Décryptage

Sexualité : de la libération des tabous aux contenus ultra-explicites, les séries en  montrent-elles trop ?

19 avril 2022
Par Héloïse Decarre
Aucun acteur ni aucune actrice n’ont été doublés lors du tournage des nombreuses scènes très explicites de la  série espagnole “Élite”.
Aucun acteur ni aucune actrice n’ont été doublés lors du tournage des nombreuses scènes très explicites de la série espagnole “Élite”. ©Netflix

Nudité, positions explicites… Fini la suggestion. Les scènes érotiques sont devenues légion dans les séries. La sexualité y est abordée de manière décomplexée et de plus en plus réaliste, allant parfois jusqu’à flirter avec les limites de la pornographie.

Deux jeunes hommes nus, allongés l’un sur l’autre, se caressant et s’embrassant langoureusement, sans que la caméra ne se retire de la scène, bien au contraire… Cette séquence pourrait être issue d’un film érotique, et pourtant. Il s’agit d’un extrait d’Élite (saison 1, épisode 7), une série espagnole à destination des adolescents qui cartonne sur Netflix. La scène d’amour entre Ander (Arón Piper) et Omar (Omar Ayuso) est loin d’être anecdotique : elle n’est qu’un exemple parmi les nombreuses mises en scène très suggestives de la série. Et elle n’est sûrement pas la plus explicite, si on tient compte de la totalité de l’univers des séries ces dernières années.

Avec l’arrivée des plateformes de streaming, de nouvelles représentations sexuelles

Pourtant, encore récemment, la sexualité dans les séries – quand elle était mentionnée – était surtout suggérée, comme le rappelle Leila Darabi. Cette journaliste américaine a travaillé dans le milieu de la santé sexuelle pendant 20 ans. En 2020, elle a créé avec sa complice Lori Adelman le podcast Cringewatchers, qui décortique les séries en analysant leur traitement des thématiques sexuelles. « Si on remonte dans le temps et qu’on regarde des sitcoms comme Friends, on voit que les personnages ont des rapports sexuels presque tout le temps !, fait remarquer Leila Darabi. Mais ils n’en parlent pas, la plupart du temps ils se contentent d’en rire. » Et, surtout, on ne voit pas ces moments charnels à l’écran.

Et puis, en quelques années, on glisse de ces simples mentions humoristiques et très pudiques (comme lorsque Monica explique à Chandler ce qui fait jouir les femmes en utilisant des numéros et un schéma) vers des représentations beaucoup plus explicites de parties de jambes en l’air avec, notamment, l’avènement de Sex and the City. Un changement d’abord dû à l’évolution des mœurs, selon Leila Darabi, mais aussi à la multiplication des chaînes privées et des plateformes de streaming. « Ça a ouvert des portes aux États-Unis : avec HBO, avec Netflix, les règles ne sont plus les mêmes qu’à la télévision classique, et les producteurs peuvent montrer une plus grande diversité d’histoires. »

Avec la libération des représentations sexuelles sont apparues sur les écrans toutes formes d’amour : couples gays, lesbiens, plans à trois, orgies…©Netflix

Alors que la télévision et le cinéma sont de plus en plus frileux à l’idée de financer des contenus inédits et « risqués », les créateurs en recherche de nouvelles représentations se rabattent sur les séries, comme l’a confirmé la réalisatrice et journaliste Ovidie cette année au festival Séries Mania de Lille, lors d’une conférence sur la sexualité et les séries. « Sur impulsion des plateformes, les règles sont complètement rebattues : ce qui est considéré [interdit aux] moins de 16 ans sur Netflix ne correspond pas à ce qui va être considéré [interdit aux] moins de 16 ans d’après la signalétique du CSA ou du CNC », indique-t-elle.

Il y aurait donc plus de tolérance à l’égard des contenus diffusés sur les plateformes, alors que la télévision, média de moins en moins regardé par les jeunes générations, est plus attentive aux contenus pouvant choquer son public. Illustration parlante : la récente minisérie Pam & Tommy, qui retrace la divulgation de la sextape de la star des années 1980 Pamela Anderson et de son mari Tommy Lee, batteur de Mötley Crüe. Disponible sur Disney +, plateforme qui, de toute évidence, est susceptible d’attirer un public en grande partie mineur, la série ne manque pourtant pas de gros plans sur le sexe masculin. Une représentation crue qui serait immédiatement classée interdite aux moins de 18 ans à la télévision.

Des représentations plus crues, mais aussi plus diverses et réalistes

Le public, lui, semble plus intéressé que choqué par ces évolutions : les audiences de ces séries sans filtres sont au plus haut. La première saison d’Euphoria, mettant en scène les expériences brutales – et souvent d’ordre sexuel – vécues par des adolescents, a réuni en moyenne 5,6 millions de spectateurs et spectatrices sur la plateforme de HBO. « Ces nouvelles séries, avec de meilleures représentations, apportent aux créateurs de nouvelles audiences potentielles. Ces représentations, plus diverses résonnent avec le vécu de ceux qui sont déjà abonnés, et elles attirent un nouveau public qui va s’identifier à elles », résume Leila Darabi.

Effectivement, si le sexe est présent en masse dans tous les médias, il reste extrêmement stéréotypé. Mais ces nouveaux codes en matière de sexualité, plus libérés, permettent au public de mieux s’identifier aux personnages. Les showrunners osent des représentations plus diverses : scène lesbienne dans Euphoria, plan à trois dans Elite… Des mises en scène forcément plus explicites, mais qui ont l’avantage de rendre les relations sexuelles « normales » et décomplexées.

Entre érotisme et pornographie, des frontières floues

Ces représentations réalistes, c’est d’ailleurs ce qui différencie ces séries « libérées » de la pornographie, réputée pour son infidélité à la réalité. Pourtant, cette différence n’est plus si évidente. « La ligne entre le divertissement et le porno devient floue », confirme Leila Darabi. Pour la spécialiste, si les deux genres en appellent à une certaine forme de voyeurisme, ils sont tout de même loin de se confondre complètement. « Un film qui est centré autour du sexe du début à la fin, c’est du porno. En revanche, s’il y a une histoire, des personnages qui évoluent, on reste dans la série classique », explique la journaliste.

Les productions sont donc finalement éloignées du X, et contrent même son influence. Vue d’un mauvais œil par certains – Euphoria a par exemple été accusée de promouvoir, entre autres, le sexe sans lendemain – l’érotisation des séries pourrait en effet avoir un impact positif, voire pédagogique sur leurs jeunes spectateurs et spectatrices. « Ce qu’on a étudié jusqu’à présent, ce sont les effets du porno sur les jeunes. Mais l’impact positif de voir comment fonctionne vraiment le plaisir féminin, de voir une diversité de plaisirs différents, lui, n’est pas encore connu !, souligne Leila Darabi. L’argument est toujours le même : si vous leur donnez accès à l’éducation sexuelle […], les jeunes auront plus de relations sexuelles… En fait, il n’y a aucune preuve de cela ! Et c’est même le contraire : si vous n’êtes pas éduqué, vous avez plus de risques d’attraper des maladies sexuellement transmissibles… », pointe-t-elle.

Le consentement au cœur des préoccupations

Être au contact de ces représentations plus justes serait donc une chance pour les adolescents de se libérer des normes toxiques ou excluantes véhiculées par la pornographie. Les
scènes très explicites des séries d’aujourd’hui permettent notamment d’aborder l’importance du consentement dans les relations sexuelles. C’est le cas de façon éducative dans Sex Education par exemple, mais aussi de façon beaucoup plus difficile dans certaines scènes de viols, que ce soit dans Euphoria ou dans Game of Thrones – qui rappelle que même les puissantes reines peuvent être victimes d’agressions sexuelles.

À cause de ses nombreuses scènes intimes sans filtres, la série Euphoria a été accusée de promouvoir le sexe sans lendemain chez les adolescents.©HBO

L’importance du respect des volontés de chacun dans l’intimité s’observe également sur les plateaux, où interviennent de plus en plus un nouveau genre de spécialistes : les coordinateurs et coordinatrices d’intimité. Ces chorégraphes du sexe accompagnent les acteurs et actrices dans ces scènes intimes de plus en plus authentiques, où les doublures sont en voie d’extinction. L’acteur Arón Piper a par exemple confirmé qu’aucune des scènes très chaudes d’Élite n’a été doublée. Mais face à de telles pratiques, les showrunners semblent rester à l’écoute des demandes des acteurs et actrices. En atteste l’actrice Sydney Sweeney, interprète de Cassie dans Euphoria.

Alors que son personnage faisait l’objet de très nombreuses scènes de nu, que la comédienne ne jugeait pour la plupart « pas nécessaires », elle n’a pas hésité à en faire part au créateur de la série, Sam Levinson. Le réalisateur a pris en compte sa remarque et supprimé certains des passages décriés. Ce qui n’a pas empêché Sydney Sweeney d’exprimer son regret face à sa performance éclipsée. « Je ne pense pas que l’on pose aux hommes les questions que l’on me pose sur la nudité », a-t-elle regretté dans une interview à Madame Figaro.

À la fin des années 1990, les héroïnes de Sex and the City brisaient des tabous en parlant ouvertement de leur sexualité.©Landmark/Starface

Parce que oui, malgré tout, l’égalité et « la notion de consentement [sont] toujours rare, et [ne sont] définitivement pas la norme » dans le monde des séries, rappelle Leila Darabi. Beaucoup d’éléments restent peu ou mal représentés. Selon la journaliste Iris Brey, présente aux côtés d’Ovidie au festival Séries Mania de Lille, « trois M » restent invisibles dans les séries : « les femmes mères, les femmes ménopausées et les femmes qui ont leurs menstruations [tout en continuant] à avoir une activité sexuelle. » Pas de doutes, ces frontières seront abattues tôt ou tard, dans une industrie de plus en plus féminisée et déterminée à se libérer de tout tabou.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste