Entretien

Le Liberland, cette micronation libertarienne à l’existence plus virtuelle que réelle

07 mai 2022
Par Kesso Diallo
Timothée Demeillers et Grégoire Osoha, auteurs du livre “Voyage au Liberland”.
Timothée Demeillers et Grégoire Osoha, auteurs du livre “Voyage au Liberland”. ©Chloé Vollmer-Lo

Depuis sept ans, des libertariens cherchent à établir physiquement cette micronation. Pourtant, elle existe davantage sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, que dans la vie réelle. Zoom sur ce « drôle » de pays, qui relève plus de la start-up que d’un État, imaginé par un fan d’Elon Musk.

En 2015, une terre non revendiquée située entre la Serbie et la Croatie est devenue le Liberland, une micronation, un paradis fiscal, où la notion de liberté individuelle est centrale. Depuis, ce territoire, qui s’inscrit dans le courant de pensée libertarien, n’a été reconnu par aucun État et personne ne peut y accéder. Timothée Demeillers et Grégoire Osoha sont allés voir de plus près et racontent leur expérience dans Voyage au Liberland. Nous avons échangé avec eux pour tenter de mieux cerner et le fond et la forme de cette micronation autoproclamée.

Qu’est-ce que le Liberland et à quoi ça ressemble ?

C’est un projet de micronation qui date de 2015, avec une idéologie libertarienne. Cette idéologie fait primer l’individu et la propriété individuelle sur tout le reste ; elle a donc pour objet de mettre en place le moins de services d’État possible. Le Liberland serait un pays dans lequel il n’y aurait que la police et la justice mais, pour l’instant, c’est encore à l’état de projet. En 2015, quand les personnes ayant eu l’idée de créer le pays sont allées sur place pour poser le drapeau, elles ont réussi à entrer, mais la police croate les a très vite empêchées de revenir.

Le Liberland, un bout de nature.©Liberland

Concrètement, aujourd’hui, le Liberland est un territoire qui n’est accessible à personne. Avant sa création, c’était une réserve naturelle et animale au sein d’un parc régional. Ça ressemble toujours à un bout de nature le long du Danube avec beaucoup de végétation et quelques animaux. C’était un lieu où de nombreuses activités d’écotourisme étaient proposées, avec quelques entreprises ou associations spécialisées dans la découverte de la nature. Cela reste une zone préservée, mais elle est totalement fermée. Les Liberlandais ont pour ambition d’en faire un nouveau Hong-Kong ou Monaco avec des buildings, des gratte-ciels… Mais on est très loin de ce projet, tout comme on est très loin de la terre préservée d’avant.

Qui est Vit Jedlicka, le Président de cette micronation ?

C’est un homme né dans les années 1980 en République tchèque, au moment où ce pays était encore dans le bloc soviétique. Sa famille a beaucoup souffert du communisme et, pour lui, l’État a spolié ses biens. Il en a tiré une haine assez tenace envers tout ce qui a un lien avec l’idée de collectivisme. Il est beaucoup plus en phase avec l’idéologie individualiste, ce qui fait de lui ce que l’on appelle un libertarien. Il s’est pris de passion pour les États-Unis, pour les concepts de liberté et de libéralisme, puis il a tenté de s’engager dans un petit parti politique conservateur socialement et très libéral économiquement. Il a participé à des campagnes électorales, mais il s’est très vite rendu compte que ce n’était pas avec ce parti qu’il pourrait changer la société. Il pense que le changement des esprits peut passer par d’autres formes, plus novatrices et contemporaines. De là lui est venue l’idée de créer une micronation de toutes pièces.

« Vit Jedlicka est un disciple d’Elon Musk. Ils ont un goût très prononcé pour l’argent et ne s’en cachent pas. »

Grégoire Osoha

Vit Jedlicka est aussi un disciple d’Elon Musk, c’est la personne à qui il aimerait ressembler. Ils partagent tous les deux l’amour de la technologie, spécialement de la technologie numérique. Ils ont également un goût très prononcé pour l’argent et ne s’en cachent pas. Pour eux, la qualité d’une personne s’estime à ce qu’elle a sur son compte en banque. Ils ont l’esprit d’entreprise comme point commun : ce sont deux personnes toujours aux aguets, dont les nouveaux projets sont le moteur de leur vie. Ils ont par ailleurs un certain goût pour la provocation. Bref, ils aiment frotter là où ça pique un peu !

Vit Jedickla, président du Liberland.©Liberland / Facebook

Tous deux se revendiquent grands défenseurs des libertés individuelles, mais ils sont aussi très conservateurs à pas mal d’égards. C’est un peu caricatural de dire ça, mais Vit Jedlicka est un homme blanc de bientôt 40 ans qui vient d’un milieu social plutôt aisé et qui n’est pas franchement très ouvert aux questions des minorités. Il y a, par exemple, très peu de femmes dans son équipe. Il n’est pas ouvertement homophobe, mais il n’a pas de mots très tendres non plus pour les minorités sexuelles en général. Tout cela en fait un personnage assez complexe, parce qu’à la fois il défend les libertés individuelles et, en même temps, il a une mentalité très conservatrice.

À la lecture de votre livre, on a l’impression que le Liberland est plus une start-up qu’un État…

Tout à fait. On est face à un Vit Jedlicka qui est imbibé de théories modernes et chez qui finalement l’appartenance à un pays n’est plus du tout reliée à une culture, une tradition ou une lignée de sang, mais uniquement à des intérêts économiques. Ses partisans ont la conception d’un État qui doit être réduit au minimum afin notamment de favoriser la liberté d’entreprendre individuelle. En cela, il y a une mentalité très « startupienne » dans ce projet, parce ceux qui y participent sont tous membres ou fondateurs de start-ups. Le but est de partir de quasiment rien, d’un petit bout de terre, avec l’objectif d’en faire un projet ultrarentable en peu de temps.

« Vit Jedlicka a créé un État en reprenant ses symboles (drapeau, président, timbres, territoire…), mais il les vide totalement de leur sens. »

Timothée Demeillers

Ils veulent attirer des investisseurs, notamment avec l’avantage numéro 1 du Liberland : il n’y a pas d’impôt. Il faut bien comprendre que les gens qui fréquentent Vit Jedlicka, qui l’admirent, possèdent plusieurs passeports : un pour payer moins d’impôts, un second pour domicilier son entreprise, un troisième pour sa résidence de vacances, etc. Cette multiplication de passeports fait que, fiscalement, on échappe aux impôts un peu partout où l’on est.

Pour l’instant, le Liberland n’est reconnu par personne. Officiellement, il s’agit d’une entreprise dont les statuts ont été déposés à Hong-Kong. Il se présente comme un État, mais on peut assez vite se dire que la devise « vivre et laisser vivre » est autant une devise qu’un slogan d’entreprise, le drapeau est le logo de l’entreprise, dont Vit Jedlicka serait le PDG. Il crée un État en reprenant ses symboles (drapeau, président, timbres, territoire…), mais il les vide totalement de leur sens.

« La cryptomonnaie est une monnaie parfaitement libertarienne. »

Timothée Demeillers

Pourquoi les cryptomonnaies ont-elles un rôle aussi important ?

Les cryptomonnaies y ont un rôle extrêmement important car elles sont vraiment l’outil monétaire qui correspond le mieux aux libertariens. Le libertarisme, c’est une philosophie dans laquelle on veut le moins de contrôle des pouvoirs publics possible et la cryptomonnaie, aujourd’hui, échappe à tout contrôle. Décentralisée, elle n’est contrôlée ni par l’État ni par les banques centrales. Il y a un anonymat quasi complet sur la détention de cryptomonnaies, on peut échanger sans être taxé par l’État, sans avoir à demander son autorisation. C’est une monnaie uniquement valorisée par la valeur stricte qu’elle a sur les marchés financiers d’échange, elle varie selon les lois de l’offre et de la demande. Sa valeur peut aussi être influencée par certains : on l’a vu avec Elon Musk qui, dès qu’il poste un tweet, fait monter ou descendre le cours du bitcoin de manière assez spectaculaire. C’est une monnaie parfaitement libertarienne.

Quel est le profil des citoyens du Liberland ?

Il est assez diversifié, bien que les citoyens soient principalement des hommes. Au départ, ce projet a attiré beaucoup de gens très différents, car quand tu crées un pays au nom de la liberté maximale, ça attire beaucoup de monde. Il y avait notamment des personnes entre 20 et 25 ans, venant d’un peu partout dans le monde, mais tous étaient issus d’un monde assez privilégié, étudiants en finance ou travaillant dans les univers de la cryptomonnaie.

« On trouve des gens extrêmement riches parmi les citoyens du Liberland. Beaucoup ont fait fortune dans les cryptomonnaies. On y trouve aussi des personnes moins riches, plus militantes, qui défendent l’idéologie libertarienne. »

Grégoire Osoha

Aujourd’hui, les gens tournant autour du Liberland sont toujours dans la haute finance, les cryptomonnaies, tout ce qui touche à l’optimisation fiscale, mais ils sont plus âgés et viennent des pays occidentaux et d’Europe de l’Est. Ils ont entre 40 et 50 ans et voient une opportunité de faire du business avant tout. Ces personnes sont toutes très antiétatiques, elles sont friandes de théories du complot et remettent en cause les doctrines officielles, la parole de la presse ou alors les propos véhiculés par les personnalités politiques des États en place.

On trouve des gens extrêmement riches parmi elles. Beaucoup ont fait fortune dans les cryptomonnaies. On y trouve aussi des personnes moins riches, plus militantes, qui défendent l’idéologie libertarienne. Elles vont essayer d’obtenir leur citoyenneté en travaillant trois mois de temps complet pour le pays. D’autres achètent leur pass pour 5 000 dollars.

Finalement, le Liberland existe surtout de manière virtuelle, grâce aux cryptomonnaies et maintenant dans le metaverse, une aubaine pour le Président de cette micronation…

Oui, exactement. Au départ, il y a eu la volonté de donner une existence physique au Liberland. Mais cela fait maintenant sept ans que Vit Jedlicka et son équipe ne parviennent pas à établir physiquement le pays. La police croate empêche toujours l’accès au territoire et met en prison quiconque essaie de s’y installer. Même si son pays n’a pas une existence dans la vraie vie, il commence à avoir une existence sur les réseaux sociaux. Les gens se revendiquant de ce pays sont convaincus qu’il existe. Et rien que par son existence sur les réseaux sociaux, ça lui donne de la valeur.

« Mon pays a 170 000 abonnés sur les réseaux sociaux alors que le ministère des Affaires étrangères de la Croatie n’en a que 1 200. Qui existe vraiment sur les réseaux sociaux ? Est-ce que c’est eux qui ont 1 200 followers ou est-ce que c’est nous qui en avons 170 000 ? »

Vit Jedlicka
Président du Liberland

Vit Jedlicka a toujours cette phrase : « Mon pays a 170 000 abonnés sur les réseaux sociaux alors que le ministère des Affaires étrangères de la Croatie n’en a que 1 200. Qui existe vraiment sur les réseaux sociaux ? Est-ce que c’est eux qui ont 1 200 followers ou est-ce que c’est nous qui en avons 170 000 ? ». Cela pose question, car, aujourd’hui sur les réseaux sociaux, une information est valorisée non pas parce qu’elle est vraie et vérifiable, ni pour la profondeur des thèses qu’elle défend, mais simplement au nombre de likes, de vues, de publications et de republications.

Le Liberland existe sur les réseaux sociaux beaucoup plus que dans la vraie vie, où il n’est pas près de voir le jour. Cela fait sept ans que son président essaie de trouver des idées alternatives pour continuer à faire le buzz, faire en sorte que les gens s’y intéressent, le soutiennent dans sa démarche. On ne sait même pas si Vit Jedlicka est vraiment déterminé aujourd’hui à avoir un pays physique. Ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un pays virtuel qui lui permette de domicilier des entreprises virtuellement.

Un Liberland virtuel.

Il a récemment eu cette idée de s’implanter dans le metaverse, un espace parfait pour lui ! Dans le metaverse, son pays n’a pas besoin d’avoir une reconnaissance internationale, ni même d’accords diplomatiques avec d’autres pays. Il y voit un débouché, mais c’est difficile pour l’instant de savoir ce que cela va donner. Disons que c’est une opportunité parmi tant d’autres.

Voyage au Liberland, de Timothée Demeillers et Grégoire Osoha, Éditions Marchialy, 300 p., 20 €.

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Article rédigé par
Kesso Diallo
Kesso Diallo
Journaliste