Entretien

Laurie Agusti pour Rouge signal : “Ce sentiment de misogynie est très répandu dans la société”

14 novembre 2025
Par Benoît Gaboriaud
“Rouge signal” est sélectionnée pour le prix BD Fnac France Inter 2026.
“Rouge signal” est sélectionnée pour le prix BD Fnac France Inter 2026. ©Éditions 2042

Véritable BD coup de poing, Rouge signal tire la sonnette d’alarme. L’autrice-dessinatrice Laurie Agusti y pointe un phénomène qui se répand comme une traînée de poudre : le masculinisme. L’Éclaireur l’a rencontrée !

Rouge signal s’ouvre sur un feu de forêt flamboyant, comme pour nous alerter d’un danger : celui de la montée du masculinisme, qui touche les hommes de toutes les classes sociales. Loin des clichés sur la virilité en banlieue, le récit oscille entre la vie d’Alexandre, jeune cadre solitaire et maladroit avec les femmes, enfermé entre les murs de son appartement et ceux de son entreprise, et celle de jeunes femmes pétillantes, qui partagent confidences et fous rires dans une onglerie. Entièrement réalisé à la gouache et dans des couleurs très pop, le dessin contraste ingénieusement avec la violence du propos, et évolue parfois vers l’abstraction, renforçant ainsi le sentiment d’incompréhension que nous éprouvons face à cet homme qui se nourrit de cette pensée toxique. Sans jugement, Laurie Agusti ne fait que montrer une réalité. Le ton est juste, le propos bouleversant. Du grand art !

Dans cette BD, vous abordez deux thèmes aujourd’hui très médiatisés : la sororité, mais surtout les dérives masculinistes. Qu’est-ce qui vous a motivée à traiter ce sujet brûlant ?

Quand je me suis lancée dans ce projet, en 2018, je voulais avant tout écrire sur le rapport entre l’individu et le groupe. Je me suis alors renseignée sur les groupes politiques, les sectes et sur les rapports de domination qui pouvaient exister au sein de ces communautés. De fil en aiguille, je suis tombée sur les sphères masculinistes. J’ai découvert l’ampleur du phénomène, constitué de nombreux courants différents, mais dont on ne parlait presque pas en France. J’ai alors choisi d’emprunter cette voie.

À l’époque, il existait peu d’ouvrages sur ce thème en France. Vous vous êtes alors plongée dans celui du chercheur canadien Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité, pour vous documenter.

En effet, lorsque je cherchais à me renseigner sur le sujet en France, j’ai rapidement été orientée vers des ouvrages et des chercheurs québécois. En 1989, leur histoire a malheureusement été marquée par un événement tragique : la tuerie de l’École polytechnique de Montréal. Un jeune étudiant était entré dans une salle de cours pour assassiner volontairement des femmes.

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À l’époque, la dimension politique de son geste n’avait pas été mise en avant, alors qu’il avait clairement affirmé vouloir “combattre les féministes” et laissé des écrits en ce sens. En poursuivant mes recherches, je suis assez vite tombée sur l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri. J’y ai découvert toute l’histoire de la masculinité, de l’Antiquité à nos jours, une histoire construite sur la peur des hommes de perdre leur statut dominant.

La série britannique à succès Adolescence aborde justement ce sujet avec force, mais vous avez écrit votre ouvrage avant sa diffusion. Qu’en avez-vous pensé ?

J’ai regardé la série Adolescence après avoir terminé mes planches. Le personnage est très bien écrit. En me documentant, j’avais lu plusieurs études sur de jeunes Anglais, notamment sur leur défiance vis-à-vis du féminisme et des femmes. Mais, pour ma part, je me suis davantage intéressée à une classe d’âge comprise entre 25 et 35 ans, dont je me sens plus proche. La série et mon ouvrage se complètent assez bien.

Rouge signal de Laurie Agusti. ©Éditions 2042

Alexandre est très éloigné du cliché de l’homme viril et agressif, souvent venu de banlieue. À première vue, il semble “bien sous tout rapport”. Était-ce important pour vous de jouer sur ce contraste ?

J’ai imaginé le personnage d’Alexandre en lisant aussi bien des conversations sur des forums que des travaux de sociologues. Je me suis rendu compte que ce sentiment de haine, de misogynie ou de défiance vis-à-vis du féminisme est très répandu dans la société, tout est une question de degrés. On le retrouve aussi bien dans les milieux populaires que dans la classe moyenne ou les environnements très privilégiés. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt le “mec normal”, celui qui dérive petit à petit. Je pouvais aussi m’y identifier plus facilement, et ainsi mieux imaginer comment Alexandre allait se laisser influencer.

Alexandre tombe sous l’emprise d’un collègue, mais il se nourrit aussi des réseaux sociaux. Sur lesquels vous êtes-vous documentée ?

J’ai regardé pas mal de vidéos sur des forums et sur YouTube pour mieux comprendre ce sentiment de déclassement, cette impression d’être dépossédé par les femmes. En revanche, j’ai fait l’impasse sur TikTok. En 2018, l’application, davantage tournée vers les adolescents ou les très jeunes adultes, n’était pas encore aussi développée qu’aujourd’hui, et surtout, elle ne s’adresse pas à Alexandre, jeune actif !

Rouge signal de Laurie Agusti.©Éditions 2042

Le récit est très prolixe, presque naturaliste sur le plan littéraire, alors que le graphisme tend, parfois, vers une forme d’abstraction.

J’ai retenu la leçon de l’illustrateur Guy Billout, qui m’avait dit, lors de notre rencontre, que le dessin et le texte ne devaient pas être redondants, mais au contraire qu’il fallait qu’ils apportent des informations complémentaires. Je suis, en effet, assez sensible à l’abstraction, qui me permet d’apporter des respirations graphiques, et ainsi de mieux équilibrer le récit et de le rendre plus léger.

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