietzsche a pleuré est aussi une incroyable et poignante genèse d’une théorie révolutionnaire, qui marquera à jamais toutes les formes sans exception de création intellectuelle et artistique.
Yalom déborde d’imagination dans cette fresque de la psychanalyse et on ne peut que désirer que tout se soit réellement passé ainsi, tout particulièrement cette superbe et si spéciale relation entre le Dr Breuer et Nietzsche. Sans jamais négliger le plaisir du lecteur à découvrir sa version de la naissance de « la guérison par l’esprit », il attise la curiosité en chacun de nous à délimiter fiction et faits réels mais aussi, et surtout, à en savoir plus sur cette technique si controversée. Quant à savoir s’il est nécessaire d’avoir lu Freud ou d’avoir une passion démesurée pour la psychanalyse pour pleinement apprécier ce roman ? La réponse est NON.
Loin du froid exposé didactique, Yalom s’amuse à imaginer une histoire proche du roman policier. Sans meurtre ni coupable, il jongle joyeusement avec les différents concepts psychologiques et philosophiques pour nous plonger au cœur du mystère le plus impénétrable qui soit : le cerveau humain. Bien mieux qu’un texte théorique, il permet de comprendre la difficulté de l’introspection et surtout le mécanisme psychique de la résistance. Une guérison par l’esprit ne peut s’entreprendre que par la capacité du patient à libérer sa parole, et qu’il est jubilatoire d’observer ce combat intérieur d’un homme qui veut guérir mais que tout empêche de parler et de se confier.
Pages après pages, la profonde humanité qui se dégage des personnages créés par Yalom rejaillit sur le lecteur-même, les mécanismes d’introspection se déclenchent, l’expérience de lecture devient réflexion sur soi, unique et personnelle.
Merci à ce grand monsieur de partager ses connaissances en maniant fiction, histoire et philosophie avec une telle fluidité et avec tant d’érudition. Et Nietzsche a pleuré est définitivement un petit bijou d’intelligence à dévorer de toute urgence.