Un adolescent intelligent, mais en souffrance, se bat dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux pour alimenter une notoriété virtuelle et oublier un père violent. La première bande dessinée de Mélissa Morin est aussi douce qu’enragée.
Andréas a eu les encouragements au dernier trimestre ; il s’attèle maintenant à la préparation du brevet des collèges. L’adolescent aux traits doux et ronds enfonce la tête dans sa capuche dès qu’il le peut et passe le plus clair de son temps avec ses amis, Chloé et Elie. Ils mangent des chips, boivent des sodas, bavardent pendant les cours, jouent aux jeux vidéo et au foot – une adolescence normale, en somme. Sauf qu’Andréas est aussi une petite star locale dans une discipline peu ordinaire : il passe son temps à se battre contre d’autres enfants lors de combats organisés. Filmées par Chloé, les vidéos des combats sont ensuite diffusées sur les réseaux sociaux et récoltent de plus en plus de likes – une forme d’amour qu’Andréas, connu sur Internet sous le pseudonyme de Tyler D., ne trouve nulle part ailleurs. La rage animale qui hante le jeune garçon s’intensifie alors que son père alcoolique et violent revient à la maison. Un oncle nomade, membre d’une communauté de gens du voyage, va l’aider à retrouver un peu de sens et d’espoir.
Prêt à tout faire exploser
Rien d’anodin dans le choix du pseudonyme d’Andreas, Tyler D. : D. pour Durden, comme Tyler Durden, le personnage marginal et violent incarné par Brad Pitt dans Fight Club (David Fincher, 1999). Dans ce film mythique, l’organisation de combats cristallise la violence de cadres moyens et de futurs militants en passe de faire imploser le système. Et, précisément, Andréas n’a rien d’inconséquent : lui aussi, il veut tout faire péter – dans l’espoir de récolter un peu de gloire, un peu d’attention. À quoi bon respecter les règles si son environnement le rejette ? Malgré sa bienveillance, la mère d’Andréas est dépassée par les événements ; elle est seule et reste sourde et aveugle au comportement toxique du père. Réside pourtant dans cette situation de violence aussi latente qu’extrême une terrible banalité – une aura qui habite aussi le décor du récit. Des lieux sans identité marquée, qui pourraient se trouver partout en France : une maison de petite ville, un collège pas loin, à la lisière d’une forêt communale. Un environnement tellement normal, tellement basique, qu’il en devient inquiétant, voire oppressant – en ce qu’il permet à la violence de s’exercer sur Andréas comme un démon se glisse, sans crier gare, dans les rêves.
L’autrice Mélissa Morin, ici au scénario et au dessin pour sa première création seule, enrichit son récit par la constitution d’un territoire intime au contraire très marqué. Quand Andréas dort, quand il est seul dans sa chambre et qu’il a laissé son téléphone de côté, il (re)devient un enfant en proie à des cauchemars. Dans des rêves hallucinés, Andréas se voit persécuté par des chiens féroces – bave aux lèvres, yeux injectés de sang et crocs acérés. Ce sont là deux des plus belles cases de Chien hurlant : une sorte de cerbère affamé aboie, le trait n’a plus rien de normal, il est devenu physique, organique, menaçant. Et cette vignette mène à Andréas, allongé sur le dos, dans son lit, en pleine nuit, lèvres entrouvertes, yeux écarquillés, mine tourmentée. Il apparaît alors comme ce qu’il est réellement : bien plus qu’une brute, un enfant à qui l’on vole la légèreté de ses années d’insouciance.
Une fin enivrante – et un peu frustrante
La violence du propos est d’autant plus forte qu’elle contraste avec la douceur de la narration, du trait et des couleurs. À la rage des personnages s’oppose ainsi la quiétude du dessin. C’est le feu sous la glace, c’est l’eau qui dort… Avec une touche d’espoir qui pointe, une possible issue de secours : l’arrivée de l’oncle, Angus, soucieux de prendre soin de son neveu. Membre d’une communauté de gens du voyage, habitant une roulotte, il n’est pourtant pas pris au sérieux. Mais ce mode de vie, qui s’extrait de certaines normes pour composer avec d’autres, pourrait sauver Andréas. Le dernier quart de Chien hurlant réserve des pages particulièrement poétiques, riches en rencontres et en éveil. Mais la bande dessinée de Mélissa Morin s’arrête un peu trop soudainement. L’intense charge poétique qui porte sa création allait éclater dans cette incursion chez les gens du voyage et dans la vie d’Angus – personnage qu’on aurait voulu connaître plus et qui manque un peu de présence et de corps.
Chien hurlant porte en lui le sceau appuyé d’une influence nord-américaine pour conter une histoire universelle : l’adolescence est un territoire trouble dans lequel chacun avance à tâtons. Caminantes, no hay caminos, hay que caminar... (« Vous qui marchez, il n’y a pas de chemin, il n’y a qu’à marcher. »)