Depuis le retour en force de la photographie instantanée au cours de la décennie écoulée, l’intérêt des jeunes générations pour la photographie argentique ne cesse de croître. Quelles sont les raisons de cet engouement, alors qu’il n’a jamais été aussi simple de prendre des photos, ne serait-ce qu’avec un smartphone ? Saturation du numérique, besoin de matérialité, attrait du vintage, magie et incertitude du développement figurent parmi les principales raisons, évoquées par différents acteurs du marché, en contact avec les générations Y et Z.
Les chiffres sont têtus. Ils confirment une nette tendance. Les jeunes générations, désignées par les lettres Z (18-24 ans) et Y (25-39 ans), ultraconnectées et biberonnées au numérique, éprouvent le besoin de goûter à l’argentique. Dans une enquête conduite par Sociovision en novembre 2021 – La Pratique photo l’heure de la société hybride – Une étude sur les tendances en matière de pratiques photographiques de Français – à la demande du Salon de la photo et de l’Afnum (Alliance française des industries du numérique), plusieurs indices étayent ce constat. On y apprend notamment que « les pratiques d’occasion sont dynamiques et la nostalgie de l’argentique touche un nombre croissant de pratiquants, renforçant l’attrait pour l’esthétique vintage ». En regardant dans le détail, l’attrait pour les équipements argentiques vintage concerne 68 % des personnes interrogées (sur un panel de 1 525), qui se disent intéressées par cette pratique. Parmi elles, 72 % sont des hommes et 77 % ont entre 15 et 29 ans.
Dans le sillage de la photo instantanée
Cet engouement de la jeunesse pour la photo argentique n’est pas nouveau. Le succès de la photo instantanée depuis bientôt dix ans en est la preuve. Et le phénomène n’est pas près de retomber, nous confie Christophe Eisenhuth, responsable communication et marketing grand public chez Fujifilm France : « Lorsque nous avons lancé l’Instax en 2014, nous pensions que cette tendance ne durerait pas. Cela fait bientôt dix ans, et ce marché continue de progresser et d’être une partie importante de notre activité. Le positionnement de Fujifilm monde est vraiment d’aller chercher les jeunes autour des produits Instax. »
Pour les jeunes, demander un Kodak revient à demander un appareil jetable. C’est un peu la baguette de pain de notre rayon photo : ça part très, très vite.
Le responsable du département adjoint Image et Son à la Fnac des Ternes
L’instantané reste à la mode et suscite un intérêt pour d’autres types d’appareils argentiques, comme le constate au quotidien le responsable du département adjoint Image et Son à la Fnac des Ternes : « Ce retour de l’argentique a démarré avec les instantanés Fujifilm il y a plus de dix ans, puis ça a dévié sur l’argentique. C’est un éternel recommencement, comparable à l’univers du son, où les vinyles cartonnent. La jeunesse actuelle est aussi attirée par un certain look, une certaine façon de consommer. Les produits vintages sont très populaires. »
Même l’appareil jetable, que d’aucuns croyaient condamné, à l’ère numérique, est en pleine renaissance, « depuis un an environ », précise-t-il. « Plus particulièrement les appareils Kodak. Pour les jeunes, demander un Kodak revient à demander un appareil jetable. C’est un peu la baguette de pain de notre rayon photo : ça part très, très vite. On peut en vendre une centaine par semaine ! »
Son de cloche identique à la Fnac des Halles, en plein cœur de Paris, où les appareils Kodak, Agfa, Fujifilm, Lomography ou Polaroïd, qui permettent de changer de cartouches ou de films, cartonnent auprès des générations X et Y : « L’argentique concerne uniquement les jeunes. Nous avons mis ce rayon en place il y a un an environ. C’est de la folie ! Ils préfèrent les appareils analogues d’entrée de gamme permettant de changer de films. L’achat d’une pellicule revient moins cher que l’acquisition d’un appareil jetable et la qualité est meilleure », témoigne une vendeuse.
Flambée des prix
Le phénomène ne touche pas que les toy cameras, ces appareils à la construction plastique, qui permettent néanmoins de changer de films. D’anciennes stars argentiques des années 1980 voient leur cote grimper sur les sites de revente en ligne ou dans les magasins spécialisés. Le responsable du magasin Cirque-Photo Occasion, boulevard Beaumarchais à Paris, observe lui aussi cette tendance, liée à une demande croissante des jeunes générations : « On a eu énormément de demandes pour les fêtes. Actuellement, il y a un gros souci de disponibilité du matériel et des pellicules. Les prix s’envolent. Certains fabricants ont arrêté leur production de films et d’autres ne peuvent pas suivre la demande. Les appareils mécaniques comme les Nikon FM2 ou F3 sont énormément demandés, comme les compacts type Olympus Mju II : ce genre de modèle se vend entre 400 et 500 € sur Internet, alors que ça valait moins de 100 € il y a encore moins d’un an. »
Abordable en apparence, la pratique de l’argentique est pourtant coûteuse, quel que soit le champ d’application. Dans un registre comparable à l’impression, au coût de l’appareil, il faut ajouter celui du film, voire du développement. Du côté de l’instantané, un pack de 20 Instax Mini coûte 16,99 €. Chez Polaroïd, une cartouche i-Type, qui permet de réaliser huit poses, coûte 16,99 €. Mieux vaut y réfléchir à deux fois avant de déclencher ! C’est pourquoi des appareils instantanés plus récents, à l’instar du Fujifilm Instax Mini Evo, offrent la possibilité d’enregistrer les images sur une carte SD, puis de sélectionner celles que l’on souhaite tirer sur du papier instantané.
Faut-il plutôt investir dans des pellicules ? Sur le site de la Fnac, un rouleau noir et blanc 24×36 Ilford HP5 Plus 400 Iso de 24 poses vaut 7,99 €. Une pellicule couleur Kodak Ultramax 400 Iso de 36 poses est proposée à 12,99 €. À ces tarifs, il convient d’ajouter le coût du développement et des tirages.
Sur la durée, il faut donc avoir conscience que la pratique de l’argentique est un investissement.
Le numérique version vintage
À l’aune de ces chiffres, pourquoi ne pas envisager des solutions numériques, qui épousent à la fois les codes vintages du point de vue du design, mais aussi de la qualité d’image ? C’est ce qu’a choisi le constructeur OM System avec son récent OM-1, ou Nikon, qui, après avoir sorti un reflex Df faisant de l’œil aux nostalgiques de l’ère argentique, tente cette fois de convaincre les jeunes générations avec le Z fc, un appareil hybride dernier cri en interne, mais résolument rétro en apparence, avec un clin d’œil assumé au FM2. Un parti pris esthétique qui le fait sortir du lot, selon Hicham Bou-Oulaoun, chef de produit chez Nikon France : « Ces jeunes sont les plus à l’aise avec les smartphones, mais ces derniers ont une forme standardisée. Même si les coques égaient un peu ces appareils, ils restent de grands rectangles noirs que tout le monde a dans la poche. Les générations Y et Z, à la recherche de différence et d’originalité, se tournent vers ces objets plus authentiques et chargés d’histoire. Leur design se prête aussi beaucoup plus à l’exposition. »
« Les générations Y et Z, à la recherche de différence et d’originalité, se tournent vers ces objets plus authentiques et chargés d’histoire. Leur design se prête aussi beaucoup plus à l’exposition. »
Hicham Bou-OulaounChef de produit chez Nikon France
Au-delà de la simple apparence, il y a aussi des arguments, au sein de l’offre numérique, pour contredire ceux qui estiment que le rendu argentique est inégalable. Chez Fujifilm, les modes Simulation de films intégrés aux boîtiers permettent de retrouver la colorimétrie de célèbres films de la marque (Velvia, Astia, Provia…), et même de les appliquer par la voie logicielle, une fois la photo prise. L’éditeur français DxO, avec son logiciel spécialisé FilmPack, propose une vaste palette de films mythiques, toutes marques confondues.
À tel point que même les plus grands photographes ont franchi le pas : « Pour l’anecdote, l’assistant du grand photographe Sebastião Salgado, au moment de la transition du maître vers le numérique, a utilisé à DxO FilmPack pour développer et finaliser ses fichiers digitaux afin de conserver une unité entre les tirages issus des deux formats, nous apprend Fabrizio Dei Tos, responsable produit chez DxO. C’était, selon eux, la seule application qui permettait de retrouver avec une telle similitude cette qualité de rendu et ces structures de grain si typiques des films argentiques. Les nostalgiques et les passionnés de films argentiques, habitués à leurs tirages et aux rendus que leur offre ce support et ce médium, auront justement le plaisir de retrouver une expérience au plus proche, pour ne pas dire similaire, avec leur fichier numérique Raw. » Si l’auteur de Genesis ou Amazonia, pour ne citer que ces deux chefs-d’œuvre, ainsi que d’autres puristes adoubent le rendu de ces films argentiques sur leurs écrans, pourquoi s’entêter avec des pellicules et un développement parfois onéreux ?
La photo a envahi l’univers numérique, où l’image est le matériel de base de certains sites et réseaux sociaux. Les jeunes générations affichent plutôt une volonté de sortir de cet univers écrasant.
Monique DagnaudDirectrice de recherche émérite au CNRS, CEMS/EHESS
Rejet du numérique
Pour Monique Dagnaud, directrice de recherche émérite au CNRS, CEMS/EHESS, autrice d’une enquête visant à mieux comprendre l’esprit du temps par les générations Y et Z, fin 2021, pour France Culture et Arte, la réponse est peut-être à chercher du côté d’une « forme de rejet du numérique. La photo a envahi l’univers numérique, où l’image est le matériel de base de certains sites et réseaux sociaux. Plus que l’écrit. Cette abondance ne répond pas à une logique artistique, et encore moins matérielle. Les jeunes générations affichent plutôt une volonté de sortir de cet univers écrasant. » Pour y parvenir, elle souligne l’importance de garder la maîtrise sur les outils, ce qui est particulièrement difficile en numérique : « La jeunesse vit dans cet univers numérique. Elle ne s’informe que par le biais du numérique. Elle a abandonné le papier, beaucoup plus que les autres classes d’âges. Par contre, chez certaines catégories sociales, il y a une volonté d’avoir un contrôle de ce que l’on fait sur le numérique, voire de faire des “diètes” dans son utilisation. L’argentique apporte une matérialité et renvoie à une certaine époque. On observe la même tendance pour la musique. On est passé du vinyle au CD, puis au streaming. En revanche, le retour au vinyle est manifeste. Ce sont des technologies beaucoup plus proches de la matérialité, moins invasives, plus rares », selon la chercheuse.
« Le fait d’être bridé par le matériel oblige à adopter une attitude différente. Il faut que ce soit artisanal, que l’on sente qu’il y a de l’humain derrière, avec la possibilité d’erreurs. »
Édouard EliasPhotojournaliste
Des arguments qui ne laissent pas les professionnels insensibles. Le jeune reporter Édouard Elias (30 ans) ne jure que par l’argentique, bien qu’il soit parfois obligé de publier ses images dans l’urgence, pour le quotidien Le Monde notamment. La pratique de l’argentique le contraint, mais d’une façon qui lui convient : « Le fait d’être bridé par le matériel oblige à adopter une attitude différente. Il faut que ce soit artisanal, que l’on sente qu’il y a de l’humain derrière, avec la possibilité d’erreurs. Quand on me confie du matériel numérique dernier cri, je suis impressionné par les rendus de couleur, la dynamique. Mais je trouve cela trop parfait. Trop tranché. J’ai l’impression d’avoir tellement de possibilités que je m’y perds. Le fait de partir en reportage en argentique est une expérience beaucoup plus organique. Cela change le rapport aux gens. Ils voient ce matériel et sont curieux. Le résultat est plus humain. »
Il lui arrive aussi de jouer sur les rendus, afin de surprendre les visiteurs et brouiller les repères temporels : « En tant que passionné d’histoire, certains procédés argentiques comme l’héliogravure me permettent de perturber l’œil du public. Par exemple, sur l’Ukraine, en 2017 et 2018 j’ai fait des photos dans des tranchées, dans le Donbass, au format panoramique. Face au rendu, les gens se demandent parfois s’il ne s’agit pas de photos prises durant la Première Guerre mondiale. » Le côté artisanal, le lien à l’objet, à la matérialité, à la création, sont autant d’aspects qui séduisent, selon lui. Il en témoigne lorsqu’il donne des cours dans des collèges et lycées : « Je leur apporte des images sur des internégatifs et je leur explique comment faire des tirages contacts, dans des bacs. Ils prennent conscience de la manière dont les photos étaient prises avant et s’y intéressent en tant qu’objet. Le fait de créer l’image les intéresse un peu plus. Ils ont l’impression de l’avoir fabriquée. »
L’argentique, un moyen d’expression créatif
Cette dimension ludique ne doit pas être occultée quand il s’agit de comprendre l’intérêt des jeunes pour la pratique de la photo argentique. Quentin Eveno s’en est emparé, autour de son projet Analog Sport, qui vise à former les jeunes à la photographie sportive dans la perspective des Jeux olympiques qui auront lieu à Paris en 2024 : le sport dans le viseur, mais uniquement par le biais de l’argentique. Une approche singulière qui lui a valu le premier prix du concours Talents 2024, organisé conjointement par la Ville de Paris et Paris 2024.
Il souligne l’importance de la notion de découverte, mais aussi la touche créative qui découle de cette pratique, auprès des participants : « Les jeunes avec qui nous travaillons ne connaissent pas forcément l’argentique. Dans la plupart des cas, ils ne savent pas ce que c’est. Cependant, ils sont assez curieux de découvrir cette pratique. Le fait de passer d’Instagram, Snapchat, TikTok, avec des photos éphémères, digitales, à quelque chose de matériel les intrigue. En revanche, la génération des 25-30 ans se met ou remet beaucoup à l’argentique pour à la fois retrouver l’esprit des albums photos de nos parents, mais aussi rechercher une certaine touche esthétique qu’on ne retrouve pas dans le digital. »
Pour autant, le tableau comporte quelques zones d’ombres, que nous avons déjà évoquées. La pratique de l’argentique n’est pas à la portée de toutes les bourses, quand bien même les prises de vue sont moins nombreuses, plus réfléchies. « Certains tombent amoureux de l’argentique et ne feront que ça ensuite, souligne Quentin Eveno. D’autres réussissent à s’épanouir avec les deux. Et enfin, certains, à l’issue du projet, abandonnent l’argentique, notamment pour des raisons financières. Pendant leur année de formation, Analog Sport prend en charge l’intégralité des pellicules et du développement, ce qui facilite beaucoup l’épanouissement et la découverte. Quand aujourd’hui il faut payer environ 30 € pour acheter et développer une pellicule, certains jeunes abandonnent. »
Ce qui ne l’empêche pas de rester positif, à l’issue de ces expériences, quant à la photographie en tant que moyen d’expression : « Le retour global est très bon : ils découvrent une pratique nouvelle, des émotions nouvelles et se sentent plus légitimes à s’exprimer sur l’art. » Comme si le passage par l’argentique, même s’il ne devait être qu’éphémère, permettait de ralentir, calculer, moins déclencher, mais mieux, avant de revenir dans l’univers numérique en ayant une meilleure maîtrise des outils. Ce pourrait être un adage, valable à tout âge.