De Dans leur regard au Président foudroyé, Netflix attache souvent ses fictions à des faits historiques bien réels. Un exercice qui nécessite une transformation du passé en divertissement calibré, faisant de la grande histoire un thriller politique dans lequel l’émotion remplace l’archive. Faut-il s’en inquiéter, ou simplement apprendre à décoder ?
Ce 6 novembre 2025, Netflix lance Le président foudroyé, minisérie historique traitant en quatre épisodes seulement l’ascension fulgurante et – spoiler alert – l’assassinat du 20e Président des États-Unis, James A. Garfield, en 1881. Un fait oublié remis au goût du jour sous la forme d’un thriller politique efficace et romancé.
Tirée du best-seller Destiny of the Republic (2011) de Candice Millard, la série applique avec précision tous les ingrédients de la recette Netflix : un héros moral (incarné par le toujours impressionnant Michael Shannon), un système corrompu (comme un pied de nez à l’Amérique d’aujourd’hui) et un tueur illuminé persuadé d’agir pour la bonne cause (le très juste Matthew Macfadyen, découvert dans Succession). Jusqu’à réécrire profondément l’histoire des États-Unis ?
Un meurtre présidentiel au format Netflix
Écrite par le scénariste Mike Makowsky [Bad Education (2020), Seuls sur Terre (2018)], Le président foudroyé n’est pas seulement un drame d’époque : c’est aussi un puissant manifeste. Au travers de ses fictions, la plateforme ne se contente pas de raconter l’histoire des États-Unis, elle la met en tension. Dans cette minisérie, les discours deviennent ainsi des prouesses littéraires, les débats institutionnels des scènes de duels, les prises de décision des faits héroïques, inscrivant bientôt le XIXᵉ siècle sur les traces de House of Cards (2013) – Netflix s’autocitant avec talent.

En résulte une série très rythmée, portée par un casting de grande qualité, mais dans laquelle même la musique se fait anachronique. La plateforme pousse ainsi toujours plus loin une mécanique bien huilée et déjà observée dans À l’aube de l’Amérique – autre exemple dans lequel la frontière entre réalité et fiction devient le vrai sujet du récit.
Depuis Dans leur regard (Ava DuVernay, 2019), Netflix a compris que les true crime et le docu-drame engagé étaient du pain béni pour toucher son audience, et en a fait une véritable signature. L’idée ? Rejouer les traumatismes historiques en leur instillant des codes de la série : cliffhanger, ellipse narrative et autres plots twists.

La série d’Ava DuVernay a été un succès public, mais cette première tentative était, aussi, un casse-tête juridique – un avertissement de dramatisation a même dû être ajouté après une affaire judiciaire. À croire que tout cela aurait pu mettre un coup d’arrêt à cette stratégie netflixienne. Que nenni. Au fil du temps, la plateforme a multiplié ce genre de fictions et Le président foudroyé n’échappe pas à la règle. On y retrouve le même équilibre instable entre pédagogie et efficacité dramatique. Et, à ce petit jeu là, Netflix choisit toujours le spectacle.
De la salle de classe au binge-watching
Ces séries sont loin de respecter le programme scolaire : ici, l’histoire n’est pas une discipline, mais un matériau à sensations susceptible de capter l’audience. L’ensemble des choix éditoriaux – visuel de promotion, casting, date de sortie – est de ce fait dicté par une analyse approfondie des données de visionnage.

À ce titre, les chercheurs de la Liberty University ont théorisé une véritable « algorithmic culture » pour évoquer une culture populaire, une histoire commune aujourd’hui plus nourrie par les algorithmes (réseaux sociaux, plateformes de streaming…) que par les travaux des historiens. C’est cette logique qu’on retrouve dans Le président foudroyé : Netflix distille avec habileté des éléments narratifs bien connus et attendus par son public.
On y retrouve une histoire d’amour poignante, deux récits de vie parallèle qui finissent par se croiser ou encore des trahisons politiques et des retournements de veste en veux-tu en voilà. Le même processus que l’on observait déjà dans la construction narrative de Mob War : Philadelphie contre la mafia, œuvre dans laquelle la plateforme transformait un épisode criminel bien réel en série feuilletonnante et addictive.

Plus loin que ces deux exemples, cette industrialisation du passé traverse tout le catalogue de la plateforme. Si la série Self Made : d’après la vie de Madam C.J. Walker (2020) donne du cachet à la biographie d’une pionnière noire américaine, le film Les sept de Chicago (Aaron Sorkin, 2020) raconte un procès-fleuve en drame idéologique et le Mank de David Fincher (2020) réécrit l’histoire du Citizen Kane d’Orson Welles.
Le drame plutôt que le document
Pour donner à son audience ce qu’elle attend (tout du moins, selon les algorithmes), la « méthode Netflix » repose avant tout sur un geste formel : transformer le fait en fiction. Ainsi, dans Le président foudroyé, le tueur Guiteau se voit doté d’un background familial, d’un passé tragique susceptible d’expliquer son geste et de nous faire ressentir de l’empathie pour lui. Cette mise en scène du trauma, dont Netflix est friand, a été théorisée par l’université de Cambridge sous la notion de « trauma-tainment », dans laquelle se rencontrent donc le traumatisme et le divertissement.

Dans les productions qui usent et abusent de ce procédé rhétorique, l’émotion prend toute la place, nous faisant oublier d’interroger les faits. Le public pleure, frémit, mais oublie de se questionner. Comme notre journaliste le soulignait déjà dans l’article « Numéro inconnu, le nouveau true crime glaçant de Netflix », le géant américain fait de ces récits des narrations redoutables, au risque, cependant, d’en vider la substance ou d’altérer les faits.
La forme choisie renforce d’ailleurs souvent ce glissement : en faisant le choix d’un montage nerveux ou de l’utilisation de musiques dramatiques aux sonorités contemporaines, Le président foudroyé nous invite dans un XIXᵉ siècle qui n’a jamais existé, créant ce que des chercheurs d’Academia.edu prénomment « l’illusion docudrame ».
“Fake news” ? Une mémoire sous influence
Derrière cette esthétique, Netflix a un véritable objectif d’audience en ligne de mire. Pour l’entreprise, ce sont les données de visionnage qui dictent les choix de narration. Et ces dernières réclament des récits d’aventures, vecteurs d’émotions bien ancrés dans nos réalités contemporaines. Ainsi, la plateforme tend à privilégier des histoires qui dénoncent les injustices (humanisant l’assassin Guiteau), corrigent les oublis (celui du Président Garfield), ou alimentent le débat au prisme des problématiques contemporaines (la femme du Président est adaptée au contexte post-MeToo).
Le résultat ? Une mémoire populaire certes planétaire et inclusive, mais aussi plus standardisée. Ce changement structurel, déjà présent dans les docu-drames ou les true crimes, s’installe donc de plus en plus dans les formats fictionnels qui s’intéressent à des faits réels. Des formats de plus en plus utilisés par les géants du streaming – Netflix, mais pas uniquement – et qui changent notre rapport au réel, en troquant l’information pour la narration et confirmant, comme si l’actualité ne suffisait pas à nous le rappeler, que nos sociétés sont passées dans la post-vérité.