Entre œuvres à clés, sagas au long cours, thrillers sombres et fables inspirantes, le monde politique est une source d’inspiration infinie pour les romanciers. Revue d’effectif d’un genre littéraire foisonnant, mais qui peine souvent à conquérir les cœurs des critiques et des lecteurs.
Tous les cinq ans au mois d’avril, on assiste au même étrange ballet éditorial. Alors qu’un silence de cathédrale s’installe dans les grandes maisons de Saint-Germain-des-Prés et qu’un vide abyssal se fait sentir dans leurs programmes de parution, pourtant habituellement si chargés, quelques irréductibles fictions politiques viennent croiser le fer avec une campagne électorale qui vampirise la presse et l’actualité.
Le monde politique constitue un formidable réservoir narratif, dans lequel les romanciers aiment à puiser. Les campagnes et la conquête du pouvoir, les élections et l’appel aux urnes, l’exercice de l’État : on a vu fleurir, depuis plusieurs échéances présidentielles, de nombreux romans qui plongent au cœur de la séduction, des manigances, des idéaux et des renoncements intimement liés à l’impitoyable machine politicienne. Avec des formes riches et des visées diverses, ces œuvres forment un sous-genre intriguant, qui tient une place à part dans le paysage littéraire français.
Dans les coulisses du pouvoir
S’inspirer d’histoires vécues pour raconter les secrets du monde politique, témoigner tout en s’abritant derrière le voile de la fiction, s’amuser des frontières entre réalité et imaginaire : voilà ce qui pourrait être le credo de toute une partie de cette littérature. « Toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant existé ne saurait être que fortuite. » On ne compte plus dans le genre les œuvres à clefs bourrées de personnages qui représentent de façon plus ou moins explicite des figures bien réelles du monde politique. Parfois, ce procédé n’est qu’un clin d’œil malicieux au sein d’une fiction inventée de toute pièce, comme dans Anéantir (Flammarion, 2021), le dernier roman de Michel Houellebecq, dans lequel on reconnaît sous les traits de Bruno Juge le ministre Bruno Le Maire, grand ami de l’écrivain.
Mais, la plupart du temps, ces œuvres prennent la forme d’un roman vrai, d’une autofiction politique et d’un récit vu de l’intérieur. Dans Grand Amour (Points, 2014), Erik Orsenna raconte ainsi sous les traits de Gabriel, un alter ego littéraire, son expérience de conseiller culturel de l’Élysée. Parmi la truculente galerie de personnages, celui du président de la République rappelle sans équivoque François Mitterrand. Quentin Lafay, quant à lui, dans La Place forte (Gallimard, 2017) se sert de son expérience de conseiller à Bercy et de plume d’Emmanuel Macron pour écrire une satire de la vie dans un cabinet ministériel où l’on peut reconnaître, en filigrane, des personnalités publiques bien connues.
Dans la même veine, la tendance fut pendant un temps aux traditionnels journaux de campagne rédigés par des écrivains dans le vent. Dans L’Aube, le soir ou la nuit (Flammarion, 2007) et dans Rien ne s’est passé comme prévu (Grasset, 2012), les romanciers Yasmina Reza et Laurent Binet chroniquaient ainsi à leur manière la campagne de Nicolas Sarkozy et celle de François Hollande. Dans un style différent, celui qui allait devenir Premier ministre, Édouard Philippe, et le député européen Gilles Boyer écrivaient à quatre mains le roman trépident d’une campagne fictive en braquant les projecteurs sur les petites mains qui façonnent les succès électoraux. Autant d’œuvres dont l’ultraréalisme confine presque au travail documentaire et qui attisent la curiosité des lecteurs parce qu’elles les font pénétrer dans les coulisses du pouvoir.
Ton univers impitoyable
Mais, par sa nature même, parce qu’il touche à l’obsession tragiquement humaine pour le pouvoir, parce qu’il est le royaume des manigances et des lourds secrets, le monde politique apparaît aussi comme un redoutable terrain de jeu pour les romanciers du noir. À la croisée du polar et du thriller, les plus sombres fictions se servent de cet univers impitoyable pour tisser leur toile romanesque. Avec deux formidables sagas acclamées par la critique et écoulées à des centaines de milliers d’exemplaires, Sabri Louatah et Marc Dugain ont hissé haut les couleurs de la fiction politique. Dans Les Sauvages, une tétralogie parue à partir de 2011, le premier raconte l’accession au pouvoir d’un président de la République d’origine algérienne et l’entremêle avec la destinée d’une famille déchirée par le terrorisme. Un tableau saisissant de la France et une véritable déflagration, qui a même eu le droit aux honneurs d’une adaptation en série télé sur Canal + avec Roschdy Zem et le rappeur Fianso. Dans la trilogie de L’Emprise, parue de 2014 à 2016, l’écrivain et cinéaste Marc Dugain explore quant à lui les faces sombres du système politique français et entraîne politiciens véreux, industriels tout-puissants et redoutables espions dans un tourbillon romanesque à couper le souffle. De la même manière, dans Le Dernier Jour des fauves (Manufacture de livres, 2022), Jérôme Leroy façonne un redoutable thriller politique. Il raconte avec un style âpre et grinçant comment des hommes en costumes se piègent et se tuent pour profiter encore une fois d’une République à l’agonie.
Pour certains comme David Dufresne, le thriller politique devient même une arme redoutable pour marteler des messages. Avec 19h59 (Grasset, 2022), l’ancien reporter du journal Libération et réalisateur du documentaire choc Un Pays qui se tient sage (2020), nous plonge quelques jours avant l’élection présidentielle au cœur d’un événement qui va faire vaciller l’État. Il raconte le kidnapping du multimilliardaire Philippe Rex, patron de la chaîne Rex News, par un survivaliste qui ne souhaite qu’une chose : débattre en direct à la télé avec Emmanuel Macron pour donner une voix à ceux qui ne sont rien. Roman sous tension, brûlot plein de rage, son livre instille le malaise tant il pointe du doigt la déconnexion coupable des dirigeants avec le monde réel.
Les fables de la République
Mais s’il y a bien, en ces temps électoraux incertains, pour ne pas dire effrayants, un exercice littéraire qui a le vent en poupe, c’est celui de l’anticipation et de la fable dystopique. Alors que depuis 2002, l’extrême droite représente à chaque élection présidentielle une réelle menace, certains romanciers se sont essayés à imaginer le pire. Dans La Nuit du second tour (Albin Michel, 2017), paru à la veille de l’élection de 2017, Éric Pessan raconte à travers les yeux d’un couple qui vacille la nuit chaotique qui voit Marine Le Pen accéder au pouvoir. Dans Séisme (Robert Laffont, 2016), le sociologue Michel Wierworka décrit ce tremblement de terre politique du point de vue d’un journaliste américain, correspondant en France. Thomas Bronnec enfin, avec En pays conquis (Gallimard, 2019), se lance dans un récit plus insidieux où un Président de gauche doit céder et négocier avec une assemblée aux mains du Rassemblement national. Ces récits sombres et douloureux sont portés par une flamme particulière, celle d’écrivains en mission bien décidés à raconter l’impensable pour sensibiliser le lecteur au risque d’une violente gueule de bois.
À la dystopie douloureuse, la romancière Leslie Kaplan préfère, elle, l’absurde et la tragicomédie. Dans la géniale fable politique Un fou (P.O.L, 2022), elle imagine une situation ubuesque dans laquelle la France découvre, incrédule, que depuis plusieurs mois un imposteur usurpait la place, le rôle, la figure du Président. En interrogeant la question même du pouvoir et de l’autorité d’un homme sur une société, ce n’est plus le monde politique qui est au cœur de l’intrigue, mais bien la condition humaine tout entière.
Une littérature qui cherche toujours sa place
Malgré toutes ces œuvres riches et passionnantes, force est pourtant de constater que la fiction politique peine à se frayer un chemin dans le cœur des critiques et des lecteurs. Elle est sans cesse rattrapée par une lame de fond qui traverse depuis toujours la littérature française. L’idée plus que jamais d’actualité selon laquelle le roman, quelle que soit sa forme, son intrigue et le genre qu’il incarne, se doit d’être politique. On assiste, semble-t-il, à un retour des figures littéraires dans le débat public. Rarement au lendemain d’un premier tour d’élection présidentielle aura-t-on autant demandé l’avis des romanciers sur la destinée de la France : Annie Ernaux dans Libération, Régis Jauffret sur France Inter au micro d’Augustin Trapenard, Aurélien Bellanger et Constance Debré dans les pages de L’Obs. Se pourrait-il qu’on considère à nouveau les écrivains comme des observateurs sérieux du monde politique ? Se pourrait-il qu’on prenne enfin en compte leur grille de lecture unique pour appréhender les réalités électorales qui nous échappent ?
Par essence, le roman, en croquant notre monde et ses travers, en convoquant le passé ou en imaginant le futur pour mieux examiner le présent, est un traité aussi politique que poétique. Et si finalement les meilleures fictions politiques étaient celles qui n’en portaient pas le nom ? Celles qui comme Connemara (Actes Sud, 2022) de Nicolas Mathieu, par exemple, croquent sans en avoir l’air la société française, ses espoirs et ses travers ; ou celles qui, comme scandait Leslie Kaplan le mois dernier sur France Culture, font « politiquement de la littérature et pas de la littérature politique ».