Critique

La Cerisaie par Tiago Rodrigues au Théâtre de l’Odéon : une expérience sensible vivifiante

21 janvier 2022
Par Hugo Mangin
La Cerisaie par Tiago Rodrigues au Théâtre de l’Odéon : une expérience sensible vivifiante
©Christophe Raynaud de Lage

Après avoir ouvert le festival d’Avignon en 2021, son futur directeur, Tiago Rodrigues, a transporté sa mise en scène de La Cerisaie d’Anton Tchekhov du Palais des Papes au Théâtre de l’Odéon (Paris).

Une pièce-univers

Montée pour la première fois en 1904 par un Tchekhov malade, La Cerisaie est une comédie tragique ; un chef-d’œuvre qui signe, 13 ans avant la révolution de 1917, la fin du XIXe siècle russe. Tchekhov semble y répondre à Dostoïevski : il lui emprunte ses personnages obsessionnels et pathétiques, tout en dessinant les contours d’un nouveau monde où se côtoient les idéaux et l’absurde. La Cerisaie est ainsi un récit des derniers jours, des deuils et des inévitables nostalgies, des renouveaux – contingents et pourtant nécessaires.

Une famille russe fortunée et décadente vit à crédit. Un jour, le porte-monnaie est vide, pour de bon : la merveilleuse cerisaie et le domaine familial attenant doivent être vendus. La pièce raconte les retrouvailles familiales occasionnées par cette vente, l’impossibilité d’agir face au rachat inévitable et enfin le départ – libérateur. Dans cette pièce chorale se croisent une dizaine de personnages, parmi lesquels se détachent tout particulièrement Lioubov, la mère de famille à l’impossible nostalgie – incarnée par une Isabelle Huppert, subtile dans son interprétation d’une vitalité endeuillée – et Lopakhine, le fils de « moujik », c’est-à-dire de parvenu, cet homme aux mécanismes aveugles porté par le magnétique et effrayant Adama Diop.

Isabelle Huppert dans La Cerisaie d’Anton Tchekhov. Mise en scène Tiago Rodrigues.

Duel d’égo avec un mort

D’une beauté plastique incontestable, portée par un duo de musiciens qui ajoute à l’emmêlement des discours un magma sonore néo-expressionniste, la mise en scène de Tiago Rodrigues donne au drame d’un monde finissant cette vitalité acide tant désirée par Tchekhov. Elle doit beaucoup aux comédiens, dont les natures de jeu se complètent très harmonieusement.

Ce que le metteur en scène choisit de donner à voir, c’est l’intérieur d’une maison qui s’effondre – plutôt que la cerisaie elle-même. Une maison qui s’effondre, certes, mais dont la vie surgira, tout compte fait. On regrette néanmoins qu’il prenne le risque de surplomber le texte, voire de le distordre. À force d’effets tantôt réussis – à l’image de l’arrivée de la caravane familiale qui devient une exubérante fête de fin du monde –, mais plus souvent parasites, la mise en scène en vient à faire écran au plaisir de la narration. Par les saturations et les surlignages scéniques deviennent visibles les ficelles, parfois épaisses, des intentions de Tiago Rodrigues.

Pourtant, se confronter au texte de Tchekhov demande plus de modestie que de force. Quand la musique, trop forte, empêche d’entendre le superbe monologue final, quand les incises contemporaines provoquent les rires, on se demande si le dépoussiérage n’est pas un peu brutal. Du moins, un étonnant manque de confiance transparaît – comme si l’œuvre ne se suffisait pas à elle-même, comme si elle nécessitait un métadiscours.

À quoi bon le monde d’avant ?

Restent les joies d’un optimisme clandestin : Tiago Rodrigues et Isabelle Huppert, tous deux à l’origine du spectacle, ont le talent de faire de cette Cerisaie non une démonstration ou une ode à la nostalgie, mais une expérience sensible dont on sort vivifié. Ils nous racontent, l’un par la volonté incontestable de donner chair, l’autre par une qualité de jeu impressionnante, entre vide et trépidation – sur scène Huppert danse presque, d’une transe expiatoire – que si le pire est toujours certain, les mondes d’avant n’étaient pas si souhaitables. Et que, toute douleur passée, les mondes d’après recèlent d’inévitables joies.

©Odéon Théâtre de l'Europe

 
La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, mis en scène par Tiago Rodrigues. 2h10. Théâtre de l’Odéon (Paris). Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Jusqu’au 20 février 2022.

Article rédigé par
Hugo Mangin
Hugo Mangin
Journaliste
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