Certains concepts psychologiques et philosophiques semblent parfois très (trop) compliqués. Pourtant, on les rencontre tous les jours, notamment dans les films et les séries. La preuve avec le syndrome de l’imposteur, décrypté par la psychanalyste Emma Scali.
L’expression “syndrome de l’imposteur” est entrée dans le langage commun depuis quelques années. À quoi correspond-elle exactement ?
En réalité, elle remonte aux années 1970, quand des psychologues ont étudié et interrogé une centaine de femmes qui exerçaient des métiers prestigieux. Le syndrome de l’imposteur s’applique essentiellement au domaine professionnel. Ce n’est pas une maladie, mais une forme de trouble lié à une faible estime de soi et un sentiment d’échec, avec un fond de dépression. Les personnes qui en sont atteintes ont l’impression de ne pas mériter le job ou le diplôme pour lequel elles sont reconnues.
C’est un mélange d’anxiété et de manque de confiance en soi qui provoque un sentiment d’imposture, et qui les amène à nier la justesse et le mérite de leur succès. Elles se disent qu’à un moment donné, les autres vont réaliser qu’elles ne sont pas celles qu’ils croyaient. Leur grande peur, c’est d’être “démasquées”. Elles ont du mal à accepter les notions de réussite et d’échec. Elles sont souvent perfectionnistes et aimeraient faire toujours mieux, quitte à s’épuiser au travail et finir en burn-out.
Ça me rappelle le personnage de Reese Witherspoon dans La revanche d’une blonde…
Oui, c’est juste ! C’est une élève surdouée et le syndrome de l’imposteur touche souvent les personnes autodidactes et les hauts potentiels intellectuels. Ils comprennent très vite et terminent les tâches sans grand effort. Du coup, ils doutent de leur qualité. Ils rejettent toute reconnaissance de leur travail et de leur succès. Ils les attribuent à la chance, aux connaissances extérieures, au piston… Ils ont l’impression de duper les autres, mais c’est délirant.
La Revanche d’une blonde est un bon exemple, car le syndrome touche beaucoup plus les femmes. En réalité, il se manifeste surtout chez les minorités. Dans les pays occidentaux, les hommes blancs de bonne famille sont généralement moins concernés.
Ce syndrome peut-il aussi se manifester dans les histoires d’amour ?
Je l’associe plus au travail. Dans l’amour, il va se manifester autrement, à travers un sentiment d’insécurité injustifié. Ce sont des personnes qui sont victimes d’un attachement anxieux ou ambivalent, et qui ont un besoin de connexion et de reconnaissance très fort. Ça peut aussi se manifester chez quelqu’un qui a un très joli physique et qui va penser qu’il n’est pas aimé pour son intelligence et sa personnalité. Ces personnes ont tellement peu confiance en elles qu’elles vont se saboter. Elles ont l’impression de ne pas être à la hauteur, donc elles vont s’organiser pour ne pas l’être et vérifier leurs croyances.
C’est intéressant de l’évoquer dans le cadre des relations amoureuses, car les comédies romantiques jouent sur le levier de l’imposture. Je pense notamment à L’Arnacoeur, où elle est réelle. Romain Duris ment sur son identité et doit faire capoter la relation de Vanessa Paradis. De la même manière, de nombreux personnages se construisent autour du mensonge. Ça met en place l’ironie dramatique.
Emma Watson, Kate Winslet, Rachel Zegler… De nombreuses actrices ont admis souffrir du syndrome de l’imposteur. Pourquoi ce phénomène touche-t-il plus particulièrement ce métier ?
Il y a plusieurs explications. Déjà, la question de l’image de soi est très présente dans ce secteur. Quand tu es une telle célébrité, c’est très difficile de faire le distinguo entre ta personne et l’image que tu renvoies aux autres. Et il peut y avoir un certain décalage entre les deux. Elles peuvent avoir l’impression d’être dans une supercherie, car elles sont à la fois dans un complexe de supériorité et elles ont aussi un besoin de reconnaissance qui est énorme. Tu ne deviens pas acteur si tu n’as pas un petit problème avec ton estime de soi. Tu te mets en avant, tu veux que les autres te regardent… C’est spécial. Dans un sens, tu as suffisamment confiance en toi pour t’exhiber, mais en même temps, pas suffisamment pour avoir besoin de le faire.
Le mouvement #MeToo a montré que ces métiers sont aussi très touchés par des harcèlements sexuels, voire des viols. Ça peut jouer. Les actrices peuvent se sentir réduites à l’état d’objet, avoir la sensation d’être adulées et reconnues en raison de leur physique, ou s’interroger sur les raisons de leur présence dans le casting. C’est très réducteur et ça crée des complexes. Ce qui est intéressant, c’est que le syndrome de l’imposteur ne disparaît pas avec la reconnaissance. Tu peux avoir tous les Oscars du monde, si tu penses que tu ne les mérites pas, tu vas rester dans cette insécurité profonde.
Selon le Journal of Behavioral Science, 70% des personnes dans le monde sont touchées par ce syndrome à un moment de leur vie. C’est donc un phénomène très répandu, mais qui n’est finalement pas très représenté dans la pop culture…
C’est peu représenté, car ça se base sur un ressenti. Ça parle de nos mécanismes narcissiques qui sont sabotés de l’intérieur, de notre sentiment de légitimité… C’est difficile de le transposer à l’écran et de mettre des images dessus. Le roman serait un meilleur biais pour en parler, car il nous permet d’accéder à la psychologie du personnage et à son intérieur. D’un point de vue dramaturgique, c’est plus compliqué. Les actions d’un personnage ne peuvent pas être motivées que par ce syndrome. On peut par exemple parler de ce phénomène à travers la peur de réussir, et le retrouver dans des personnages qui chutent. Batman peut être un exemple dans son incapacité à aimer et à vivre une histoire d’amour. Il assume le fait d’être un justicier, mais ne se donne pas le droit de réussir dans les autres domaines.
D’autres personnages sont-ils représentatifs de ce syndrome ?
Cendrillon ! C’est une jeune femme belle, intelligente et généreuse, mais son estime de soi est sapée tous les jours par sa belle-mère. Elle est dans un système pervers et toxique qui la met en permanence dans une situation d’échec. Mais, un jour, la fée marraine lui permet d’apparaître comme une princesse. En réalité, elle en a déjà toutes les caractéristiques : elle a la beauté, l’intelligence et la finesse de ce rang. La marraine lui donne simplement la reconnaissance extérieure et lui montre qui elle est dans le fond. Elle fait émerger son potentiel. Mais Cendrillon ne veut pas le croire, elle pense qu’elle est une imposture. Pour elle, tout s’arrête à minuit. Quand le prince cherche la propriétaire de la pantoufle de vair, elle n’ose pas se manifester car elle se dit qu’elle n’est pas assez bien.
D’ailleurs, on ne sait pas comment elle se sent dans le château, après son mariage. J’imagine qu’elle a l’impression d’être en décalage, comme pouvait l’être Grace Kelly. Ça doit être très difficile de trouver sa place dans cette société, avec ces étiquettes. On retrouve la même idée dans Pretty Woman, qui est clairement une vision moderne de Cendrillon. Elle a une vraie mésestime d’elle-même, liée à sa situation professionnelle. Elle n’arrive pas à reconnaître le fait qu’elle puisse être véritablement aimée.
Quelles en sont les causes ?
L’une d’entre elles est liée à notre relation avec nos parents et la manière dont ils nous ont élevés. Il faut qu’il y ait une sécurité affective suffisamment importante pour que l’enfant puisse faire face aux échecs et aux réussites de la vie. C’est ce qui est arrivé aux sœurs Williams et on le voit bien dans La Méthode Williams. Le père a bien fait le job sur ce plan-là – même si on peut le remettre en question sur d’autres points. Grâce à lui, elles sont sûres d’elles et de leurs capacités. Elles pensent qu’elles peuvent être les meilleures dans leur discipline. Les parents doivent sécuriser leurs enfants pour qu’ils deviennent autonomes, mais il faut trouver un juste milieu.
Ils doivent leur montrer qu’ils sont la huitième merveille du monde, mais en même temps leur offrir la lucidité pour qu’ils comprennent qu’ils ne le sont pas. C’est complexe. Il ne faut pas entrer dans le : “Tu es génial”, “Tu es nul”, car ça peut créer des insécurités. Ils ne doivent pas les éduquer “à la dure”, ni comme des rois. S’ils sont trop complaisants avec eux, ils vont penser que tout leur est dû. Pour qu’ils soient dans une situation suffisamment sécurisante, ils doivent faire comme la marraine dans Cendrillon : leur montrer leurs capacités, et ensuite les laisser se débrouiller.
Ce syndrome est-il inné ou se construit-il au fil de notre vie et de nos expériences ?
On le construit. Il peut dépendre de notre relation avec nos parents, du système scolaire ou des activités sportives. Leurs manières de fonctionner vont générer des confiances différentes. Par exemple, dans le sport, tu remets ton titre en jeu en permanence, donc tu apprends à avoir confiance en toi, même dans la défaite. C’est quelque chose qui se construit, mais on sait aussi que les minorités sont plus touchées par ce phénomène.
Tu ne choisis pas le fait de naître femme ou de telle origine, donc quand tu te retrouves en minorité dans un pays, tu vas plus facilement hériter de ce syndrome et devoir le déconstruire. C’est une croyance limitante qui te met un plafond de verre au-dessus de la tête et qui te donne l’impression de ne pas pouvoir t’affirmer tel que tu es. C’est pour ça qu’on est autant touchés par ces biopics qui nous racontent l’histoire de personnes qui ont fait de grandes choses malgré leurs origines.
Les névroses de Luke Skywalker sont-elles liées à ce syndrome ?
Il ne se pose pas vraiment la question de savoir s’il est l’élu. Je n’ai pas vraiment l’impression qu’il soit touché par ce sentiment d’imposture.
Mais cette question est centrale chez Harry Potter ! Il n’arrive pas à croire qu’il est vraiment l’élu, lui…
Oui, c’est un bon exemple du syndrome de l’imposteur. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il est l’élu, mais ça lui parait bizarre. Ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’il a une part d’ombre très forte, car c’est un horcruxe de Voldemort. Il assume sa part de sorcier, mais pas sa puissance. En général, les personnages à qui l’on attribue le rôle “d’élu” n’y croient pas, comme Frodon. Ils se demandent sans cesse : “Pourquoi moi ?”. Ils se disent qu’ils ne peuvent pas y arriver, qu’ils ne sont pas assez bons, etc. Ce sont des personnages orphelins et leur sécurité affective ne s’est pas bien construite. Chez Harry Potter, c’est une catastrophe. Son oncle et sa tante l’ont mis au ban, il a été maltraité… Donc, forcément, quand on lui dit qu’il est l’élu, il a du mal à y croire. On lui a toujours répété à quel point il était nul. En plus, il est profondément doué. Les tours de magie ne lui demandent pas un travail conséquent, il est juste fort. Donc il se remet sans cesse en question.
Comment se sortir de ce syndrome ? On ne s’appelle pas tous Harry Potter et on ne vit pas toutes ces aventures extraordinaires qui peuvent nous prouver qu’on est formidables.
Il y a un gros travail de reconnaissance et d’amour de soi à faire. Il faut identifier le sentiment d’imposture quand il se présente et exprimer ses émotions. Ensuite, il est nécessaire d’accepter ses qualités et ses défauts. Il faut aussi savoir faire la différence entre le syndrome de l’imposteur et l’humilité. Le doute est nécessaire pour progresser dans la vie. En revanche, il ne faut pas toujours douter du fait que les autres nous veulent du bien sans raison. Il ne faut pas tout remettre en question. L’un des outils les plus efficaces, c’est l’adoption d’un regard bienveillant sur soi et sur l’autre. Il faut être doux et accepter d’avoir peur, de se tromper, d’être jugé, de décevoir, d’échouer et de réussir. On doit arrêter d’être tyrannique avec soi-même et accepter les compliments.
Emma Scali est psychanalyste, actrice, réalisatrice et co-autrice de Saison. La revue des séries.